20 juillet 2021 ••

Apple sauta du rebord de la fenêtre de l’hopital par laquelle elle était entrée plus tôt. Elle n’avait pas pu pousser trop son investigation, car les sections qui n’étaient pas infestées de voraces étaient bloquées par des verrous magnétiques ; mais elle avait pu mettre la main sur du petit matériel. Gazes, fil à suture, compresses, le genre de chose qui n’était jamais perdu. La majeure partie du butin tenait dans un sac, fermé par un zip, quelle tenait à bout de bras. Dans celui qui était sur son dos, il n’y avait que l’essentiel.

Ça faisait longtemps qu’elle n’avait pas fait ça : fouiller les ruines pour le compte d’un groupe. D’autant plus qu’autrefois, c’était pour son père et son frère qu’elle arpentait le monde sauvage. Ici, c’était pratiquement pour des inconnus. Des inconnus qu’elle n’était même pas sûre d’apprécier. Mais la community manager faisait l’effort pour Charlie, et parce que sa présence dans la communauté de Matias lui était profitable. Il y avait de quoi manger et on ne l’emmerdait pas trop. Tout ce qu’elle demandait.

Apple enfourcha son vélo, qui l’attendait sagement à l’abri d’un arbre, et pédala sous le soleil du milieu d’après-midi. Ses longs cheveux corbeaux, fraîchement lavés mais aux longueurs inégales, flottaient dans le vent. Comme à l’aller, elle suivit la 1st street jusqu’à pouvoir embrayer sur la Pine street. Elle allait bientôt passer sous le pont de la voie ferrée quand un étrange sifflement attira son attention. Ça ressemblait à aucun animal et si c’était humain…

La trentenaire freina et tendit l’oreille. Le son se reproduisit. Isolé. Curieuse, elle voulait savoir de quoi – et de qui – il pouvait s’agir. Elle avait beau haïr le genre humain, les rencontres lui étaient parfois profitables – de gré ou de force. Son vélo l’accompagna jusqu’à la lisière des bois, puis elle s’y aventura, batte en main. Ses yeux analysaient l’environnement végétal, cherchant le moindre indice d’une présence, jusqu’à ce que…

- Put… !

Le monde venait de basculer à 180°. Apple se trouvait désormais tête à l’envers, suspendue par une jambe, ses longs cheveux dégringolant sous elle. Sa batte lui avait échappé et – pire – le sac de butin aussi. Les sifflements reprirent, plus nombreux cette fois, et sur un rythme différent. La visage déjà troublée par le sang qui affluait dans son crâne, la trentenaire vit se découper les silhouettes de trois personnes – trois hommes ? Elle n’en savait rien. Réaction réflexe : elle saisit l’arme à feu coincée dans le creux de ses reins et mit en joue les auteurs du piège.

- Détachez-moi, gronda-t-elle.

Le canon allait de l’un à l’autre, ils avançaient avec lenteur et sans se resserrer. Elle savait déjà qu’elle était foutue, parce que même si elle en tuait un, elle ne pourrait pas abattre les deux autres avant qu’ils ne soient sur elle. Tant pis. Son index enfonça la détente, la balle mourut contre un arbre ; viser dans cette position, en se balançant comme un jambon, n’avait rien de facile. La détonation avait néanmoins fait réagir ses agresseurs : ils bondirent vers elle, une crosse la heurta au niveau de la tempe.

Trou noir.

Combien de temps avait-elle été inconscience ? Apple serait bien incapable de le dire. Elle avait mal au crâne, sa vision était floue, la corde cisaillait sa cheville. Ils ne l’avaient pas tuée, ses armes gisaient au sol, comme pour la narguer. Seul le sac de vivre avait disparu. Pourquoi ? La réponse à ce départ précipité : des râles lui indiquaient que plusieurs charognes n’étaient déjà plus qu’à quelques mètres…

Elle n’avait plus rien. Ses armes étaient ironiquement hors de portée, sa vision était trouble, le sang accumulé dans sa tête saturait ses pensées et donnait à son visage une teinte cramoisie. L’inconnu qui débarqua de nulle part ne fut qu’une ombre, suffisamment rapide pour trépaner les charognes dont elle sentait déjà l’haleine putride. Lorsqu’il se pointa sous son nez pour souligner qu’elle avait besoin d’aide, la trentenaire rétorqua d’un air mauvais :

- Pas du tout !

Bien sûr qu’elle serait morte sans lui, mais elle allait dire quoi ? Le remercier en pleurant ? Ce n’était pas son genre. La community manager apprécia tout de même qu’il pense à la détacher, alors qu’il aurait tout aussi bien pu achever de la voler et la laisser là. A sa place, c’était d’ailleurs ce qu’elle aurait fait. En période de disette, elle aurait même fait bien pire. Mais ça, elle ne lui dirait pas. Lèvres serrées, Apple attendit de heurter le sol – ce qu’elle fit dans un grognement.

Elle avait le tournis et la nausée. Sa tête donnait l’impression de peser un demi tonne et bourdonnait sévèrement. Le corps douloureux, la trentenaire se redressa en se massant le crâne. Ses idées se remirent en place avec un temps de retard. Le gars qui l’avait sauvée, son couteau. Elle réagit en un éclair, saisit sa batte et recula à la manière d’un animal acculé. A travers le rideau de ses cheveux en désordonné, elle le fixait avec intensité.

- Ça se voit pas ce qui s’est passé ?!

Son pied, un piège, des mordeurs. Elle voyait encore flou et le monde tanguait étrangement, alors l’objet qu’elle tenait tendu entre eux deux ne devait pas être si menaçant. Apple ressentait effectivement un peu de reconnaissance pour ce jeune homme auquel elle n’avait rien demandé, mais elle était surtout en rogne. Ceux qui lui avaient fait ça, il avait tout pris ! Tout ce qu’elle avait passé des heures à collecter.

- Tu les as vus ? Gronda-t-elle d’une voix rauques, des… des types. Ceux qui ont fait ça. Tu as vu vers où ils sont partis ?

- Hum…, grogna Apple.

L’autre s’était expliqué mais elle ne bougea pas pour autant. Pas même lorsqu’il proposa de l’aider à traquer les coupables auteurs du piège. Et pourquoi l’aiderait-il ? Est-ce qu’il attendait quelque chose d’elle ? Est-ce qu’au contraire, il voulait l’attirer dans un autre traquenard ? La community manager conserva les lèvres serrées, se redressant avec méfiance. Au moindre geste brusque, elle était prête à riposter, mais le jeune homme rangea son couteau. La surprise de la trentenaire s’accentua quand il sortit une barre chocolaté de son sac… puis un croque-monsieur.

Apple le jaugea encore un instant. Pas massivement costaud, pas spécialement plus grand qu’elle. Elle pourrait se défouler, lui briser le crâne, récupérer les vivres qu’il lui tendait. Le résultat serait le même et cette fureur brûlante sous sa peau d’albâtre aurait été légèrement apaisée. Mais… elle ne tuait pas par pulsion ni plaisir. L’épisode de la prise d’otage quelques mois auparavant avait prouvé comme elle était déboussolée face à une violence désintéressée. Elle se mit alors soudain en mouvement pour s’approcher de son cadet et lui prendre des mains son butin – un peu plus rudement qu’elle ne l’aurait voulu.

Elle resta ensuite plantée devant lui, le dévisagea avec toute l’intensité de ses prunelles ternis par les drames. Batte dans une main, casse-croute dans l’autre. Elle n’avait pas faim dans l’immédiat et ne songea par ailleurs pas à remercier. Son mode de survie l’avait déshabituée aux contacts humains et aux relations élémentaires. La politesse était d’une futilité affligeante à ses yeux.

- Tu veux m’aider ? La question était rhétorique, alors elle poursuivit, tu sais pister les gens ? Parce qu’elle ne savait pas – pas vraiment en tout cas. Suivre des pas dans la boue, c’est simple, mais en l’occurrence, la terre est sèche en ce moment…, ces types m’ont volé un sac. Si on les retrouve, je te donne une partie de ce qu’il y a dedans.

Ou peut-être qu’il n’aura rien, ça dépendra de son humeur à ce moment-là. Mais ça, il ne pouvait pas le savoir. Apple coinça sa batte entre ses jambes pour pouvoir se gratter l’arrière du crâne et écarta de son visage les mèches d’encre qui masquaient ses traits. Ensuite, elle tendit la main vers l’inconnu

- Charlie, se présenta-t-elle sous le même faux noms qu’elle avait utilisé avec Julian et Hazel.

La trentenaire abrégea le contact dès que possible – elle n’aimait pas être touchée. Felix donc. Il n’avait aucune compétence en pistage dans autrement dit : il ne lui était pas d’une grande utilité là. Il n’avait pas tort sur une chose : s’il l’avait rapidement trouvée après le coup de feu, alors ils n’étaient peut-être pas loin. En temps normal, Apple ne se serait pas jetée à l’aveuglette à la poursuite de personnes dangereuses capables d’avoir piégé tous les bois, mais là… c’était son sac de ressources ! Ce ne serait pas la première fois qu’elle se ferait dépouiller mais à chaque année qui passait, les pertes étaient plus graves en conséquence.

- Viens.

Elle ne savait pas pister mais, instinctivement, chercha ce qui devait autrefois être des sentiers. Bien que ceux-ci aient disparu aujourd’hui, ils étaient légèrement moins impraticables et la logique voudrait que par soucis de confort, les humains prendraient ces chemins-là. Batte en main, sac sur le dos et glock dans le creux des reins, la community manager avait pris la tête sans dire un mot. Elle guettait d’autres bruits, voix ou sifflements indiquant qu’ils approchaient, mais il n’y avait rien.

Apple eut un espoir qui mourut bien vite quand ils découvrir les restes d’un feu de camp. Vu l’état de du foyer de pierres, il ne datait pas d’hier – ni d’avant-hier. Autour d’eux, il n’y avait que de la végétation, à perte de vue. Un envol brutal d’oiseaux la fit sursauter. Ce n’était pas si loin, était-ce eux ? Ça pourrait être n’importe quoi en réalité. A commencer par un chat qui chassait pour sa pitance.

- On essaye par-là, commanda-t-elle simplement, sourcils froncés.

En suivant toutefois la direction du bruit, voilà que le duo déboucha sur ce qui devait autrefois être un chemin privé. Il n’y avait pas d’arbres sur une bande de largeur équivalente à une voie de campagne. Plus évocateurs encore : les herbes hautes et autres ronces semblaient avoir été régulièrement écrasés sur deux bandes parallèles qui évoquaient clairement…

- Une voiture… y’a une voiture qui passe souvent là ! Déduisit la trentenaire.

Ce n’était pas improbable : si la forêt était piégée, les coupables devaient de pas être loin ou stationner à proximité. En observant les brins de plus près, Apple put voir dans quel sens ils avaient été courbé le plus récemment, et donc le sens qu’avait pris le véhicule.

- Tu suis toujours ? Demanda-t-elle sans vraiment attendre de réponse – elle continuerait seule de toute façon, t’es tout seul ? T’as personne avec toi ? Dans une planque je veux dire.