« Cent-vingt-et-un... »

C'est dans ce genre de cas que l'on se rend compte que ça prend pas mal de temps, quand même, de compter. Ca doit faire quoi ? Une bonne dizaine de minutes que la lakota s'acharne à voir des moutons imaginaires sauter par-dessus une barrière non moins imaginaire ? « Cent-vingt-deux... » Celui-là, elle a décidé qu'il avait une crête. Et une regard de pigeon. Ca le rend plus sympathique. « Cent-vingt-trois... » Elle lâche un soupire. Cette technique, c'est clair, elle ne fonctionne pas. Et elle aimerait bien mettre la main sur l'imbécile qui a décrété que les moutons pouvaient aider les gens à s'endormir...

L'adolescente gigote, essaie de trouver une position plus confortable dans son lit. Elle ferme les yeux pour mieux les rouvrir quelques instants plus tard et considérer le plafond qui la surplombe. Tiens, et si elle comptait les imperfections dans le bois du plafond ? Elle balaie l'idée presque aussitôt. Elle a assez baragouiné de chiffres pour aujourd'hui.

En fait Kaya est déjà consciente qu'il n'existe qu'une seule façon efficace de trouver le sommeil. Deux, plutôt. Puisqu'elle pourrait aussi demander à quelqu'un de l'assommer. Mais puisque elle n'est pas très friande des bosses et qu'elle préfère éviter de se retrouver avec une fracture du crâne, il ne lui reste qu'une seule possibilité.

Isa !

Elle doit aller réveiller Isa pour lui dire... qu'elle n'arrive pas à dormir. C'est sûrement un peu égoïste, comme façon de faire. Mais d'un autre côté, l'islandaise ne se gêne pas non plus lorsque les rôles sont inversés. Alors la lakota n'hésite que brièvement avant de s'asseoir sur le bord de son lit et tâtonner avec ses pieds à la recherche de ses pantoufles... avant de se rappeler qu'elle n'en possède pas. C'est ça qui est trop bizarre : elle est suffisamment fatiguée pour oublier ce genre de trucs et pourtant elle n'arrive pas à fermer l'oeil !

C'est donc pieds nus qu'elle déambule dans l'obscurité du mobile-home. Un juron fuse lorsqu'elle s'éclate le petit orteil contre ce qui doit être un pied de table. Et la voici qui suit le mur de sa main jusqu'à la poignée de son amie. Elle colle son oreille contre la porte. Aucun gémissement. C'est plutôt bon signe. Ce n'est pas encore ce soir que Joa' a trouvé le courage de se glisser jusqu'à la couche de sa petite copine, visiblement. Kaya, elle, ne possède pas la même retenue.

Alors elle ouvre la porte d'un geste délicat avant de se jeter sur le lit de l'islandaise, en travers. Un bon coup de stresse, ça réveille d'un coup. « ON NOUS ATTAQUE ! » crie-t-elle tandis qu'elle se heurte à ce qui doit être les jambes de son aînée. « Non, j'rigole !» s'amuse-t-elle lorsque la réaction de la propriétaire du pieu prouve qu'elle a abandonné les bras de ce Morphée. « Panique pas ! C'est moi ! » La voici qui tapote à l'aveuglette son amie pour la rassurer.

Et la voici qui se ménage une place sur le matelas de l'islandaise. La tête posée sur ses fesses, elle lâche un profond soupir désabusé. « J'arrive pas dormir... » avoue-t-elle, contrariée. « Et comme j'peux pas rouler d'joint avec une seule main, j'ai pensé qu'tu voudrais m'aider à prendre mes médicaments ? » Ce n'est qu'une excuse suivi d'un prétexte, ça. Parce qu'en fait, ce qui la tient éloignée du marchand de sable, c'est sa conscience. Elles doivent parler. Et tant pis si c'est le milieu de la nuit...

- Q-quoi ?!

Isalín est réveillée d’un coup, pire qu’un seau d’eau froide sur la tête. Elle tente péniblement de se redresser, pour attraper le couteau de survie sur sa table de chevet – les réflexes post-épidémie sont férocement ancrés en elle – mais un poids indéterminé lui retombe sur les jambes. A travers les brumes du coma qui succède au sommeil, elle distingue la voix de sa meilleure amie qui lui assure qu’elle « rigole ».

- Putain, t’es chiante Kaya, grommelle-t-elle en panne de conviction.

L’adolescente se laisse retomber sur son oreiller, le visage prisonnier de la toile épaisse de ses cheveux noirs. Elle les laisse pousser depuis plusieurs semaines maintenant ; l’idée c’est de se rapprocher physiquement du genre « brune badass ténébreuse » qui plait à Joachim. Un soupir échappe à l’islandaise qui sent le poids de la tête de sa cadette peser sur son postérieur. Non, ce n’est décidément pas un mauvais rêve…

- J’m’en fous, laisse-moi ! Proteste Isalín au moment où Kaya avoue qu’elle n’arrive pas à dormir.

Oui, elle boude un peu. Mais il ne faut que quelques secondes pour revenir sur ses pensées. Bien sûr qu’elle ne s’en fiche pas et bien sûr qu’elle ne laissera pas sa meilleure amie comme ça. Ça n’a rien à voir avec de la réciprocité, même si la lakota a laissé son aînée squatter son lit autant que nécessaire après le traumatisme du début d’année. C’est juste hors de question qu’elle tourne le dos à son emmerdeuse préférée quand elle est dans le besoin. Nouveau soupir, puis la jeune fille fait appel à toutes ses forces pour se retourner et se hisser en position assise.

- T’es lourde, se plaint-elle, encore ensommeillée.

Ses mains viennent repousser sa crinière hirsute, ses paumes s’écrasent sur ses paupières gonflées pour les frotter. Il fait nuit noire avec les rideaux tirés, Isalín n’a d’autre choix que d’allumer les bougies – sur sa table de chevet aussi – pour foudroyer la petite pièce d’une lueur orangée. En guise de pyjama, elle ne porte qu’un bas de sous-vêtement et un grand t-shirt qui appartient à Joachim. Histoire de fermer les yeux avec son odeur quoi…

- Vas-y, donne, demande la jeune fille en tendant la main pour lui rouler son joint, qu’est-ce qui va pas ?

Elle la connait maintenant : Kaya ne débarquerait pas ici pour rien, même si elle veut jouer la désinvolture.

« Mais t'es sérieuse ?! »

Si Kaya est bien consciente qu'il ne s'agit pas du plus agréable des réveils pour Isa - cette dernière aurait sans doute préféré être extirpée des bras de Morphée par les lèvres de Joa' plutôt que par une lakota se prenant pour un sac à patates - elle ne peut pourtant pas s'empêcher d'être un brin vexée par la réponse de son amie. « J'te rappelle que toi aussi tu viens parfois squatter mon lit en pl... » Elle s'interrompt. Parce que l'islandaise fait l'effort de se redresser. Au nom de leur amitié, probablement. Et peut-être aussi parce qu'elle sait qu'elle n'aura de toute façon pas la paix ?

L'adolescente pince les lèvres lorsque son aînée lui indique qu'elle est lourde. Au sens littéral ou au figuré ? « Ben... » Elle hausse les épaules, ne sachant pas trop quoi répondre. « Pas tant qu'ça, si ? » Elle palpe son ventre de sa main libre à la recherche d'une courbe un peu trop prononcée. Et puis elle décide de croire que son amie est simplement de mauvais poil, qu'elle a les yeux collés et qu'elle ne peut de toute façon pas discerner sa silhouette.

C'est toutefois un sourire qui se manifeste sur le visage de la lakota et dans la lueur chancelante de la bougie lorsque Isa accepte de rouler. « T'es la meilleure ! » Et elle le pense, ça, Kaya. Sa drôle de pote islandaise est probablement ce qui se fait de mieux en matière d'amitié. Elle s'allonge à nouveau sur les cuisses de sa camarade, un peu comme une patiente le ferait sur le divan d'un psy. Par où commencer ?

« J'abandonne avec Ruben ! » commence-t-elle, hésitante. « Pour de vrai, cette fois ! » Oui, elle s'est fait la promesse de ne plus retomber dans le piège et d'écouter son coeur. « Seulement j'ai l'impression d'être une mauvaise pote parce qu'il se fait battre et que je l'abandonne, du coup ! C'est un peu de la non-assistance en personne en danger ! Mais j'peux pas arrêter d'lui courir après et le sauver en même temps, j'me dis ? » Ce serait un peu contradictoire. Et même si c'est un peu sa marque de fabrique, elle essaie d'être cohérente.

Seulement ça, ce n'est que la partie émergée de l'iceberg. Car il y a autre chose. Un truc bien plus délicat encore. Le  regard de l'adolescente se perd sur le t-shirt de son amie et constate que ce n'est pas le sien. Ce qui explique donc cette odeur étrange. « Isa... J'crois qu'je suis jalouse de toi, un peu ! » finit-elle par murmurer. « T'es avec Joa', tout a l'air de bien s'passer entre vous deux ! Même que tu portes son t-shirt ! » Si ce n'est pas un signe que tout va bien pour eux, qu'est-ce que c'est ? « T'as l'droit au bonheur et pas moi ! C'est un peu... injuste ! » Le mot lui a échappé un peu malgré elle. Mais si elle sait que l'islandaise n'est pas vraiment responsable de sa situation, Kaya ne peut pas s'empêcher de penser qu'une profonde injustice réside derrière tout ça. Et que les esprits se sont détournés d'elle. « Tu veux pas rompre avec lui ? Par solidarité ? » plaisante-t-elle avant de lâcher un profond soupir. Tout ça, ça l'agace un peu. Et elle préfère en parler à son amie plutôt que laisser sa jalousie la consumer avec de plus en plus d'intensité.

Sa camarade n’a finalement pas d’herbe à lui faire rouler mais s’installe sur ses cuisses pour vider son sac. Machinalement, les doigts fins de l’islandaise se mettent à se glisser dans ses cheveux, à la frontière entre son front et sa crinière, massant son cuir chevelu. Un sourire fleurit sur ses lèvres – elle est flattée d’être « la meilleure » – et écoute donc la lakota clamer pour la… énième fois qu’elle abandonne le cas de Ruben. Isalín n’ose pas lui dire que ce n’est pas nouveau qu’elle entend ça et de toute façon, elle est surprise par autre chose :

- Il se fait battre ?! Par qui ?

Elle est un peu sceptique quand même parce que le jour de leur rencontre, son amie lui a bien fait croire qu’Andrea était violente avec son neveu et… ça n’a jamais été le cas. Alors avec le temps, l’adolescente a appris à composer avec les humeurs et les élucubrations de sa cadette. Elle tirerait cette histoire au clair ! Mais… plus tard.

- Bah… si, je pense… non ?

Oui, elle verra cette embrouille de sauvetage et de crush plus tard, parce que Kaya embraye sur quelque chose qui la met mal à l’aise. Pire : quelque mots plus tard, ça lui fait carrément mal. Isalín n’arrive pas à dire si c’est parce que sa camarade lui fait une sorte de reproche ou parce qu’elle trouve dommage que sa meilleure amie ne soit pas « heureuse » pour elle. Jamais – oh non, jamais ! – l’islandaise affirmerait que c’était « injuste » si la lakota avait un copain et elle non.

- Oh…

La plaisanterie ne lui donne pas envie de rire. En vrai, ça remue des choses terriblement douloureuses, alors c’est plus fort qu’elle, elle se désynchronise. Ses doigts cessent même de gratouiller le cuir chevelu de son amie, un soupir lui échappe. Elle a l’impression que son cœur bat sur sa langue, c’est désagréable.

- Bah… je l’aime bien en fait… Joachim. Genre… je l’aime beaucoup…, mais ça, Kaya s’en fiche, hein ? Pour elle, Isalín fait l’effort de ravaler sa mélancolie et de s’éclaircir la gorge, c’est pas si ouf en vrai, t’sais ? Avoir un « copain ». Genre… des fois c’est quand même un peu gênant. Y’a des moments avec lui… j’sais pas trop quoi lui dire, et c’est l’malaise…, elle exagère un peu : ces moments restent très rares et avec son petit-ami, même les silences sont complices, ça se trouve, rester amie avec Ruben te permettrait de jamais découvrir qu’il est naze en mec ? Moui bon, c’est pas ce qu’elle veut entendre, certainement, j’suis désolée… que ça marche pas avec lui. Il s’est passé quoi ? Raconte.

« J'en sais rien, il a pas voulu m'dire... »

Et c'est bien la preuve qu'entre Ruben et elle, il ne se passera plus jamais rien. Elle a perdu sa confiance. Et lorsqu'elle bataille pour la retrouver, Kaya ne fait qu'amplifier le problème. Alors non, elle ne sait pas du tout qui est cette fille qui le maltraite. « Une fille ! Ou p't-être même un mec, qui sait ? » Elle soupçonne Abigail. Mais ce ne sont que des suppositions, après tout. Et depuis qu'elle sait que l'afro-américain aime aussi les hommes, ce ne sont pas les options qui manquent...

« Non, j'pense pas... » insiste-t-elle quand son ainée suppose qu'il est possible d'aider leur camarade sans pour autant lui courir après. « J'ai longuement réfléchi à ça ! Des heures ! » Et la conclusion est malheureusement sans appel : si elle ne peut pas être la petite copine de Ruben, elle ne peut pas non plus être une véritable amie. Parce que lorsqu'elle le voit, elle le veut. Et qu'une amie devrait simplement se contenter de l'avoir sous les yeux. « J'dois m'concentrer sur moi, maintenant. Et le laisser vivre sa vie de dépravé ! » Elle regardera ailleurs lorsqu'elle le verra avec d'autres filles. Elle se bouchera les oreilles lorsqu'il expliquera qu'il est heureux. Et elle ne dira rien lorsqu'il s'en vantera maladroitement.

Mais le véritable problème, celui qui l'empêche réellement de dormir et qui l'a poussée à s'approprier les fesses d'Isa comme s'il s'agissait d'un oreiller en plume de paon, c'est cette jalousie qu'elle commence à nourrir pour l'islandaise. Elle devrait se réjouir de son bonheur. Mais ce dernier lui rappelle surtout qu'elle est bien seule, elle. Et que personne ne s'intéresse à la demi-femme qu'elle est devenue le jour où on l'a amputée d'un bras.

Et alors qu'Isa aurait pu s'en formaliser - d'autant plus qu'elle l'a réveillée en pleine nuit pour lui parler de ça - elle essaie au contraire d'arrondir les angles, de lui témoigner son amitié en tentant de la faire relativiser. Un petit sourire amusé vient s'installer sur les lèvres de la lakota alors qu'elle lui indique qu'avec Joa', ce n'est pas non plus exceptionnel, qu'elle est parfois mal à l'aise et gênée en sa présence. « J'apprécie l'effort ! » Et malgré cette jalousie, il n'y a pas la moindre animosité. C'est Kaya qui est en tort. Et elle en est bien consciente.

La voici qui balaie l'idée de rester amie avec 'Ben, même s'il est vrai qu'en ne l'ayant pas pour petit copain elle ne découvrira sans doute jamais à quel point il peut être naze comme conjoint. Isa marque un point. Et ça lui remonte un peu le moral. La fée islandaise commence déjà à faire des miracles ! « J'veux pas qu'un mec nous sépare, Isa' ! Jamais ! T'es ma... meilleure amie ! » C'était déjà évident depuis longtemps. Mais le dire, ce n'est pas forcément évident. Mais c'est le cas ! Isa', c'est sa bestie ! Et sa réaction à son avoeux fait prendre conscience à la lakota que c'est sans doute l'une des meilleures choses qui lui soit arrivées dernièrement...

« J'ai tout foutu en l'air, j'crois... » commence-t-elle lorsque la patineuse exige un résumé. Elle hésite un peu, se remémore les derniers instants passés avec Ben' et est envahie par la gêne. « J'suis tombée sur lui dans la salle de bain, en pleine nuit. C'est là que j'ai remarqué les traces de griffures et de morsure. Il m'a dit que ce n'était pas grave alors je n'ai pas vraiment insisté. Et on a décidé de sortir faire un tour pour observer les étoiles puisqu'on arrivait pas à dormir. » Jusque-là, ça peut presque sembler romantique. Mais ce n'est pas tout, évidemment. « On est allés à la cabane, on a commencé discuter sereinement. De son père, du mien, de la vie, de la mort... Bref, le grand classique ! » Ou presque. C'est après que les choses se gâtent. « Mais ensuite j'ai quand même un peu insisté pour savoir qui lui avait fait ces marques, tu comprends ? Et il m'a expliqué qu'en gros ce n'était pas de la maltraitance mais juste... un truc qui s'fait, dans un couple. Genre... Pendant l'acte, je suppose ? » Elle n'en est pas bien sûre. Maintenant, c'est là que ça se gâte. La lakota pousse un petit soupir et se redresse un peu pour observer son amie. « Alors moi, j'me suis dit qu'il aimait qu'on le bouscule un peu, tu vois. Que ça... l'excitait ! Et donc j'me suis un peu jetée sur lui en mode dominatrice lakota, quoi ! » Elle suppose que l'islandaise imaginera plutôt bien le truc. « Et j'lui ai tordu les tétons ! » Elle se tait et laisse le silence reprendre ses droits avant de préciser, d'une toute petite voix : « Et en fait, non, il a pas trop aimé ! » Ce fut une belle boulette. Et elle, elle a eu l'impression d'avoir essayé de le violer. Ce n'était ni glorieux, ni une réussite. Loin de là.

« C'est là que j'ai compris qu'il n'aime pas quand je suis douce avec lui. Et qu'il déteste encore plus quand j'suis vilaine ! » Et donc, que son amour est voué à la déception. Parce que quoi qu'elle fasse, 'Ben ne l'aimera jamais. « Et voilà, tu sais tout... » Ses épaules s'affaissent un peu, au rythme d'un nouveau soupir. « C'est grave, docteur ? » Évidemment que ça l'est. Peut-être pas comme un cancer en phase terminale mais... pas loin. « Et Joa ? Lui aussi il aime quand... tu sais ? » Elle le mord, le griffe et le torture ? Ou c'est une particularité de l'aîné du groupe, ça ? Pour aiguiller son amie sur le sens exacte de sa question, Kaya pince son index contre son pouce, imitant une torsion de téton.

- L’seul moment où un mec peut nous séparer, c’est s’il s’assoit entre nous au réfectoire, plaisante l’islandaise en recommençant son massage du crâne, non sans être sincère pour autant, t’es ma meilleure amie aussi ! Juré.

Elle a retrouvé le sourire. Le malentendu est dissipé, Kaya ne s’attend pas à ce qu’elle quitte son petit-ami et Isalín n’a pas du tout l’intention de s’éloigner de sa cadette. Avoir une complice féminine de son âge, c’est nouveau pour elle, elle l’a découvert ici, avec la lakota. Une mauvaise langue pourrait dire qu’il était facile que celle-ci soit la meilleure amie de l’européenne, parce que c’était pratiquement la seule. Mais… la concernée protesterait haut et fort. Il y a quelque chose de très intense qui les unie. Même si elles se chamaillent et se font la tête régulièrement, ça passe toujours comme un mauvais orage. Et elles seront toujours là l’une pour l’autre, comme maintenant que l’islandaise écoute ce drôle de récit.

- Les couples s’font… des marques, s’étonne-t-elle.

Pour tout dire, elle s’est un peu renseigné ces dernières semaines, pour ne pas être sombrement ignare quand Joachim voudra sauter le pas avec elle – et qu’elle sera ok ! Et… elle n’a rien vu concernant des blessures. Enfin, sauf les espèces de bleus là. Elle n’a le mot ni en anglais, ni dans sa langue natale.

- Tu lui as QUOI ?!!

Isalín a une grimace navrée et plaque une main sur sa bouche – il manquerait plus qu’elle réveille les mecs. Elle a de grands yeux effarés à côté de ça, qui fixent son amie qui s’est redressée pour son histoire. Est-ce qu’elle est barge un peu ?! Sous sa paume, elle est bouche bée. Alors si c’est grave docteur ? Bah…

- Mais t’imagine si…, Kaya l’interrompit pour lui demander, à grand renfort de geste, si Joachim aime se faire pincer les seins, non !! Pas du tout ! Puis elle réalise une bête évidence, je crois pas, j’ai jamais essayé… on a pas… on fait pas ce genre de… trucs.

Déjà parce que ça sonne complètement fou dans l’absolu, et parce qu’elle ne s’imagine pas très à l’aise s’il se mettait à la tripoter. Depuis le début de l’été, il leur arrive d’être un peu plus… « physique » quand ils s'embrassent, mais rien de si… extrême.

- J’crois pas que le pinçage de té… poitrine soit vraiment un truc courant…, elle a toujours du mal à oser certains termes, j’sais pas, normalement c’est plus genre… « doux », non ? Son copain à elle l’est en tout cas, et Kaya… imagine : tu sors avec Ruben, t’as des sentiments pour lui, c’est un douloureux exemple, mais il est nécessaire, et j’sais pas : Brian débarque, tu regardes gentiment les étoiles avec lui, et il t’saute dessus et te pince les seins ?

Isalín est tentée de rire, tendrement amusée par la maladresse de son amie, mais cet exemple inversé lui assez grave en fait. A sa place, dans cet exemple, elle se sentirait très mal – et aurait même un peu peur. Dans tous les cas, sa voix est douce, sans jugement. Elle soutient sa meilleure amie, toujours !

- Tu crois pas que c’est… un peu violent ? Elle a une moue navrée, t’sais, moi j’crois que Ruben t’kiffais mais juste que… pfff j’sais pas, c’est un mec donc il est un peu bête et il… il cherchait que quelqu’un pour le faire, tu vois ? Et Kaya n’étant pas assez expérimentée pour lui, il a été voir ailleurs, tu veux que j’lui parle pour toi ?

« Et s'il fait ça, on l'cogne ! »

Comme souvent lorsqu'il est question d'asseoir son droit, Kaya est plutôt enthousiaste à l'idée de dégager un mec qui viendrait prendre place entre elles, au réfectoire. « Ah ouais ? Mais juré sur qui ? » creuse-t-elle un peu lorsque son amie lui infirme qu'elle est... et bien, son amie. Et la meilleure qui soit, en plus. « Thor ? Loki ? L'dieu du patin à glace ? » Il doit sûrement exister dans cette étrange mythologie. Tomas lui a un peu parlé du panthéon. Et elle suppose que les divinités d'Isa' ne sont pas si différentes. Voir, même, identiques.

« Ah ouais ? » insiste-t-elle lorsque son aînée lui indique que les couples se font des marques. Avant de comprendre qu'elle est tout aussi perdue qu'elle. « Oh, okay, c'était une question ! » Quoique non, pas vraiment. Juste de la surprise. Elle la comprend, la lakota. Parce qu'elle a à peu près tiré la même tronche qu'elle, lorsqu'elle a entendu pour la première fois cette bizarrerie. « J'en sais franchement rien ! Faudrait que j'questionne ma mère mais si j'lui demande si elle aussi, elle se fait battre pendant qu'elle fait l'amour, j'pense qu'elle risque de s'vexer... » Nima n'est d'ailleurs pas le genre de femme qui se laisse dominer, peu importe le contexte. Elle pourrait peut-être même se sentir insultée. « Mais faut qu'on sache, Isa' ! » Ce mystère doit être résolu. C'est une question de sécurité nationale ou, du moins, de rigueur scientifique.

Et tandis qu'elle savoure le massage capillaire de son amie et qu'elle fouille toujours dans sa poche à la recherche de son herbe, la lakota se heurte à la surprise de son amie. « J'lui ai molesté les tétons ! » répète-t-elle calmement. « Tu m'écoutes pas... » La fatigue la pousse sans doute à prendre les choses au premier degré. Et elle préfère questionner l'islandaise sur ce qu'elle fait avec Joa' que s'attarder sur son sens de l'écoute momentanément dysfonctionnel. « Tu veux bien... essayer ? » encourage-t-elle gentiment sa camarade lorsqu'elle lui dit qu'elle ne fait pas ça à son petit copain. « Si ça s'trouve, il serait tout content ? » Peut-être que Joa' n'attend que ça mais qu'il n'ose pas demander ? Par gêne, sans doute ?

Toutefois son aînée marque un point lorsqu'elle lui fait remarquer que ces choses-là sont sensées être douces et que la violence, si elle a sa place sur un champ de bataille, n'est pas sensée s'incruster jusque dans le lit des couples. « P't-être qu'on peut tordre doucement des tétons ? » Oui, elle, elle emploie ce ton qui semble tant gêner Isa. « Il doit y avoir une technique. C'est juste qu'on la connaît pas ? » Elle hausse les épaules et pousse un petit cri de joie en parvenant enfin à tirer son sachet d'herbe pour le tendre à Isa'. Ainsi que le reste du matériel nécessaire. « Les tétés, c'est quand même une zone hétérogène... » lui fait-elle encore remarquer. Oui, elle croit que c'est comme ça qu'on dit.

Et la voici qui grimace lorsque son aînée prend Ruben en exemple. Puis Brian, qui tenterait de la pincer de force. « Oh ben s'il fait ça, j'le défonce ! » répond-t-elle simplement en haussant les épaules. « Mais si c'était Ruben, ça passerait ! Je crois... » hésite-t-elle tout de même avant de réfléchir à la question suivante de sa bestie : est-ce que ce n'est pas un peu violent, tout ça ? « Ben... l'monde est violent ! J'me dis que c'est pas déconnant si c'est la même chose pour l'amour ? » Elle n'en sait trop rien. Elle en est encore à imaginer sa première fois. Les subtilités peuvent bien attendre un peu...

Quant au fait que l'islandaise aille parler à Ruben... Kaya se retourne et considère son amie avec un mélange de perplexité et de curiosité. « C'est pas con, ça ! Vraiment pas con ! » Et peu à peu, une stratégie se met en place dans l'écrin de ses pensées. « Tu pourrais p't-être lui dire que j'envisage d'me suicider ? » C'est un peu salaud, ça, et elle en est consciente. Mais... il faut ce qu'il faut. « Tu vois l'genre ? J'suis tellement paumée et triste sans lui que ma vie n'a plus l'moindre sens, tout ça ! » Elle appose le dos de sa main sur son front, imitant une drama queen. Ouais, ça pourrait fonctionner. « Et comme ça, il s'mettrait avec moi pour que j'fasse pas une bêtise ! » C'est l'art de la guerre, ça. La fin justifie les moyens ! « Ca pourrait l'faire, non ? » Forcément, elle tient à avoir l'avis d'Isa. Parce que c'est tout de même elle qui devra aller raconter ces bêtises à 'Ben...