A chaque fois qu'elle tombait de sommeil, épuisée par sa condition, Andrea avait l'impression de retourner dans ces longs tunnels. Elle avait l'impression de s'y perdre pendant des heures, et de sentir la faim lui creuser douloureusement le ventre. Elle réémergeait régulièrement, pour se rassurer, pour s'assurer qu'elle était bien à l'infirmerie. Que le confort du matelas en-dessous n'était pas la force de son imagination, ou que l'odeur agréable autour d'elle n'était pas dû à des délires de son cerveau pour qu'elle survive.

Elle n'avait pas craqué cependant. Et elle n'avait pas parlé non plus. Pas même à Nolan de qui elle se sentait proche. Pas même à Lisandro qui venait voir régulièrement où elle en était, et si elle allait bien. Qui la distrayait en lui parlant de leur fille, pour permettre qu'elle se remette d'aplomb et se sente… Mieux. Elle n'avait parlé à personne de cette angoisse oppressante d'être à nouveau enfermée quelque part sans en trouver la sortie. Elle avait eu un regard pour Rafaël. Un étrange regard. Comme si… En plus de la fatigue et de la maladie, ils se comprenaient.

Et qu'ils n'avaient pas besoin d'en parler véritablement pour savoir ce que ça voulait dire.

Alors, Andrea avait resombré. Après un énième spasme de son estomac qui lui avait fait rendre son contenu, elle avait tourné de l'œil et s'était laissé happé par le noir. Ce fut la pression sur sa main qui la tira de cet énième cauchemar, de ces méandres interminables qu'elle avait parcouru pendant des jours. A la limite, elle trouvait presque l'épisode des ours rassurants en comparaison. Elle papillonna des cils, les posant sur la personne qui tenait ses doigts. Elle reconnut Corray, et dès lors, une vague la submergea, d'une émotion rassurée :

Tu es là, murmura-t-elle d'une voix affaiblie, enrouée par la fatigue.

Ses yeux sombres ne le quittèrent pas alors, elle voulut serrer ses mains, lui dire quelque chose. Mais Andrea se sentit happé par un vide immense sous ses pieds. Si grand, si fort. Elle avait tenu le choc face à Selene, face à Nolan, face à tout le monde. Parce qu'elle avait l'impression que si elle craquait aujourd'hui, elle ne pourrait plus jamais se relever, qu'elle n'en aurait pas la force. Mais pour autant, maintenant qu'elle le voyait, elle se sentit faible et impuissante. Quand elle perçut sur ses doigts les meurtrissures, elle eut l'impression d'être prise à la gorge et d'être confronté à son plus échec. Elle avait échoué, oui. Echoué à l'aider et le ramener à la maison.

Je suis désolée, Corray... articula-t-elle laborieusement. Ravalant un sanglot qui lui échappa quand même, Andrea sentit ses yeux s'embuer et les larmes couler sur ses joues creusées par le poids qu'elle avait perdu durant cette longue famine. Elle avait mal, elle était épuisée moralement, physiquement. Elle était à bout. On vous a cherché, on a tout fait pour vous retrouver... Je sais... Je sais qu'on vous a fait du mal...

Elle se justifiait, des maigres forces qui lui restaient pour le faire. Si elle en avait eu d'avantage, son ton aurait été frénétique.

Mais je te jure... Je te promets que j'ai tout fait... Pour sortir des tunnels rapidement, pour essayer, ajouta-t-elle en sanglotant davantage. Elle aurait aimé pouvoir se cacher dans ses mains et se libérer de sa peine. Mais elle ne le pouvait pas. Elle n'en avait qu'une qu'on lui tenait. Et elle sentait ses nerfs se fendre douloureusement.

Depuis combien de temps n'avait-elle pas pleuré ? Depuis combien de mois ne s'était-elle pas laissée aller à des larmes, pour dégager de son cœur tous ces mauvais sentiments qui l'oppressaient ? Andrea n'était même plus capable de compter, surtout pas maintenant que la fatigue l'éprouvait physiquement. Elle avait cependant l'impression que ces larmes-là étaient amères et mauvaises, comme de l'acide qui venait fondre sur ses joues et la briser d'autant plus. Elle était à bout oui, à bout, et elle éprouvait cette puissante émotion qui l'emplissait des pieds à la tête, un mélange terrifiant de culpabilité, de chagrin et de colère qui faisait dangereusement vibrer son crâne.

La vue brouillée par les larmes, Andrea laissa aller ses sanglots. Elle ne savait plus vraiment pour quoi elle pleurait à dire vrai, sans doute parce qu'elle arrivait psychologiquement à sa limite, et que ce qu'elle avait appris sur ce que Corray avait traversé lui brisait le cœur en plus de lui nouer le ventre. Mais elle pleurait pour elle-même également, sur son sort, sur le fait qu'elle ne se sentait plus assez forte pour tout ça, parce qu'elle souffrait de ne pas réussir à préserver les siens des malheurs qui arrivaient, parce qu'elle avait pris de mauvaises décisions peut-être qui avaient coûté si chères à des gens qui lui étaient précieux.

Dont lui.
Corray.

Elle rassembla ses dernières forces pour essuyer ses larmes, aidée par l'homme qui essayait de la soutenir comme il le pouvait. A ses propositions, elle secoua la tête. Elle se contenta d'une grande bouffée d'air pour tenter de s'apaiser. Mais son ventre était nouée solidement, sa gorge aussi, son cœur palpitait dangereusement. Sa respiration saccadée par l'émotion lui donnait l'impression d'hyperventiler. L'angoisse avec ça compressait douloureusement sa poitrine, Andrea se sentait inutile et incompétente, elle avait dès lors l'intime conviction que, qu'importait combien elle se battrait, elle ne pourrait rien changer face à des gens si forts et si déterminés.

Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? Demanda-t-elle d'une petite voix enrouée à son amant.

Ses yeux sombres se fixèrent sur lui, elle s'accrocha à sa main et tenta de reprendre une respiration apaisée. Sans véritable succès. Elle avait besoin de savoir cependant, même si c'était juste pour se faire du mal.

Le regard attristé d'Andrea se posa d'autant plus sur Corray. Il l'épargnait, gardant quelques détails des horreurs traversées dans sa besace sans doute pour faire en sorte qu'elle ne se porte pas encore responsable de ce qu'il s'était passé. Sauf que son imagination laissait faire pire, elle ne pouvait s'empêcher de croire que c'était encore plus grave que ce qu'il pouvait lui dire. Impossible de relativiser pour la jeune femme, qui détourna les yeux, rongée par la culpabilité. Pourrait-elle continuer à soutenir le regard de Corray dans ces circonstances ? La bouffée d'émotions qui la débordaient lui laissait entendre que pour l'instant, elle était tout juste une incapable.

Ne me mens pas, demanda-t-elle d'une voix suppliante.

Parce qu'elle n'y croyait pas. Elle ne pouvait pas croire que ça n'était pas grave, pas quand il admettait ensuite se faire du souci pour Selene. Et si Selene craquait, nerveusement, psychologiquement, intimement comme il le sous-entendait, ça n'était sans doute pas pour rien. Déglutissant péniblement, Andrea se réhaussant difficilement sur son coussin pour essayer d'avoir cette discussion. Pour la pianiste, elle devait se remettre rapidement. Même si actuellement, son corps entier était contre elle, peu désireux de l'aider à aller mieux.

Tu peux... Tu peux m'expliquer ce qu'il s'est passé ? Questionna-t-elle alors. Comment ils vous ont trouvé ?

Elle avait besoin de savoir tout. Les détails, l'endroit où ils avaient fini, pourquoi et comment. Ce qu'ils avaient appris, ce qu'ils avaient subi. Elle n'aurait pour l'instant que la version de Corray mais ça serait un bon début pour commencer quelque part. Se remettre dans ses vêtements de Leader ne pourrait que l'aide à se relever, elle le devait pour le reste de son groupe. Ceci étant, Andrea était fragilisée, par la situation et par les événements. Ces dix jours passés dans la pénombre avait durablement affecté son mental pourtant dur comme l'acier. Elle n'imaginait pas ce qu'il se passerait ensuite. Elle n'imaginait pas les responsabilités qui lui revenaient.

C'était New Eden mais... Tu les as reconnu ? Tu les as vu à George ? S'inquiéta-t-elle enfin.

Pourrait-elle les retrouver ? S'occuper d'eux ? Qu'il y aurait-il à dire pour la suite des choses au final ? A dire pour sauver les meubles à sauver...?