Si la réponse de Phelbs paraît sincère, cela n’empêche pas Ellie d’être dubitative. Elle a du mal à croire qu’une femme qui dirige un camp de cette importance se contente d’accepter un refus avec un sourire. Elle a forcément dû, à un moment ou à un autre, contraindre certains de ses comparses. Peut-être pas pour des missions similaires, mais pour d’autres choses. On ne mène pas une telle communauté sans quelques menaces. Curieusement, Ellie n’a pas vraiment envie de tester cette limite. C’est autre chose que d’essayer de forcer la main à Oxana. Si Phelbs n’a pas vraiment de moyen de pression la concernant, il lui reste toujours la torture. Et la brune n’est pas sûre de vouloir découvrir son degré de résistance à la douleur.

D’autres secteurs, hein ? Certainement pas aussi intéressants, j’imagine, fait-t-elle, faussement pensive. En vérité, la perspective de mettre le pied dehors, de retourner à son ancienne vie, l’excite bien plus que celle de rester ici et de cultiver des carottes. D’une certaine manière, elle a cru comprendre que la valeur des gens se mesuraient à leur efficacité sur un champ de bataille, et de toute évidence, elle ne vaut pas grand-chose aux yeux de certains. Être un poids mort ne l’intéresse pas – du moins, pas ici. Pas quand elle n’est qu’un nom sur un dossier, et une liste d’informations impersonnelles.

Véritablement songeuse cette fois, Ellie laisse son regard dériver sur le bureau de Phelbs. Malgré sa solidité, il semble ployer sous les dossiers. Aucune erreur possible : l’ancienne avocate est une femme occupée mais surtout, une femme qui réfléchit. Une femme qui sait où elle va, qui sait comment s’y rendre et quoi – ou qui – employer pour y arriver. Cela, Ellie ne peut que l’admirer. Elle comprend aussi que Phelbs ne lui fait pas une fleur en lui proposant cette mission. Elle ne le fait pas parce qu’elle a entendu dire qu’Ellie s’ennuyait. Elle le fait parce qu’à ce moment précis, pour ce coup précis, elle est la pièce qu’elle a besoin de jouer pour avancer dans sa partie contre New Eden. Reste à savoir si elle est un pion, sacrifiable à souhait, ou une dame.

Relevant le nez, Ellie hoche lentement la tête. Laissez-moi quelques jours, et je reviendrais avec une réponse. Elle a déjà une petite idée de cette dernière, mais elle doit tout de même peser les pour et les contre. Comme la rousse l’a souligné, ce n’est pas une décision anodine, qu’elle peut prendre sur un coup de tête. Pour une fois, Ellie doit être sûre d’elle avant de se lancer. La précipitation, dans cette situation, pourrait lui coûter cher.

Pressentant que l’entretien touche à sa fin – il n’y a, après tout, pas grand-chose à rajouter – elle se lève de son siège et se prépare à partir. Mais au dernier moment, elle se fige, et se tourne vers Phelbs. Si je suis capturée… Vous viendrez me chercher ? Cette fois, elle espère clairement une réponse affirmative. Claire, net et précise. Sans équivoque, sans détour. L’assurance qu’elle ne se lance pas dans une mission suicide ; pas totalement.

- Je vous en prie, acquiesça l’avocate alors que sa cadette lui demandait les quelques jours de réflexion qu’elle avait proposé, venez-moi me voir lorsque vous serez sûre de vous.

Même si June présumait de la réponse de son interlocutrice, elle prévoirait tout de même un plan B – et un plan C. Elle avait besoin d’yeux et d’oreilles plus implantés à Seattle que ses quelques membres de passages occasionnels. Il y avait toujours Roza, dont elle ne doutait pas que les attaches seraient difficiles à rompre, mais elle ne pouvait plus faire confiance en la russe comme l’une des leurs. Elle avait choisi de partir, donc elle avait choisi cet autre groupe. La quadragénaire ne ferait pas à 100% confiance à une personne qui avait bafoué son allégeance. La tatoueuse avait servi, jusqu’à la fin, puis avait été reléguée. Point final.

Les prunelles d’émeraude de June détaillaient Ellie qui, sur le point de s’en aller, s’était figée pour poser une autre question. Serait-elle secourue si elle venait à se faire capturer ? La vérité, c’était que la réponse dépendrait évidemment des circonstances. Les indices qu’on aurait sur sa disparition, la disponibilité des ressources et du personnel, la rentabilité de l’opération… pour l’instant, dans la mesure où sa cadette était à l’essai, la rouquine ne pourrait dire si elle valait le coup d’une mission sauvetage. Une esquisse de sourire de connivence fendit son visage d’opale avant qu’elle ne réponde :

- Si vous êtes capturée, comme toujours : je ferai de mon mieux pour résoudre la situation.

*

24 août 2021 •

Ellie avait finalement accepté de retourner jouer son rôle au motel et l’ironie de la situation voulu qu’elle revienne vers June tout juste un mois après son départ. Lorsqu’on lui avait appris que son espionne avait accosté à Fort Ward, l’avocate avait pressenti que quelque chose n’allait pas : l’accord ne prévoyait pas des rapatriements à l’improviste et de surcroit, ça tombait à peine deux semaines après Glenwood. La quadragénaire avait cessé de croire aux coïncidences depuis bien longtemps, l’arrivée de la trentenaire dans son bureau était donc de nature à lui faire serrer les dents.

- Ellie, la salua-t-elle d’un hochement de tête, l’invitant à s’asseoir, il y a un problème ?

Il ne lui avait pas fallu longtemps pour décider de retourner le plus rapidement possible sur l’île. Embarquant avec la dernière expédition, la brune avait passé le trajet à se ronger les ongles au sang, râlant contre la lenteur du bateau. A ce rythme, elle serait sans doute allée plus vite à la nage. C’est avec un soulagement non dissimulé qu’elle saute à terre, sans même remercier le capitaine, et se met à courir en direction de la maison de Phelbs.

Entrant comme une furie dans la maison, elle grimpe quatre à quatre les marches de l’escalier et s’engouffre sans s’annoncer dans le bureau de l’ancienne avocate. Essoufflée, elle reste un instant à fixer la quarantenaire, une main sur le côté, avant de piocher la lettre dans son sac et de l’abattre sur le bureau entre elles.

Vous êtes dans une merde noire, ma’am. Son ton ne laisse aucune place au doute : elle est sérieuse. Très sérieuse. Le fait même qu’elle se soit déplacée, au lieu d’attendre sa rencontre avec Indiana, suffit à le prouver. Faisant glisser la lettre vers June, elle l’incite à la prendre, et à la lire.

Celle-ci s’exécute et, seulement alors, Ellie se laisse tomber dans un fauteuil. Ses yeux dorés plantés sur Phelbs alors qu’elle parcourt silencieusement le contenu de la missive, Ellie s’interroge. Quel genre d’attaque ces connards peuvent-ils envisager ? Aérienne, oui, c’est certain. Mais dans quelle mesure ? Combien d’avions ? Des bombes ? Trop de questions sans réponse, trop d’incertitudes.

Nerveuse, Ellie croise les jambes et bat une mesure imaginaire, pianotant sur le bras du fauteuil. Elle ne cracherait pas sur un verre d’eau, tant sa bouche et sa gorge lui paraissent sèches, parcheminées. Mais quelque chose lui dit que c’est le cadet des soucis de Phelbs, pour l’instant. Celle-ci ne paraît pas pouvoir détacher ses yeux du papier qu’elle tient entre ses doigts. Pour un peu, Ellie pourrait presque apercevoir les rouages s’activer à toute vitesse sous la masse des cheveux roux. Et il y a de quoi réfléchir, c’est certain. Elle-même n’a pas arrêté d’y penser, pas une seule seconde, depuis Seattle. Et une seule solution s’impose à elle : l’évacuation.  

June n’avait pas tergiversé en voyant la missive s’abattre sur son bureau. Elle l’avait attrapée et l’avait lue, plusieurs fois. Il fallait que les mots s’impriment dans son esprit, qu’elle soit certaine de comprendre. New Eden prévoyait d’attaque. Si elle sut conserver son apparence de marbre, son regard s’égara dans un néant de pensées et de réflexions. Que faire ? Par où commencer ? Leur position insulaire était un avantage, mais pas dans le cas d’une attaque aérienne. Même s’ils étaient préparés cette fois, l’avocate n’avait aucune vraie idée de ce que représentait la force de frappe de leurs ennemis dans cette configuration.

- Vous êtes sur la même île que nous, rappela froidement la quadragénaire – donc Ellie était aussi dans une « merde noire » comme elle disait, c’est du bon travail, la félicita-t-elle malgré tout, ces informations étaient cruciales, vous avez autre chose ?

June préta un grand intérêt à ce que sa cadette avait à lui rapporter. Pas un moment, elle ne lui porta un regard supérieur ou un jugement en raison de sa condition. Ce n’était pas un secret que pour revenir avec ces nouvelles, son espionne se prostituait dans la métropole. Mais à cette heure, elle était surtout un élément précieux à la communauté. La rouquine lui dit même, juste au moment de lui dire au revoir, l’invitant à retourner prendre son porte. Retour qui sera malheureusement empêché…

*

Quelques semaines après l’assaut, le campement semblait encore sous cloche. Tout était plus feutré, comme si chacun essayait de se faire oublier. Pourtant, rien n’était laissé en plan, au contraire : ils ne devaient pas céder à l’appel de l’inertie, même après avoir encaissé un quasi-KO. Sinon, ils ne se relèveraient jamais. Le bras encore bandé, plus pâle qu’à l’ordinaire, June accueillit Ellie dans son salon cette fois. L’entrevue semblait un peu informelle : l’avocate n’avait pas tiré ses cheveux comme à l’ordinaire, ils tombaient pêle-mêle sur ses épaules, et elle portait des vêtements d’intérieur confortables.

- Je vous le répète, le camp a probablement été sauvé grâce à vous.

Du moins, si l’attaque avait été une totale surprise, les pertes auraient été plus lourdes encore, d’un point de vue matériel en tout cas – mais probablement humain aussi. June désigna le canapé à son invité, deux tasses de thé les attendait respectivement.

- Il y a un blocus sur les ports de Seattle, mais je peux trouver un moyen de vous renvoyer en ville, si vous voulez reprendre votre poste.

Vivre cette attaque l’a drôlement secouée, comme tout le monde. Elle ne peut pas s’empêcher de se demander si c’est ce qu’ont vécu les soldats durant la guerre, quelques décennies auparavant. En comparaison, bien sûr, l’attaque qu’ils ont subie n’est rien. Mais ce simple aperçu lui suffit pour savoir qu’elle ne tient pas vraiment à rester là plus longtemps. Ellie n’a jamais été particulièrement portée sur la solidarité, sauf si son intérêt coïncide avec celui du plus grand nombre. En l’occurrence, rester sur cette île aux allures de tomber, aux airs de cible plantée en plein milieu de l’océan, immanquable, ne lui semble pas être l’idée du siècle. Elle l’a déjà dit à Phelbs, la fuite, même si elle jetterait des centaines de gens sur les routes, paraît être la meilleure option. Que la dirigeante ne l’écoute pas est une chose. Mais Ellie n’est pas obligée de lui obéir.

Bien sûr, reste la question du blocus.

Elle a eu l’occasion de s’en rendre compte, les tireurs de New Eden sont déterminés à ne laisser personne passer. Voilà qui n’arrange pas ses affaires. La perspective de prendre la route, à pied, jusqu’à la métropole, n’est pas plus pour la réjouir, et c’est à moitié en espérant une alternative qu’elle pénètre dans le bureau de Phelbs. Celle-ci est très différente des fois précédentes, mais la brune préfère ne pas relever à quel point sa patronne a une sale gueule. Si quelque chose lui dit qu’elle ne réagira pas comme Oxana face à son impertinence, Ellie n’est pas particulièrement avide de découvrir les conséquences de ses paroles.

Haussant les épaules lorsque Phelbs lui annonce, encore une fois, qu’elle a contribué à préparer le camp à l’attaque, la trentenaire écarte ce qui se rapproche le plus de remerciements. Vous allez me faire rougir, fait-t-elle avec une pointe d’ironie dans la voix. Prenant place dans le canapé indiqué par la rousse, Ellie se penche pour attraper la tasse qui lui est destinée et enroule ses doigts autour de la céramique brûlante. La chaleur irradie, point de contact sur lequel elle peut se concentrer alors que Phelbs s’installe à son tour.

Avalant une gorgée du thé – manquant cruellement de sucre – elle laisse passer un instant avant de répondre. Je pense que c’est mieux, en effet. Si vous pensez pouvoir me rapprocher le plus possible de la périphérie immédiate de Seattle, je me débrouillerais pour le reste. Tant qu’elle n’a pas à se confronter directement à l’embargo maritime sur la ville… Après une nouvelle gorgée, Ellie repose sa tasse. Vous voulez que je continue sur la même lancée, ou… que j’aille un petit peu plus loin ? Recueillir des confidences sur l’oreiller, entendre des rumeurs à droite et à gauche suffira peut-être pour un temps, mais il leur faudra, un jour ou l’autre, décider d’infiltrer un peu plus sérieusement les défenses de New Eden.