Elle l'écouta, les yeux plongés dans les siens, luttant contre la colère et la fatigue, la douleur avec ça. Son ventre n'était d'ailleurs qu'un concentré de tortures, vrillé, tordu par les crampes qui venaient la faire souffrir. Elle souffla longuement, réhaussé sur son assise, en fixant l'homme à ses côtés. Il tâchait d'avoir l'air détaché, mais Andrea était loin d'être sotte. Le concernant, elle savait. L'humanité et la sensibilité de Corray étaient loin, très loin des siennes propres. Peut-être parce qu'Andrea ne pouvait se permettre d'être aussi humaine que lui, pas avec les décisions qu'elle devait prendre pour le bien commun. On pouvait croire qu'elle ne ressentait rien, et il y avait des fois où elle avait l'impression qu'il valait mieux que ça soit le cas...

Mais elle posa sa main sur celle de Corray à sa dernière confession, et le fixa d'un regard perçant, profond, comme pour lui assurer qu'elle ne le lâcherait pas. A dire vrai, elle était soulagée qu'il lui dise ça, parce qu'elle ne savait pas ce qu'elle aurait pu faire pour trouver ces personnes. Et ça n'était pas seulement dans l'idée d'obtenir Justice. Puisqu'il n'était plus question de Justice dans son esprit : elle les tenait responsable de tout. De l'état de Selene, de celui de Corray, de sa douleur, des jours enfermés dans le noir à essayer de survivre. Andrea les aurait écharpé, tabassé, comme une vulgaire pinata, désossé dans l'idée de les réduire à rien du tout. A côté, le sort de Dread lui aurait paru plus doux...

Tu as fait ce qu'il fallait, lui assura-t-elle fermement.

Elle aurait aimé être capable d'un sourire, mais psychologiquement, Andrea était bien trop épuisée pour ça, bien trop fatiguée. Elle voulait évidemment assurer à Corray qu'il avait fait la bonne chose, mais on parlait de vies, de violence,... Et l'homme n'était peut-être pas en accord avec elle sur le sujet.

Si ces gens sont capables de telles choses, je... Un soupire lui échappa, comme si elle était à bout de souffle. Sa colère lui volait toute son énergie : Personne ne pourrait supporter qu'ils soient encore en vie, libre de se promener, libre d'agir et de recommencer, elle la dernière. Elle espérait qu'ils avaient eu mal, pour ce qu'ils avaient fait. Ils ne recommenceront plus, ils ne nous feront plus rien après ça, du reste, elle devrait s'assurer que New Eden ne les attaque plus jamais...

Elle le scruta longuement, lâchant sa main pour venir poser une main tendre sur sa joue. Elle ne pouvait pas lui dire mieux que ça, mieux que ce silence déférant qu'il y avait entre eux à cause des horreurs qu'ils avaient traversé. A des endroits différents évidemment, et de manières différentes également mais... Tout ça les avait marqué, il restait à voir jusqu'à quel point... Andrea se doutait que c'était pire que ce qu'ils pouvaient l'imaginer. Que plus jamais ils ne seraient les mêmes. Mais dans le déni, l'afro-américaine préférait donner l'illusion qu'elle était en maitrise, alors qu'elle ne contrôlait rien du tout.

Nous sommes partis à votre recherche, avec quelques uns du groupe de Marlon, expliqua-t-elle d'une voix basse, le souffle déjà court à l'idée de devoir encore parler autant. Son ventre devint encore plus douloureux l'espace d'une seconde, comme le souvenir des heures à mourir de faim. Ils nous ont tendu un piège et nous ont enfermé dans les égouts de Tacoma, ajouta-t-elle.

Elle ne donnait pas les noms, notamment parce que deux d'entre eux étaient mort, que le dernier allait être puni et devrait vivre avec sa conscience. Que tout ça n'était qu'un souvenir, ou devait l'être à terme, qu'une étape de la vie. Pour autant, Andrea avait encore l'impression d'être là-bas, elle peinait à quitter ces tunnels interminables, cette ambiance pesante, humide et froide.

Ces tunnels étaient longs, nous y sommes restés... Je ne saurais même pas te dire combien de jours en vérité... Elle était confuse encore, terriblement troublée par le temps qu'elle n'avait pas eu l'occasion de voir défiler. Combien de kilos avaient-ils perdu au passage ? La déshydratation sévère en prime, et la maladie maintenant. Et puis il y a eu la faim, la soif, la fatigue... Les ours...

Oui, les ours. Ce ne fut pas ça qui l'interrompit, mais plutôt cette violente nausée qui s'empara de son cœur puis de sa gorge. Son ventre tordu de douleur se crispa d'autant plus et elle eut l'impression qu'on lui infligeait un coup de poings dans l'estomac.

Je... Elle porta sa main à ses lèvres un instant : Je ne me sens pas bien, la suite fut précipitée. Le temps que Corray attrape la bassine, qu'elle se penche au-dessus pour rendre la bile qu'accumulait laborieusement son estomac, qu'il lui retienne les cheveux pour éviter le pire. Les spasmes de ses abdominaux, la brûlure dans son œsophage, tout ça l'épuisait encore plus que la malnutrition.

La brûlure de la bille lui faisait un mal de chien. Il y avait ça, et surtout le fait que son ventre était vide de toute façon, et que ça lui était douloureux de sentir ces spasmes lui retourner les entrailles si violemment. Elle suffoqua, l'intervention de Corray ne fut pas de trop pour retrouver l'appui du coussin derrière elle. Andrea n'aurait jamais eu la force de le faire toute seule de toute façon, à bout d'énergie, de tout, pour ça. Elle eut un regard plein de gratitude pour l'homme quand il lui tendit un verre d'eau.

Le fait de nettoyer sa bouche et de ne pas garder cette saveur acide sur la langue l'aida à se calmer. Elle était dangereusement déshydratée, avait perdu beaucoup de poids, était épuisé psychologiquement. Et lui la voyait dans cet état sans prendre peur. Décidément, Corray était un être humain extraordinaire. Elle se sentait chanceuse en cet instant.

Ce n'est pas de ta faute, fit-elle.

Ce n'était pas les souvenirs qui la faisaient vomir de toute façon, Andrea était plus forte que ça pour contenir ce qui la brisait intérieurement. C'était la maladie qui rongeait ses entrailles, elle s'en remettrait mais il lui faudrait du temps pour récupérer tout ce qu'elle avait laissé là-bas. Et ça n'était pas l'histoire de quelques kilos, c'était pire que ça.

Merci... souffla-t-elle d'une voix affaiblie.

Elle le regarda, les paupières lourdes. Elle se sentait partir évidemment mais tâchait de rester confiante car elle avait l'impression désagréable qu'il pourrait disparaitre à son réveil. Et ne pas rentrer cette fois. Tout ça lui était insupportable cependant, et elle amena sa main dans celle de l'homme pour le retenir un peu. Comment lui dire ? Elle n'était pas douée pour ces mots-là, elle ne savait pas comment les évoquer sans se sentir idiote. Mais là, Andrea était faible, et elle avait besoin de son soutien et de sa présence.

Tu veux bien... Elle hésita encore, avant de rassembler son courage : Tu veux bien rester avec moi ? Demanda-t-elle comme une enfant le ferait pour ne pas dormir toute seule quand l'orage tonne dehors.