Le réveil est lent, douloureux.

Lorsque son esprit se décide enfin à refaire surface, il n'y a que du noir. Je suis aveugle ? Pensait-elle de manière idiote. Non, elle avait encore les yeux fermés. Elle sentait sous son corps un sol dur et froid, qui vibrait aussi sous les pieds des clients du bar ; sans qu'elle n'en sache quoi que ce soit. Un KO ne fait du bien à personne. Anya sent une vive douleur s'emparer de ses pieds, ses jambes, et elle fait doucement son chemin jusqu'à son crâne, où elle stagne avec brutalité. Couchée au sol, elle réussit à glisser un bras pour loger ses doigts dans ses cheveux.

Ma tête.. dit-elle avec douleur, alors que ses paupières s'ouvrent doucement sur ce qui l'entoure. Du vide. Elle ne voit au début que des formes et des mouvements flous, un peu de couleurs aussi par-ci par-là, sans que ce soit la folie. Mais il y en a une en particulier qui retient son attention, une ombre qui efface toutes les autres pour se planter en plein dans la trajectoire de ses yeux glacés. La mise au point de fait. Elle pense le reconnaître : Jakob ? elle sent une vague de froid envahir son corps, grignoter avec angoisse toutes ses veines.

Si elle a un léger mouvement de recul lorsque l'orpheline se redresse légèrement, c'est une migraine brutale qui la rappel à l'ordre. Un juron s'échappe de sa bouche, elle serre les dents et ses yeux, essayant de réfléchir. Non, c'est impossible, elle l'avait tuée. Et quand Anastasia lève à nouveau son regard, elle est bien soulagée de voir que c'est Lee.

Lee ? son visage se tord de nombreuses grimaces différentes, mais qui indique toutes la même douleur. L'orpheline se redresse encore un peu jusqu'à poser son dos contre un mur derrière elle. On.. on est où ? sa voix, plus douce et calme que d'habitude, se fraye un chemin dans le brouhaha du bar, qu'elle ne reconnaît pas. Elle sonde les lieux un instant, avant de revenir sur son camarade. Il.. Il s'est passé quoi ?

Nos affaires sur une épaule, Anastasia sur l’autre, je me fraie un chemin à travers la foule. Certains essaient déjà de l’agripper sur notre passage. Je les repousse autant que possible mais ne peux pas empêcher quelques mains plus habiles de lui toucher les jambes. Beaucoup aimeraient profiter qu’elle ne soit pas en état de les repousser. Je comprends l’attrait pour la facilité mais tout de même... je suis là pour protéger ma chère esclave de la semaine.

Une fois sortis de cette marée humaine, j’avance jusqu’au fond du bar. L’endroit est plus ou moins déserté pendant les combats qui concentrent l’attention autour de la piscine.

Je dépose les armes, les sacs, puis me penche pour asseoir en douceur la russe endormie avant de me rhabiller. Plus qu’à attendre qu’elle daigne se réveiller.

*

Le temps est passé, nos gains récupérés. Je patiente sans ressentir l’ennui, sagement silencieux à ses côtés, observant les gens, leurs visages. Anastasia s’est affalée par terre. Je tourne les yeux vers elle quand elle se remet à bouger.

Et je contemple son corps endolori retrouver la force de s’articuler. Je m’accroupis devant elle pour tenter de la remettre à l’endroit alors qu’elle parle en russe. Jacob ? Je me demande qui elle voit.

Je pose une main sur son minois encore endormi pour le tenir droit et caresse sa joue de mon pouce. Son sang a commencé à sécher. Pas encore totalement. Enfin, elle me reconnait. “Ma petite esclave revient à elle ?” Je ne réprime pas un sourire satisfait. C’était son idée. Va falloir assumer.

Mais ses questions me font dire que j’ai dû remuer son cerveau un peu trop fort. J’espère qu’elle ne compte pas jouer là-dessus pour tenter d’échapper à son gage.

Je la relâche doucement et la laisse se redresser en restant à sa hauteur. “On est toujours à la Cage.” Je n’allais pas risquer de la transporter inconsciente dans les rues de Seattle et jusqu’au refuge. “On s’est battus, j’ai gagné sans surprise, par k.o.” Petit haussement de sourcils. Fallait quand même s’y attendre. “C’était peut-être un peu trop expéditif. Je crois que les gens sont restés sur leur faim.” Je prends un malin plaisir à enfoncer le clou, oui.

“Mais on a récolté pas mal de ressources avec les paris.” Je lui désigne du regard nos deux sacs remplis à craquer posés près de nous. “Maintenant, il va falloir protéger notre butin en rentrant. Alors on partira quand tu seras bien réveillée.” Qu’elle puisse se défendre. Car je m’attends bien à ce qui pourrait nous tomber dessus. Moi-même, je guette régulièrement les allers et venus à la Cage pour choisir des cibles rentables. Et je ne suis pas le seul. Il y a de la concurrence même entre pilleurs.

Pour le moment, je me rassois près d’elle et de nos sacs, contre le mur face à la foule agitée - et largement alcoolisée. “C’est qui Jacob ?” je suis réellement curieux de savoir qui la hante au point de lui apparaître dans le flou d’un réveil difficile.

Esclave ? Anastasia grimace de nouveau lorsqu'une nouvelle vague de douleur s'empare de sa tête alors qu'elle pensait sûrement trop forte à des insultes qu'elle pourrait lui balancer, ou même de quelle manière elle pouvait lui en mettre une. Mais plus il parlait, répondait à ses questions, plus ça devenait bien plus clair maintenant. La cage ? se tenant toujours un côté de la tête - là où elle avait le plus mal - l'orpheline balaye l'intérieur du bâtiment du regard. Trop de bruits, trop de gens surexcités par des combats et de l'alcool. Un comptoir, des tables et des chaises. Oh. oui, maintenant, elle se souvient.

Un long sourire s'échappe de sa bouche alors que Lee lui remémorait les détails du combat qu'ils avaient disputé, ses doigts viennent doucement pincer l'arête de son nez. Quel bordel. Déjà qu'il était chiant au possible, mais maintenant ça allait être de pire en pire. Quelle merde. elle essaye de se lever à nouveau, mais un vertige lui ordonne de ne pas bouger de son coin. Alors elle se rassoit aussitôt. Pas que j'sois dégoûtée d'avoir perdue, mais t'aurais pu faire attention p'tain. rouspète la jeune fille, soudain envahie par la colère. J'm'en fout de perdre, moi tout c'que j'voulais, c'est qu'on s'entraîne bordel. évidemment, elle n'aurait pas craché sur une victoire, surtout que si elle se souvient bien, elle avait mis sur le tapis un gage qu'elle allait vite regretter.

Ramenant ses jambes vers elle, Anya posa ses bras sur ses genoux en observant un instant le butin qu'ils allaient rapporter au camp. Au moins, le point positif, c'est qu'ils ne rentraient pas les mains vides. Laissant Lee venir prendre place contre elle au sol, elle ne croise pas son regard et fixe un point invisible face à elle, un frisson glacial parcourant son corps. J'avais un groupe de potes avant, et c'était lui qui gérait. J'suis resté avec eux après. C'était un fou furieu sans limite. elle penche sa tête en arrière, l'appuyant contre le mur, avant de tourner son regard vers Lee. J'devais le vider quand il le voulait. Puis un jour, je l'ai tué. elle plisse ses yeux, et se souvient : Quand j'dis le vider, j'veux dire que j'étais sa pute.

C’est amusant de la voir qui peine à émerger, se redresse sans parvenir à se relever, toujours plaquée au sol à mes côtés. Je me demande quels dégâts précisément j’ai pu infliger à sa petite tête, si son cerveau a cogné la paroi de son crâne pour lui infliger une commotion. Alors je l’observe avec attention, un léger sourire satisfait sur les lèvres. “Je ne te pensais pas si fragile.” dis-je comme un aveu. En vérité, je n’ai pas retenu mes coups. Aurais-je dû ? Non, ç’aurait été injuste pour moi.

“On s’entraînera au camp.” Je serais bien plus focalisé sur l’idée de nous faire progresser que de briller en public, pour sûr. Je ne pouvais pas prendre le risque d’être humilié devant tout ce monde…

Elle m’en dit plus sur ce fameux Jacob. J’acquiesce et écoute sagement, en gardant le silence. Mon regard cherche le sien, détaille longuement cette lueur toute particulière qui s’y dessine. Ça devait être le pied, pour ce type. D’avoir une fille à disposition, surtout une fille comme elle. La russe est mignonne, farouche. Je l’imagine bien s'exécuter, sans broncher, accumuler la haine à chaque coup de rein - jusqu’au jour où elle l’a tué.  

Je peine à décrypter son sentiment exact, c’est plein de choses emmêlées. Alors je finis par détourner le regard.

“Mon père a tué un homme qui a abusé de moi quand j’étais gamin. Et j’en ai tué un qui a voulu s’en prendre de la même manière à ma soeur, il y a… un an, environ.” Façon de dire que je comprends son geste, si elle en doutait. Quand on écope du rôle de victime, il faut faire ce qu’on peut pour en sortir. Clair que je ne laisserai plus jamais le contrôle m’échapper - et que d’autres prendront en retour.

C’est la loi de la nature… Être chasseur ou chassé.

Je note tout de même que pour sa semaine d’esclavagisme, je ne pourrai rien lui réclamer du genre, sous peine de me faire tuer. Je retiens à peine un soupir déçu à cette pensée.

Je tourne à nouveau les yeux vers elle et souffle, “On y va ? Oh, laisse moi reformuler… On y va, esclave. Et porte les sacs, j’ai une petite tension dans les épaules, sûrement d’avoir frappé trop fort…” Petit sourire moqueur - et extrêmement satisfait - en m’étirant les bras avant de me relever. Je lui tends tout de même une main pour l’aider, on ne délaisse pas la galanterie.

Mais je t'emmerde connard ! Grogne la jeune fille lorsque ce dernier la qualifie de fragile. Etant donné son état actuel, il n'était pas loin du compte. Mais si il lui restait un peu de force, elle n'aurait pas hésitée à lui coller son poing dans la figure ! Et c'est certain que là, sans s'y attendre, il aurait moins fait le malin. Mais il enchaine sur l'idée de s'entraîner chez eux, loin des regards de la foule, et Anastasia garde néanmoins une mine renfrognée, tournant sa tête ailleurs. Il semble qu'un merci s'échappe de ses lèvres, sans qu'on en soit vraiment sûr.

Contre le mur, silencieuse, elle s'attendait à recevoir un : tu l'a surement mérité, de la part de Lee au sujet de son histoire avec sa bande de 'pote'. Mais à la place, il lui raconte deux moments clés de sa vie de survivant, ce qui a pour effet de faire avancer sa tête pour observer son visage et ses expressions. Comme d'habitude, rien ne passe. Rien. C'est le vide. Ce jeune est une vraie petite énigme, et même si il peut parfois - souvent - casser les couilles, elle aimait bien sa compagnie. De penser ça, elle a la sensation d'être inondée d'acide.

Ah ouais, chaud. Avant ou après l'effondrement ? Demande-t-elle, piquée par la curiosité. Puis, avec un sourire en coin, elle vient reposer sa tête sur ses jambes, yeux rivés vers lui, le visage à moitié caché par ses bras. Et ton père il est encore en vie ? Il va venir chez nous ? Avant d'ajouter, avec de l'humour : Y a moyen de se le taper ? Lee n'est pas dégueulasse, du coup, elle imagine que son père, avec les années derrière lui, doit être dix fois mieux.

Puis c'est finalement l'heure de lever le pied. Elle a un soupire de haine et perd aussitôt son sourire lorsqu'il commence déjà à faire son connard. Décidément, pas moyen d'avoir une discussion normale sans qu'il fasse quelque chose pour qu'elle ai envie de lui en coller. Ouais, ça va, ta gueule. Marmonne la jeune fille, qui refuse son aide pour se lever. Elle n'allait pas lui offrir cette satisfaction. Essayant de caler les sacs sur ses épaules, elle titube une ou deux fois avant de réussir à tenir l'équilibre, encore un peu sonnée.

“Peu de temps après.” je réponds d’une voix neutre, la tête tournée vers elle, captant son regard un peu planqué et sans un sourire lorsqu’elle m’interroge sur mon père. “Il est encore en vie, oui. Mais il n’est pas question qu’on habite ensemble.” Aaron rendait mon quotidien insupportable, rien ne pourrait me faire revenir à ses côtés. Je n’ai de toutes façons plus besoin de lui depuis longtemps. Pour ce qui est de se le taper… Mon regard glisse sans pudeur sur la russe, avant que je ne hausse les épaules. “Sûrement.” Si je la trouve baisable, il devrait logiquement partager mon avis.

On se lève, Anastasia refuse mon aide, soit. Je lui laisse les sacs, la regarde tituber sur quelques pas, entre le contrecoup de son K.O et le poids de nos bagages. Ca lui confère une allure très gauche et vulnérable, fait grimper l’envie de lui faucher les genoux pour le simple plaisir de la voir s’écrouler par terre. Mais je me tiens - cette semaine d'esclavagisme ne fait que commencer. “Mais si tu as envie de t’envoyer en l’air, ce serait plus simple avec moi.” dis-je en lui avisant un regard en coin. “Ce serait sûrement plus appréciable aussi, à moins que tu ne préfères les vieux.” Pas de jugement, ni de plaisanterie dans ma voix. Je n’ai pas ce type de préférences, je m’en fous. Il n’est, de toutes façons, pas question de forcer la main à une fille de la faction : Sam et Billie ne perdraient pas une seconde pour me trancher la gorge - ou autre chose.

Je passe devant pour ouvrir la voie, jetant toujours un oeil en arrière pour vérifier qu’elle m’emboîte le pas. Une fois sortis de la cohue de la Cage, dans la fraîcheur très supportable du début d’automne, on peut commencer à marcher. Il y en a pour environ une demi-heure à pieds.

***

Hier, je n’ai pas tellement eu l’occasion de l’emmerder. On est rentrés tard au camp, et Anastasia semble avoir pris soin de m’éviter pour échapper à son sort. Compréhensible, même si le contexte du groupe m’empêche de lui faire faire tout ce qui me viendrait à l’esprit.

Alors, au petit matin, quand le soleil rase encore l'horizon et que les membres du groupe émergent un à un, je viens frapper à la porte de son wagon. Quand elle m’ouvre, je débite simplement, “Je veux un petit-déjeuner et un massage.” De loin, c’est le meilleur pari que j’ai pu passer de ma vie.

Hâte que tu m'le présente alors. Fait-elle, pour rebondir sur la blague de se baiser son père. Et évidemment, chose à laquelle elle s'attendait, Lee aussi ne perd pas une seconde pour lui balancer qu'ils pourraient éventuellement baiser ensemble, et pour seule réponse, la russe lève ses yeux vers le jeune pour lui faire un beau doigt d'honneur. T'peux toujours te gratter l'mioche. Elle réajuste les sacs sur son dos, faisant craquer son cou. T'es pas assez.. A nouveau, elle le dévisage de haut en bas. .. mûr.

***

Le voyage du retour avait été long et éprouvant, pourtant il n'y avait pas beaucoup de temps de marche. Mais entre le KO du combat et faire le chemin inverse les bras chargés de présents pour la faction, Anastasia avait passée la journée du lendemain à dormir ; après avoir demandée l'autorisation à ses déesses. Le seul moment où la jeune femme quitta sa couchette, c'est pour se prendre à manger et à boire, ou faire sa pause pipi. Et par chance, par elle ne sait quel miracle, Lee n'est pas venu l'emmerder pour cette histoire de pari. Peut-être avait-il oublié ? Ou peut-être qu'il avait pitié. Elle priait pour la première.

Le surlendemain, Anastasia s'était réveillée très tôt, les muscles moins douloureux - même si son cerveau lui faisait encore défaut - requinquée par ces heures de repos. Avec cette sensation d'avoir bouffée du lion. Alors elle s'était préparée convenablement, prête à engloutir un bon petit déjeuné et remplacer la personne qui avait pris son tour de garde de la vieille pour qu'elle reprenne des forces. Elle pourra reprendre son entraînement pour le lancer de couteaux.

Mais alors qu'elle tresse ses cheveux, quelqu'un frappe à sa porte. Peut-être la personne qu'elle doit remplacer. Anastasia fait alors glisser la porte, se retrouvant avec horreur devant le visage faux de Lee tout sourire. Сволочь. C'est sortie tout naturellement. Un coup d'oeil dehors, le soleil se levait à peine. Après un soupire dégouté, la russe quitte son wagon pour se planter devant Lee. T'as qu'à t'foutre dans mon wagon, j'reviens. Au moins, être aimable ne faisait pas partie du contrat.

Le voyage n'est pas long, et après quelques moqueries, la voilà de retour avec un plateau de quelques gourmandises disponibles. Deux verres de jus d'orange, des fruits, et quelques viennoiseries. Enfin dans sa chambre, elle découvre malheureusement que le jeune emmerdeur était toujours là, impatient. Elle dépose le plateau dans un coin, lui donnant un verre. Tu veux quoi d'abord ?

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