- J’suis toujours pas sûre avec le « demander à ta mère… », marmonne Isalín.

Elle ne s’imagine pas poser des questions sur la sexualité à Tara et… si sa vraie maman était ici, elle le ferait encore moins. Il y a un monde entre les adultes et eux, genre une règle tacite qui dit qu’ils ne sont pas censés mutuellement savoir quand et comment ils font des choses. C’est comme ça.

- T’es sûre qu’on dit « hétérogène » ? Questionne l’adolescente en attrapant l’herbe tendue par son amie.

Ce n’est pas plutôt « homogène » ? Hum… elle ne sait pas. Elle continue de suivre en souriant le débit de sa cadette, tête de nouveau sur ses cuisses. L’islandaise n’est plus si mauvaise pour rouler maintenant – merci les mauvaises fréquentations – alors elle fait un joint tout à fait correct et l’allume sur l’une de ses bougies. Elle prend une première inspiration de fumée euphorisante, au moment où Kaya se retourne pour lui dévoiler son plan.

- Pardon ?!

Isalín vient de s’étouffer dans la fumée tellement ça sonne surréaliste. Tout semblait bien jusqu’à « aller parler à Ruben pour elle » puis… sa complice blague, il n’y a pas d’autre solution. … ah non, elle ne blague pas. La jeune femme écarquille ses yeux fatigués, se frotte une paupière, tire une fois de plus sur la taf et s’éclaircit la gorge en tendant la joie en tube à sa cadette.

- T’es vraiment sûre qu’tu veux faire ça ? Genre, imagine ça marche pas, … tu vas pas te suicider pour te sauver la face alors il saura que t’as menti, ou bien il sera trop gentil et lui chercherait de l’aide, ce qui serait pire, et sinon, imagine il te croit : t’as envie de… d’être avec un mec qui le fait par… « pitié » ?

Le mit est un peu fort mais l’islandaise sait qu’il ne plaira pas à Kaya. C’est une combattante, une badass, pas le genre de fille qu’on prend en pitié, même avec son handicap. Et si Isalín a l’expérience en amour d’une cuillère en bois, elle sait quand même deux-trois trucs maintenant. Et parmi ceux-ci, il y a le fait qu’elle se sentirait très mal si Joachim restait en couple juste pour ne pas la blesser par exemple. Ce serait encore plus blessant justement !

- J’veux dire… t’es une ouf de guerrière, t’es une lakota ! T’es pas l’genre de fille qui supplient pour un mec, hein ? T’es l’genre qui les fait baver en secret, taquine-t-elle en récupérant le joint ; après une inhalation, elle avoue en soufflant, j’ai… avant, j’te trouvais intimidante un peu… super intimidante et super belle… j’crois si Ruben se rend pas compte que t’es une fille géniale, laisse tomber, facile à dire quand on a un copain, mais elle le pense pour de vrai, t’sais quoi ? On va arrêter de parler d’lui déjà ! C’est la no-Ruben-zone maintenant, ricane l’islandaise prise entre la fatigue et les premières vapeurs d’herbe, on a qu’à parler de… Tomeo ! Il est trop trop beau, non ?

« Ouais, j'sais, elle fait peur... »

Inutile de prétendre le contraire : Nima intimide aisément son entourage. Et ce n'est pas forcément la première personne à qui l'on songe lorsque l'on souhaite parler de sexualité. L'hésitation de son amie n'étonne donc guère Kaya. Elle se fend même d'un petit sourire, d'ailleurs. « Mais elle s'y connaît forcément puisque j'suis là ! » C'est tout de même bien la preuve que sa génitrice connaît le mode d'emploi. « Et puis j'suis sûre que ça lui ferait plaisir d'apprendre autre chose que des techniques de combat à des jeunes... » Car oui, elle est une mère avant d'être guerrière. Et l'une des meilleures qui soit, en plus.

« Ben... Non, pas vraiment ! » Elle ne s'y connait pas vraiment en génétique. Et que dire alors du champ lexical qui entoure ce domaine étrange de la science, et de la vie ? « Mais y'a quand même le terme gêne dedans ! » fait-elle remarquer avec une pointe d'enthousiasme. « Donc ça doit quand même avoir un rapport quelque part... » Ce n'est de toute façon pas bien important. « C'est moi l'anglophone, en plus, ici ! » C'est tout de même un peu vexant de se faire questionner sur un terme appartenant à l'une de ses deux langues natales. Mais le petit regard amusé qu'elle décoche à Isa prouve bien qu'elle plaisante.

La suite se résume à un plan grossier et spontané imaginé par Kaya. Lorsque son aînée s'étouffe dans la fumée du joint, Kaya sait déjà qu'elle ne sera pas vraiment partisane de son idée. « C'est l'moment où tu vas faire preuve de maturité, là ! » souffle-t-elle. Et ça ne manque pas : l'islandaise met les choses en perspective et résume la situation sous un angle quelque peu gênant mais, néanmoins, fort pertinent : est-ce qu'elle veut qu'un mec se mette avec elle par pitié ? « Carrément ! » Pourquoi pas ? L'adolescente tire une bouffée sur le joint avant de poursuivre : « Rub' a déjà pitié d'moi, d'toute façon ! Autant que j'y gagne quelque chose en en faisant mon p'tit copain ! » Et puis avec le temps, un peu de patience et des efforts soutenus, il finirait bien par tomber amoureux d'elle, non ?

Car oui, elle est une guerrière. Et une lakota. Le portrait flatteur que son amie dresse d'elle ne lui procure pas un réel sentiment de modestie. Elle y adhère même pleinement. Sauf pour la partie où elle est sensée faire baver les mecs en secret... « Dans un monde parfait, ce serait l'cas ! Mais les mecs n's'intéressent pas à moi ! Wyatt s'est juste amusé avec moi ! Rub' m'a galochée parce que justement, j'lui ai fait pitié lorsqu'il a appris que j'n'avais jamais embrassé quelqu'un avant lui. J'suis juste la... bonne pote ! Celle avec qui on s'amuse, pas celle qu'on aime ! » constate-t-elle, amère.

La lakota retrouve toutefois le mode d'emploi pour rire lorsque son interlocutrice lui explique qu'avant, elle la trouvait intimidante. « Mais non ?! » Elle décoche un petit coup de coude dans les jambes de son amie. « T'essaies juste d'me remonter le moral, là ! » pressent-elle. « J'fais pas peur aux gens ! » C'est quoi ces histoires, encore, là ?! Kaya a l'impression d'être confrontée à de la flatterie. Et l'ennui, c'est qu'elle y est sensible. Parce qu'à défaut d'être vue comme une petite copine potentielle, elle tient à ce qu'on continue à la considérer comme une guerrière. Elle a beaucoup travaillé pour ça, avec Nima et Frances. Même si ce n'était pas vraiment un choix, dans le fond...

« T'as raison ! On en parle plus du tout ! » De Ruben. Jusqu'à la prochaine fois qu'elles l'évoqueront, forcément. Parce que ça risque fort d'arriver et aucune des deux n'est dupe. Quoi qu'il en soit Isa' se met maintenant à parle de Tomeo. Elle n'ignore pas l'intérêt de son amie pour le jeune homme. « Normalement on devrait parler de Joa, non ? » fait-elle remarquer. Elle n'a pas l'impression de la trahir un peu, là, Isa' ? « Bah c'est sûr qu'il est mignon, ouais... » avoue-t-elle. Difficile de prétendre le contraire. Et puis il est drôlement bien foutu, aussi, ce mec. « Par contre, il est vieux ! » Même si elle ne connaît pas son âge exacte, Kaya voit quelque chose de malsain à parler d'un mec qui pourrait être leur père. « Par curiosité... S'il te faisait une grande déclaration d'amour enflammée. Genre... Avec une rose dans la bouche, sur le dos d'Hypérion... Tu largueras Joa' pour t'mettre avec lui ? » Elle agite le majeur et l'index pour récupérer le joint et appuie sa question d'un regard inquisiteur à l'intention de sa confidente. En voilà une question qu'elle est bonne !

- Mais… mais t’es trop nulle ! A protesté Isalín.

Sa meilleure amie accepterait sérieusement de n’être qu’un objet de pitié ? Non, elle refuse d’y croire. Kaya dit ça parce qu’elle est frustrée, blessée et que l’herbe commence à faire effet, mais… elle la connait, elle est trop fière pour être dans ce genre de relation – et heureusement. Et alors que la lakota baratine qu’elle est la « bonne pote » et pas la « fille qu’on aime », l’islandaise maugrée, un peu à court d’argument.

- Bah moi, j’t’aime…

Évidemment que ce n’est pas la même chose. Évidemment aussi qu’il est très difficile de trouver une solution, sachant que le nombre de jeunes d’à peu près leur âge se compte sur les doigts de la main. Hormis Wyatt et Ruben, qui reste-t-il ? Joachim – déjà en couple –, Brian – raide dingue d’Alicia –, Ahston – … Ashton quoi. Grandir dans un monde pareil n’est vraiment pas facile ! Les adultes ont l’embarras du choix, eux.

- Mais j’te jure ! Bien sûr qu’t’impressionne les gens ! Regarde… Ludwig par exemple ! J’suis que qu’si tu lui fais ton cri de guerre, il part en courant, rigole Isalín dans la fumée du joint.

La jeune fille tire encore une fois, de quoi s’étouffer dans les vapeurs en entendant sa cadette lui envoyer une question à laquelle elle ne s’attendait pas. Les sens déjà engourdis, elle commence par ricaner un peu bêtement en imaginant la scène. Tomeo, sur Hyperion, en train de lui déclamer un amour sans faille… c’est absolument grotesque en vérité.

- J’sais pas, j’peux pas garder les deux ? Tente l’islandaise en pouffant ; elle confie le reste du joint à Kaya et fait l’effort de rassembler ses esprits, hum… en vrai, j’crois pas… Tomeo est grave beau, et on s’entend bien, mais… j’déconne plus avec Joachim…, ils sont vraiment complices tous les deux, c’est indéniable, et il est trèèès mignon aussi !

Oh que oui. Il est aussi gentil, attentionné, patient, à l’écoute et… bon, le fait qu’elle lui trouve une interminable liste de qualités est probablement la preuve qu’elle est accroc à lui. C’est difficile à reconnaître ça, qu’on est fort amoureuse d’un garçon. Ça fait peur aussi. Parce qu’Isalín a déjà eu la sensation qu’elle allait finir sa vie avec quelqu’un et… ce quelqu’un est mort en la sauvant. Elle ne veut pas que ça arrive encore.

- Mais Tomeo est pas si vieux, tente de défendre la jeune fille, j’veux dire… il est moins vieux que… Tomas ! Tomas est archi vieux !