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La vie était une chienne.

C’était ce qu’elle avait décidé, après mûres réflexions, lorsqu’il était devenu évident que Milow ne reviendrait pas. Cela faisait bientôt une semaine et elle n’avait toujours pas eu la moindre nouvelle. P’têtre qu’il était mort avec Connor, à peine deux jours après, chopé par une énorme vague de rôdeurs comme celle qui avait grogné aux murs de Nisqually en Mars. Elle se souvenait de la nuit d’angoisse qu’ils avaient vécu. Elle se souvenait du regard plein de fièvre de son frère, et c’était ce genre de souvenirs qui rendaient la réalité de son abandon plus difficile à accepter. Il l’avait fait sciemment, pensant probablement que c’était la meilleure chose à faire. Mais pour qui au juste ? Pour elle, pour eux, pour lui ? Quoi qu’il puisse se dire, Ryan savait qu’il avait tort. Parce qu’il l’avait fait sans la consulter, lui ôtant son libre-arbitre. Tout comme leur mère avait tourné des talons en pleine connaissance de cause, des années plus tôt.

Une pluie fine s’était mise à tomber sur Point Defiance Park, poussant tout le monde à prendre le reste de sa journée. Habituellement, ils ne se laissaient pas arrêter par la pluie, mais il fallait bien souffler de temps en temps. Et de toute façon, la soirée pointait déjà le bout de son nez, alors ils n’avaient pas perdu grand-chose. Tandis que les colons se rejoignaient dans la grande salle, Ryan était restée dehors, boudant le dîner. Allongée sur le dos sur le toit d’un mobil-home en réparation (un obscur problème de fuite, quelque part) elle laissait le crachin la recouvrir progressivement sans faire mine de résister. Heureusement pour elle, les températures étaient plutôt agréables en ce moment, l’été se faisait remarquer, et même si ses vêtements commençaient à être mouillés (son jean, surtout, la veste faisant écran pour l’instant) elle n’avait pas envie de rentrer se mettre à l’abri.

Milow était sûrement sous la pluie, quelque part, lui aussi. Pourquoi aurait-elle un traitement de faveur ?

Son crayon avait coulé sur sa joue gauche, elle l’avait étalé sans s’en rendre compte sur sa pommette lorsqu’elle avait chassé une larme clandestine. C’est fini, se répétait-elle en boucle, cherchant à s’en convaincre, depuis une dizaine de minutes. Milow ne reviendrait pas. Sa lettre d’adieux (ah, ah.) était la dernière chose qui lui restait de lui. Il n’avait pas été forcé par Connor, même si elle crevait d’envie de pouvoir le blâmer à cause de tout ça. Milow était grand, Milow était con. Il n’avait besoin de personne d’autre pour faire des conneries. Putain, c’était ça la fin des Lewis ?

Les talons fichés dans la gouttière, Ryan leva les bras pour poser ses paumes sur ses yeux fatigués. Le vrombrissement de la tôle frappée par les gouttes était presque apaisant. Elle expira jusqu’à ne plus avoir d’oxygène, et resta quelques secondes dans cet état de grâce avant que son cœur ne se mette à tambouriner violemment à ses oreilles. T’es en vie. Lui aussi. Tout va bien se passer. C’était un peu trop optimiste pour elle.

La jeune femme repoussa ses mèches brunes, collées à son visage par la bruine, et rouvrit les yeux vers l’allée en-dessous d’elle. Et remarqua à cet instant qu’un type la regardait. Avec la distance et le soleil qui se couchait, difficile de savoir de qui il s’agissait. Et malheureusement pour lui, elle n’avait pas vraiment envie d’avoir une audience pendant qu’elle se lamentait sur son sort. “Hey, John Doe, I’m watching the sunset. Go find another spot.” Fuck off, brûlait-elle d’envie d’ajouter, mais Jesse n’aurait pas aimé la voir se renfermer encore davantage sur elle si Milow et lui disparaissaient.

Fallait-il qu’elle se prépare à vivre pour des fantômes ?
Putain. Que c’était glauque.

Quel temps d'chien, j'regarde d'vant moi un court instant, à l'abris sous un p'tit arbre qui protège autant ma caboche d'la pluie qu'un casque d'poilus protégeait des obus, c'tait quand même plus beau dans l'coin quand y f'sait beau. Elrik d'vait m'attendre quelqu'part j'sais pas où, sûr'ment l'couteau entre les deux pour m'égorger parc'qu'j'avais encore oublié d'faire un truc.. bon c'vrai qu'j'exagérais et qu'j'oubliais souvent d'faire les dits trucs qu'y m'demandait mais j'suis qu'un homme, être incroyable voulait pas dire avoir une caboche qui fonctionnait comme une Ferrari Enzo.. pour être franc ça r'ssemblait même plus à une deux chevaux là-d'dans.

Bon, j'ai pas trop envie d'trainer par ici, surtout qu'si mon frangin veut m'descendre, l'reste du camp est pas du plus agréable non plus, tout l'monde est un peu sur les nerfs et v'là qu'moi et mon p'tit cul on s'traînait dans l'coin, vu la faune et la flore locale ça m'aurait même pas étonné d'me faire pincer.. pas b'soin d'préciser où.. et envoyé fissa au charbon et c'tait pas trop ma tasse d'thé d'servir de travailleurs pour d'gens qui font la gueule moi j'tais plutôt du genre Elvis Presley, j'faisais l'show pour divertir et l'reste du temps j'me laissais aller dans la vie, l'seule différence c'qu'j'bois pas comme un trou et qu'j'suis pas à moitié défoncé à j'sais pas quelle merde.

C'ci dit heureusement, vu d'jà comme j'suis taré, imaginez si j'me met à prendre d'aut'trucs qui font délirer. J'suis sûr que y aurait moyen d'écrire un super truc.. genre Very Bad Trip mais avec plus de viscères et de trucs qui giclent. J'fais quelqu'pas sur la terre qui commence doucement à s'imbiber d'eau comme un poivrot un soir de Saint Patrick et j'avance, à la r'cherche d'quelque chose pour m'occuper, quelqu'chose qui m'fera penser à autre chose et qui m'permettra surtout d'éviter d'me retrouver à faire une quelconque sorte d'travail. En fait, j'crois que c'tait surtout ça la caractéristique principal des gens qui m'intéressaient dans l'immédiat.

J'pousse un soupire en même temps qu'un joli sourire s'fige sur m'lèvres, j'sais même pas pourquoi, ça m'fait juste marrer d'savoir qu'j'fais plus d'efforts pour éviter de faire des corvées que pour les faire elles-mêmes.

Quelques minutes à tourner en rond et j'entends l'glas sonner, c'l'heure du diner mais y a rien qui m'donne envie d'y aller, j'vais p'têt attendre un peu, si Elrik y est, j'risque d'encore prendre la branlée d'ma vie et c'pas franch'ment mon délire d'me faire taper. J'fais quelques pas vers l'diner sans trop s'approcher du bâtiment concerné avant d'remarquer un truc, y a une fille qui s'prend pour Calamity Jane à monter sur l'toit d'un truc où même moi j'aurais pas foutu l'pieds, j'dévisage la scène un instant, j'suis pas sûr d'ce qu'j'dois faire bien qu'mon cerveau dans primalité débinimale m'dit d'la faire tomber.. nan, faut être bien éduqué surtout quand on est comme moi.

J'veux dire, surtout quand on peut avoir l'moitié du camp sur l'coin du cul en moins de temps qu'il en faut pour claquer des doigts. Pis, elle m'jette un r'gard, j'en avais vu des sales gueules mais alors elle, elle en tenait une sacrée couche, on aurait dit qu'elle était passée sous un train et pas l'genre d'train électrique comme les bobos l'faisaient à Seattle.. nan, l'vrai train à vapeurs vu l'traces sous les yeux où il lui restait même un p'tit peu d'charbon. Quelques mots s'échappent de ses lèvres et c'pas franch'ment c'qu'j'aurais aimé, pas un seul compliment même pas un p'tit bonjour, juste un dégage joliment exécuté mais j'suis pas du genre à m'dégonfler moi pis j'suis curieux maintenant alors j'rentre une main dans la poche d'mon jean pour avoir l'air plus cool, c'mon père qui m'a appris quand j'tais p'tit et j'la dévisage un instant d'plus.

"T'as une sale tête pour ton Romeo, Juliette." J'peux pas m'empêcher d'faire c'genre d'vannes quand quelqu'un est en hauteur, sans doute qu'c'parce qu'c'une des seules pièces qu'j'connaisse... "J'veux dire une vraiment sale tête, t'as du passée un sale quart d'heure, t'as vu l'p'tit oiseau d'Lisandro c'ça ?" J'peux pas m'empêcher d'sourire avec c'te vanne, j'lui offre un sourire aussi sincère qu'un gouverneur d'état peut l'être sur sa fiche d'impôts avant d'continuer d'essayer d'faire la conversation.. notamment parce qu'ça m'fait gagner du temps.

"Qu'est-ce qu'y t'fais louper l'repas ? Toi aussi t'as un frangin qui va t'descendre parce que t'as pas fais ton d'voir fraternel ?" J'lui parle naturellement mais pour être franc, j'l'ai pas encore r'connu, sa tête m'dit un truc.. du moins un air qu'j'connais mais j'arrive pas à savoir qui.. sans doute qu'si j'l'savais j'lui parlerais pas comme ça mais bon, elle a déjà l'air aussi heureuse d'être là qu'un hérisson d'vant des phares de bagnole alors autant essayer d'la détendre comme on peut.

Pis j'fais quelques pas, avec un éternel sourire charmeur au coin des lèvres.

Le son de la pluie fut couvert par la voix du type. Yeux rivés sur sa silhouette, Ryan prit le temps de l’écouter parler. La façon dont il mâchait les mots, le ton pour lequel il avait opté, et est-ce qu’il venait de mettre sa main dans sa poche arrière, là ? Celui-là ne semblait pas déborder d’esprit chevaleresque. Au contraire, il avait l’air de s’en foutre complètement du sexe de son interlocuteur. Au moins, ça la changeait. Dans le No Man’s Land, ils étaient plus nombreux à lui ressembler qu’à s’inspirer de la bonne volonté de Nolan ou d’avoir un quelconque code de l’honneur. Toutes les personnes qui militaient autrefois pour l’égalité des genres devait se réjouir maintenant. Bien évidemment, il restait toujours moins de viols sur les hommes que sur les femmes, mais ils avaient tous le même pourcentage de chances de se faire éclater le crâne ou mordre une fois à l’Extérieur. Elle appuya ses paumes sur la tôle (imitation tuiles) du mobil-home pour se redresser légèrement, prenant garde à ne pas glisser bêtement de son perchoir. Ce serait vraiment con de s’écraser la tête la première dans la boue. Pas vraiment léthal, ceci dit, sauf pour son égo.

“Fuck Juliet, she dies at the end. I’d rather be Rapunzel in her tower ; but I don’t need some white knight to rescue me. Men are overrated. And this, this is warpaint, not ruined makeup.” Sa petite blague grivoise ne l’avait pas franchement fait sourire. Néanmoins, elle trouvait cet échange presque… familier. Cela lui rappelait presque sa bande de bras-cassés, ceux qu’elle se traînait au lycée quand tout les autres s’amusaient à jouer les hypocrites pour la société. Ouais, des « pas-franchement-populaires », mais pas forcément de mauvais bougres. En tout cas, la plupart du temps (et envers Ryan, surtout). All my friends are heathen take it slow…

Heureusement pour Roméo et Juliette, la pluie n’était vraiment pas méchante. C’était davantage de fines gouttes qui tombaient à vitesse irrégulière qu’un vrai rideau. Sans cela, elle ne se serait pas risquée au départ à monter sur le toit glissant et ils seraient déjà totalement trempés. Mais cela n’allait pas tarder à changer si l’on se fiait à la masse nuageuse qui s’avançait vers le fort, engloutissant les derniers rayons du soleil mourant à l’Ouest. Son entrevue avec elle-même arrivait à sa fin. Ryan écarta les jambes pour jeter un œil vers le sol, fit la moue. Elle avait fait pire. De toute façon, monter lui avait toujours paru plus compliqué que descendre. En un mouvement fluide, elle releva ses talons pour laisser son corps glisser naturellement sur la tôle et prépara son corps à absorber le choc. Muscles relâchés, genoux légèrement pliés, jambes assez proches. La clef du succès résidait cependant en l’atterrissage en lui-même. Il fallait que les pieds soient presque à plat, mais que l’appui réside sur la pointe. Ainsi, le plus gros du choc était réparti et ne subsistait qu’un coup à faire claquer la mâchoire – elle s’était déjà mordu la langue plus d’une fois, alors elle faisait attention désormais. Le mobil-home n’était pas bien haut, de toute façon.

Avant qu’elle ne descende, il l’avait interrogée sur les raisons de son exil forcé et elle avait volontairement délayé sa réponse. Une colère sourde tapait ses tempes en repensant à la lettre de Milow, rangée dans le carnet rangé à l’intérieur de sa veste. Peut-être qu’il avait soulevé un point intéressant sans s’en rendre compte. Peut-être que Milow était parti parce qu’elle n’avait pas fait son d’voir fraternel. Ryan essuya ses joues et les marques de crayon s’effacèrent en grande partie grâce à la pluie, puis elle frotta ses mains sur ses cuisses. La scène en elle-même (le saut et l’atterrissage) n’avait duré que quelques secondes, durant lesquelles elle avait continué à le regarder du coin de l’œil. Il n’avait pas l’air méchant en soit, de toute façon elle doutait que les gens de The Haven laisseraient une crevure rester parmi eux, ceci dit il ne collait pas au profil du colon habituel. Il ne lui semblait pas l’avoir déjà vu, même maintenant qu’ils étaient plus près – après tout, elle ne surveillait pas toutes les fréquentations de Milow, même ici – mais cela ne voulait pas forcément dire qu’il venait tout juste d’arriver. Mâchoires serrées, elle secoua enfin la tête pour répondre à sa question et fourra (elle aussi) ses mains dans ses poches. De sa veste, elle.

“My brother is an asshole.” Il le méritait, où qu’il soit. C’était amplement mérité. Et si elle l’avait sous la main, elle lui ferait ravaler sa lettre d’adieux. “You don’t look like you’re from here, by the way.” Moi non plus, probablement. “Listen, I’m all for bonding and everything, but I’m not in the mood. So, goodbye John Doe.” Index et majeur sur la tempe gauche, Ryan lui lança un salut militaire désinvolte et pivota des talons en direction de la grande salle. Elle comptait prendre tout son temps pour y aller afin d’éviter un maximum de monde. Et non, elle ne voulait pas tailler la bavette en chemin. Sauf que les gens font rarement ce qu’on attend d’eux. Elle le savait bien, après tout elle faisait partie de ces emmerdeurs.

J'jamais été trop sûr d'mo.. qu'est-c'que j'raconte, j'suis toujours sûr d'moi mais c'te fille elle a la tête d'un soldat d'Fredericksburg mais sans les coups d'canons dans la gueule qui vont avec alors j'me permet d'jouer un peu avec, sûr'ment qu'plein d'gens parfaitement sain d'esprits m'auraient dit qu'j'suis taré mais comme j'ai l'habitude, j'peux qu'être d'accord avec eux. T'façon, moi, j'me cherche pas une nouvelle pote, j'cherche juste quelqu'un pour m'occuper l'temps de, après tout à choisir entre Wednesday Adams et Elrik, j'préfère encore une gothique qui tire la gueule à toute occasion, disons qu'elle a deux arguments d'plus qu'mon frangin pour m'occuper les yeux au pire d'pire.

J'la dévisage quand même, à l'recherche d'une réaction façon Teresa, j'suis fort mais j'suis pas sûr d'survivre si j'me mange une tuile dans l'gueule pour être honnête, j'ai la tête solide mais sûr'ment pas à c'point-là. Seul'ment y a rien qui vient, el's'projette juste pour descendre sur l'sol tandis que j'la r'garde faire, Bon, au moins elle a pas l'grâce d'un pélican c'déjà ça faut être franc. J'la découvre un peu plus même si'j'm'contente d'lui offrir un sourire gentilé en l'r'gardant faire, j'vais pas lui offrir un bonbon pour avoir réussi mais j'pourrais y penser pour m'moquer d'elle, après tout y a qu'comme ça qu'on forge des amitiés n'est-ce pas ?

Ouais, p'têt pas.

Surtout, qu'elle m'répond et qu'c'est pas la réponse l'plus friendly que j'ai eu d'ma vie pour être honnête, bon c'pas l'pire non plus faut êt'franc. Mais l'd'moiselle veut être Raiponce et j'la dévisage, p'tain d'jà Raiponce est all'mande et pis elle est blonde et pis elle a l'cheveux vach'ment plus long, si el'veut s'comparer à une blondinette être plus proche d'Francis Farmer qu'd'une princesse Disney. Mes deux billes restent un instant d'plus posé sur elle pendant qu'mes lèvres maintiennent c'sourire un tantinet moqueur qu'les demoiselles détestent tant : "T'une genre d'émo gothique d'quinze ans ou bien ?" Parce qu'la j'suis plus proche d'retrouver mes années lycées qu'aut'chose surtout quand ell'm'dit qu'j'suis surcoté j'suis limite outré par c'te phrase en y réfléchissant bien.

Entre temps, elle m'a parlée d'son frangin et elle essaye d'se faire la malle, j'suis pas trop d'accord là-d'ssus, on m'dénigre pas et on s'barre pas s'en sortir comme ça, faut pas rêver non plus, j'suis pas un paillasson. Alors quand elle m'fait signe qu'elle s'barre j'la suis avant d'lui lâcher un truc qu'les filles comme elle d'teste en général : "Hey, sweetheart " Normal'ment, c'le moment où j'vais m'en manger une mais c'sera pour la bonne cause alors ça m'dérange pas trop : "J'sais pas trop bien c'que tu branlais s'r ton toit, et pis ça m'regarde pas, mais faut pas faire la gueule comme ça aux gens, j'suis pas un méchant moi, enfin pas trop." J'réfléchis un instant d'plus avant d'continuer : "En plus, j'sais pas c'que c'est du bonding..." Ouais ça c'vrai, j'sais toujours pas c'que c'est. "Mais ça a l'air chouette, on peut jouer à ça s'tu veux, j'ai du temps à tuer et t'as b'soin d'un ami d'toute évidence." Pour être franc, j'crois qu'j'm'en branle un peu qu'elle ait b'soin d'un ami, moi, j'ai b'soin d'rester en vie.

Ryan leva les yeux au ciel quand elle entendit la remarque d’Ashton. “T’es un genre de fratboy patriotique ou bien ?” lui retourna-t-elle avec un sourire cynique. Bah quoi ? Il l’avait cherché. Son accent lui rappelait une fille qui avait été transférée d’Arizona à l’époque où elle était au lycée. Elle n’était pas méchante, mais son sens presque radicalisé du devoir envers la terre promise américaine avait maintenu Ryan à distance. Elle n’aimait pas se mêler de politique ou se dire que parce qu’ils étaient Américains, ils étaient meilleurs que le reste du monde. Probablement qu’en Europe ils subissaient les mêmes merdes qu’eux pour ce qu’ils en savaient. Peut-être que là-bas, ils s’en sortaient mieux. On peut rêver… Elle avait à peine fait trois pas que le crissement des semelles derrière elle lui indiqua qu’elle avait échoué à se débarrasser du type. Alors comme ça, il sortait même les surnoms clichés ? Il fallait qu’elle le fasse changer d’avis. Même si visiblement il avait plus besoin d’un ami qu’elle. Franchement, pour quelle raison lui collerait-il au train sinon, malgré la pluie et son air renfrogné ? Il n’était pas juste obstiné, il cherchait une excuse. Une distraction. Et elle n’était pas d’humeur pour ça.

“T’as raison sur un point, fratboy : ça te regarde pas.” Elle tenta de le rabrouer, mais il continua sur sa lancée en prétextant ne pas savoir ce qu’était le « bonding² » et si son premier réflexe fut d’accélérer le pas, elle se ravisa en pensant à quelque chose. Tout en avançant, elle tourna sur elle-même pour lui faire face (et continua sa marche en arrière) et scruta son visage. “Vraiment ?” Ryan, les mains dans les poches de sa veste, écarta les bras l’air surprise. “Un grand gaillard comme toi, tu sais pas ce que c’est ?”

Elle joignit ses poignets devant elle, sortant ses dextres pour l’occasion. Ryan referma les doigts en poings pour donner l’illusion qu’elle était attachée par des menottes invisibles. “Aucune de tes conquêtes n’avait ce genre de petit kink ?” Sourire sarcastique, un brin séducteur pour la forme. Peut-être que ça le mettrait mal à l’aise. Ou peut-être que ça aurait l’effet inverse. Elle rajouta : “C’est pour ça que je préfère mes chevaliers en armure blanche plus dociles, perso’.” Ryan laissa ses bras retomber le long de son corps et pivota pour se remettre dans le sens de la marche. Elle haussa les épaules, pinçant les lèvres. “Peut-être que si t’es sage et que tu me laisses tranquille, je t’apprendrai, sweetheart.” Il n’était pas le seul à pouvoir être condescendant et un brin sexiste.

Elle espérait que ça suffirait à le faire partir. Elle y croyait vraiment.
Sauf qu’il était plus têtu qu’elle ne le pensait.

Putain j'avais aucune idée d'c'qu'ça voulait dire fratboy mais ça avait p'l'air d'êt'l'truc l'plus cool qu'elle ait vu d'sa vie apparemment. Pourquoi l'gens m'comparaient toujours à des trucs qu'ils aimaient pas ? Y a jamais personne qui m'avait appelé j'sais pas Porsche Carrera ou juste Skittles t'vois ça ç'm'plairait comme comparaison, c'toujours des trucs méchants pour l'instant, à croire qu'les gens ont oublié qu'j'avais un cœur qui battait quelqu'part en-d'ssous des six centimètres d'crasse qui traînait dans l'fond d'ma poitrine rocailleuse. Alors j'hausse les épaules pour r'pondre à ma nouvelle copine sans vraiment s'voir c'qu'elle voulait dire mais d'toute évidence j'allais pas lui confier j'comprenais rien vu qu'elle avait l'air aussi sympa qu'une porte d'isolement au fin fond d'une prison d'l'Arkansas où il fait 58 degrés en été.

N'empêche qu'm'p'tite amie, fin c'pas l'bon terme mais maintenant qu'on s'est insulté une fois on est un peu copain, elle m'souligne qu'j'fais pas d'pas avoir grand chose à fout'd'c'qu'elle foutait perchée sur son toit quelques instants avant, ouais, si c'pour m'faire m'intéresser à sa vie minable ça m'intéresse pas vraiment pour êt'honnête, c'même plutôt l'contraire dans l'immédiat, ça m'donne plutôt envie d'la taper. M'enfin comme j'suis galant et un excellent parti j'vais quand même pas l'taper, ma mère s'rait pas contente si elle était encore en vie, quoiqu'j'préférais qu'elle le soit parc'qu'elle viendrait m'hanter et j'suis moyen chaud, j'ai peur d'fantômes.

"Franch'ment j'en ai aucune foutre idée." Qu'j'lui réponds quand elle m'd'mande si c'vrai et si j'sais vraiment pas c'qu'elle m'raconte.. Bah ouais, j'sais pas c'que c'est moi, j'tais qu'en première année quand tout c'bordel a commencé, l'école a pas eu l'temps d'tout m'apprendre même si j'suis déjà vach'ment en avance sur mon âge.

Ell'm'fait un signe comme si elle s'attachait avant d'me d'mander si aucune d'd'moiselles qu'j'avais mis dans m'bras avaient jamais eu l'idée d'faire ça : "Bordel, j'sais pas d'où tu sors mais chez moi, l'menottes c'pour les gens qu'ont commis d'crimes ou les homos pas pour l'gens normaux." J'veux dire, l'saint Dieu nous a pas mis sur c'te terre pour s'attacher les uns aux autres. Avant qu'el'm'précise qu'elle préfère les chevaliers en armure blanche, p'tain, faudrait qu'j'lui dise qu'j'suis quand même pas là pour la sauter, j'veux dire, si c'tait l'contraire j'aurais déjà sortis mes plus beaux atouts et elle s'rait contre un mur à trembler d'plaisir hors c'pas l'cas.

Surtout qu'elle m'fait à moitié du rentre d'dans, ça m'fait flipper : "Eh moi, j'suis juste v'nu pour t'taper la discut' gentiment et s'voir pourquoi t'avais l'air d'chialer tes grands morts d'puis taleur, si j'ai envie d'te sauter.." J'laisse un temps passer pour l'regarder de haut en bas avant d'contineur : "J'te f'rais parvenir une invitation par lettre promis." M'enfin, j'la dévisage un peu plus : "Alors, au lieu d'essayer d'me faire du rentre-d'dans avec tes pulsions étranges, s'tu me disais pourquoi t'ressembles au monstre d'Frankenstein ?" Pour être franc j'm'attends pas à grand chose d'elle mais j'veux quand même lui donner une chance, surtout qu'el'm'fait toujours gagner du temps : "Si ça peut'rassurer l'amie, moi j'esquive l'r'pas parce qu'j'ai encore fuis m'taches pour l'camp et qu'j'vais m'faire descendre si j'me pointe." J'écarte l'bras après c'te révélation tonitruante : "S'ayez, tu peux m'raconter tes malheurs maint'nant." Ma phrase r'ssemble à une évidence mais j'me doute bien qu'ça va pas l'être, l'd'moiselles d'ce fort sont compliquées.

Ce type était têtu, impossible de le nier. Ryan crevait d’envie de simplement lui hurler de dégager, mais plus il parlait, plus elle doutait du résultat. Il avait probablement l’habitude qu’on lui aboie dessus, voire même il n’attendait que ça présentement. Son attitude, en tout cas, provoquait sûrement ce genre de réaction. Elle serra les poings, ses ongles s’enfonçant dans sa paume, réfrénant les pulsions colériques qui l’envahissaient. Pour sa défense, l’état émotionnel de Ryan était actuellement grandement perturbé par le départ récent de Milow. Partagée entre la rancœur et l’inquiétude, elle tentait de transformer tout ça en simple colère à l’égard de son frère, néanmoins l’exercice était plus difficile quand on venait lui briser les noix la forcer à discuter. Elle roula exagérément des yeux, n’étant pas franchement ravie de son commentaire au sujet des menottes. « Les gens normaux » ? Il vivait au siècle dernier ou quoi ? Pourtant, il avait l’air d’avoir à peu près son âge. Peut-être qu’il était issu d’un milieu catholique strict… Elle lui jeta un coup d’œil en biais. Ou peut-être qu’il a juste un point de vue différent. Ce qui en soit n’était pas une mauvaise chose, sauf s’il commençait à pointer du doigt les homosexuels ou les gens « pas normaux. »

Sa petite moquerie tombée à l’eau, Ryan reprit un air renfrogné qui collait assez à son maquillage de guerre. “C’est ça, envoie-moi un télégramme si jamais.” Pas sûr qu’elle le lise, ceci dit. Quand il la compara au monstre de Frankenstein, elle eut deux réactions. La surprise, tout d’abord, qu’il ait ce genre de culture – bah ouais, la première impression n’indiquait pas forcément ça – et l’agacement d’avoir encore du crayon probablement écrasé sous l’œil et les pommettes. Faisant la moue, la jeune femme tenta d’enlever l’excès en s’essuyant le visage avec la manche de sa veste (heureusement noire) pendant qu’il reprenait la parole. “Mmh… ” Maintenant c’était son tour, c’est ça ? Elle termina sa toilette sommaire en se pinçant l’arête du nez, réfléchissant à toute allure. L’envoyer chier ne servirait à rien. Il lui ressemblait un peu sur ce point : ce n’était pas parce que les autres étaient désobligeants qu’il jetterait l’éponge. En partie, sûrement, parce qu’il devait aimer ce genre de conflit verbal – en tout cas, c’était son cas à elle. Et visiblement, elle devait aussi lui servir de distraction pour qu’il continue d’éviter le repas. Et les éventuelles remontrances de son frère, à en juger par son entrée en matière.

C’était, d’un autre côté, un total inconnu. Elle n’avait pas le souvenir de l’avoir déjà croisé ou remarqué, et elle n’avait par conséquent aucune envie de se confier à lui. Mais dans son état actuel, Ryan était également incapable de forger le moindre mensonge. Cela demandait de la réflexion, un certain sang-froid si l’on voulait être convaincant, et un esprit clair pour imaginer des mensonges valables. Or, clairement, elle n’avait rien de tout ça actuellement. Serrant les mâchoires, elle soupira de frustration, passa une main sur son front en ramenant ses mèches en arrière et lâcha finalement : “Mon frère s’est fait la malle y’a une semaine. Il… J’sais pas. Il s’est pas intégré.” C’était plus simple que d’épiloguer sur le fait qu’il se sentait mal de déambuler dans les rues du foyer de son frère qu’il avait tué involontairement. Plus simple que d’essayer de comprendre pourquoi il pensait qu’il s’en sortirait mieux dehors – sans elle.

La pluie semblait s’intensifier, alors Ryan pressa inconsciemment le pas afin de trouver un abri où ils pourraient ralentir. Elle ne voulait toujours pas de la compagnie d’Ashton, mais elle ne voulait pas non plus aller manger tant que tout le monde y serait. Autant couper la poire en deux, non ? “Milow ne reviendra pas. Et j’ai pas la moindre foutue idée de comment le retrouver.” Donc, ouais, elle avait de quoi être en rogne. Ou en tout cas, de donner le sentiment d'avoir été brossée à rebrousse-poils.

Elle aiguilla leur marche sur le rebord d'un mobil-home, ce qui leur évita de finir totalement trempés lorsque les gouttes se mirent à marteler la tôle. Magnifique… Ils étaient presque coincés, là, non ? Elle n'avait pas envie d'attraper une pneumonie. Et elle n'avait rien pour éviter ça. A part si elle se servait de sa veste, peut-être, mais rien était moins sûr. S'appuyant près de la gouttière, Ryan croisa les bras sous sa poitrine, fusillant du regard le rideau de pluie. La vie était vraiment une chienne jusqu'au bout avec elle. “Tu t'appelles comment ?”

Jesse aurait au moins essayé d'être civilisé.