A l’issue de la réunion, alors que les différents protagonistes se séparaient dans un crépitement timide, la grecque s’était rapprochée de la rouquine non sans hésitation. « J’aimerais m’entretenir avec vous si vous avez un peu de temps à m’accorder. » Avec sa tête mise à prix, sans doute le protocole lié à ses déplacements s’était-il drastiquement durci mais l’avocate devinerait à l’initiative de sa cadette l’importance de cette entrevue. Ce n’était évidemment pas pour le plaisir de sa compagnie ou pour se remémorer des souvenirs communs qu’elle sollicitait sa présence… « En privé. » souligna la jeune femme.

June passa une main sur sa nuque, la massant brièvement. Cette première réunion était achevée et… il y en aurait probablement d’autres. Aussi délicates. Pas tant à cause des personnalités présentes, le courant semblait étrangement passer en vérité, mais parce que le sujet ne laissait que peu droit à l’erreur. Alors qu’elle allait prendre congé, l’avocate fut interpelée par Elena. Elle la dévisagea longuement, se demanda ce qui pouvait pousser sa cadette à la solliciter elle en privé, plutôt que n’importe qui d’autre.

- On peut aller discuter dans ma voiture, dit-elle ; au moins, elles y seraient loin des potentielles oreilles indiscrètes.

La proximité induite par l’étroit habitacle offrait une scène surréaliste pour qui connaissait les deux femmes et leur passif. Malgré tout, la grecque était persuadée qu’un esprit pétri dans la ruse et la stratégie était précisément ce dont ils avaient besoin pour mener cette partie d’échecs à taille humaine. Plus que des impulsions dictées par l'émotion, aussi légitimes pouvaient-elles sembler… Elena rentra sans tarder dans le vif du sujet :

« J’ai été approchée par un homme de New Eden. Un soldat bien gradé qui a participé de près ou de loin à mon évasion de l’avant-poste de George en 2019. » Ce qui avait son importance. Elle s’humecta brièvement les lèvres. « Il est convaincu que la prise de Seattle aura lieu, avec ou sans interventions rebelles. Selon lui, leur régime ne lésinera pas sur les moyens pour y parvenir. » Et des moyens, toutes les deux savaient qu’ils en disposaient… « Il cherche des alliés susceptibles de l’aider à démanteler de l’intérieur le pouvoir établi. Il a évoqué une résistance qui peine à s’organiser au sein de leur communauté... Ce qu’il souhaite à court terme : prendre le commandement de l’avant-poste de Seattle, mais pour cela, encore faut-il qu’il existe et que la situation soit sous contrôle… Autrement dit plus d’attaques aléatoires sans en connaître les cibles, plus d’attentats meurtriers…  » Un climat propice à l’expansion qu’ils convoitaient en somme… Il s’agissait là de politique, pure et dure. Armand ambitionnait clairement les hautes sphères dans son groupe. Mais de quel type de leader s’agirait-il ? Pouvait-il être un complice ou au contraire les précipiter vers leur perte prématurément ?

Elena soupira, le regard figé droit devant elle. « Ce qu’il offre en échange de notre… coopération, c’est sa garantie, avec tout ce qu’elle implique de volatilité, qu’une fois installé il veillera à protéger la ville et ses survivants, nous y compris. » Elle se massa la tempe distraitement pour apaiser la migraine qui s’installait. « Mais aussi des informations, la possibilité de faire libérer des personnes qui le souhaitent au sein de son groupe… En attendant de renverser leur gouvernement. Je suppose qu'il espère qu'on parvienne à inspirer son peuple pour les inciter à se soulever. » La brune tourna le visage vers June pour sonder ses réactions. Du moins, essayer de lire à travers le marbre lactescent de son expression glacée…  

- Autrement dit… on vient de discuter de comment récupérer les explosifs qui pourraient détruire l’avant-poste de Seattle et… vous me dites qu’il faudrait finalement laisser faire ?

Elles étaient toutes les deux dans l’habitacle du véhicule qui avait emmené June ici. Son escorte était dehors, suffisamment loin pour ne rien entendre, suffisamment près pour intervenir en cas de besoin. Mais Elena ne semblait pas là pour l’agresser ou pour rabâcher le passé ; au contraire. D’une certaine manière, elle semblait vouloir lui confier une information sensible, alors que… ses plus précieux alliés n’étaient pas tous les autres ?

- Pourquoi m’en parler à moi seulement ? Questionna d’abord l’avocate, impénétrable, se gardant bien de donner son avis, pourquoi ne pas en avoir parlé avec tout le monde ?

Voulait-elle un avis ou pire : voulait-elle jouer double-jeu ? Peut-être pensait-elle que June serait plus à même de faire bande à part, en raison du passif de Fort Ward ? D’une certaine manière, ce serait absurde ; de l’autre, ce serait une preuve qu’Elena en avait suffisamment dans la tête pour dépasser ses griefs personnelles. Dans tous les cas, maintenant que l’information était là, bien sûr qu’elle y réfléchissait. Mais sa réponse se fera attendre un peu…

« Je n’envisage pas de renoncer à l’opération de Kitsap pour autant. » répondit-elle sur un ton égal. L’un n’empêchait pas l’autre. Elena ne se limitait pas à une option, un plan. Elle voyait large, n’écartait aucune éventualité. « Je crois sincèrement qu’établir une base commune nous sera profitable. Et je préfère savoir ces explosifs entre nos mains que celles de nos ennemis. » Si Armand ne tenait pas ses engagements, l’usage de ces explosifs deviendrait inévitable.

Aux interrogations, sans doute légitimes de l’avocate, Elena arqua d’abord un sourcil en posant le regard sur sa voisine. Ses raisons lui importaient-elles vraiment ? « Si vous en doutiez encore, sachez que de mon côté, de l’eau a coulé sous les ponts depuis le Ranch. » répondit-elle avec flegme. « Rien n’est oublié, naturellement, mais nous partageons à présent le même camp, quel qu’ait été le différend qui nous ait opposé autrefois. » June était une alliée, au même titre que les autres. « Les New Eden ne projettent pas qu’une simple politique d’expansion territoriale… » Comme les Remnants à l’époque. « Ce qu’ils veulent, c’est imposer une idéologie dans laquelle vous et moi n’avons pas notre place. » Les femmes en général ne jouissaient pas d’une perspective d’avenir très séduisante chez leurs adversaires, mais celles qui, comme elles, menaçaient leur système en revendiquant effrontément leur indépendance d’esprit étaient des cibles privilégiées. « J’étais à Colville au Printemps dernier et j’ai dû prendre une décision controversée pour assurer la survie et le succès de l’opération. Il est hors de question que je compromette nos chances aujourd’hui. » Elle arrima le cuivre froid de ses prunelles dans celles de la rouquine.

« Si je choisis de vous en parler à vous, c’est parce que nous avons une option que nous n’avions pas il y a encore quelques jours. Les cartes ont été redistribuées et j’ai besoin de joueurs expérimentés pour cette partie. » Elle ne doutait ni de Connor ni de Valérian, bien au contraire, mais l’affect ne pouvait pas trouver sa place dans ce contexte. Elle n’oubliait pas l’hésitation du grec à Colville qui s’était ressaisi in extremis. Et elle connaissait l’obstination du sportif. Ils ne pouvaient pas se permettre d’agir impulsivement. « J’ai besoin d’une tacticienne implacable dont je connais les ambitions. » June n’était pas qu’une femme de pouvoir, c’était une stratège qui avait fait ses preuves, fait chuter le précédent gouvernement de son groupe, mis à genoux plusieurs communautés et tenu tête à un assaut punitif dont elle soupçonnait la violence. « Et qui saura prendre les dispositions qui s’imposent. »

June plantait ses iris d’émeraude dans le cuivre glacé des yeux de sa cadette. L’ombre d’un sourire sans joie fit frémir la commissure de ses lèvres. Elena n’avait pas directement répondu à sa question, mais l’avocate devinait la réponse : son ancienne ennemie voulait jouait un double-jeu. Ou en tout cas, une partie un peu différente dans laquelle elle ne souhaitait pas inclure les autres personnes qui avaient partagé leur table plus tôt. Pas totalement en tout cas. Pas pour l'instant.

- Me flatter ne vous mènera nulle part, rétorqua d’abord la rouquine ; pour gagner du temps, mais aussi pour signaler qu’elle ne serait pas dupe.

Ses prunelles se détournèrent et fixèrent un point invisible par-delà le pare-brise. Ce serait mentir de dire que le sujet ne l’intéressait pas ou que son interlocutrice ne mettait pas le doigt sur des points évidents. C’était une porte ouverte qui laissait entrevoir des options particulièrement intéressantes, par rapport à ses ambitions initiales vis-à-vis de New Eden. Mais June savait aussi que les mots et les promesses ne valaient pas grand-chose, à raison.

- Avant toute chose, vous comme moi aurons besoin de garanties. Rien ne nous affirme que votre contact ne cherche pas simplement à nous ralentir, pour finaliser son avant-poste et nous éradiquer ensuite. Rien ne m’affirme également que vous ne cherchez pas à me piéger pour fabriquer une prétendue complicité entre ma communauté et New Eden, et ainsi nous mettre en difficulté, son regard revint s’ancrer dans celui de la grecque, l’eau a coulé sous les ponts, nos histoires anciennes ne sont pour moi que des faits de l’époque, mais je ne peux pas me contenter de votre parole que c’est également votre cas.

Même si Elena dégageait quelque chose, même si ses orbes parlaient pour elle… justement, ce genre de femme pragmatique était capable de tout. Du meilleur comme du pire. Et sa présence dans cette voiture caractérisait le fait qu'elles n'étaient pas si différentes, et donc qu'elle n'aurait pas de scrupule à jeter Fort Ward en patûre. L’avocate exigea alors avec sa fermeté caractéristique :

- Je veux rencontrer ce soldat, avec vous aussi. Je veux qu’on discute de nos garanties respectives et de comment on fait cohabiter cette « partie » avec les projets communs si ça doit rester entre nous, du genre : celui de faire sauter la gare.

« Vous m’avez interrogé sur mes raisons, les voici. Vous flatter ne m’intéresse pas ; pour reprendre une de vos phrases, je ne suis pas ici pour être votre amie. » Ses orbes s’étaient figés sur la rouquine pour la mise au clair. « Je suis là parce que cet homme joue un jeu qui m’est inconnu, qui l’est pour l’ensemble des protagonistes présents à cette réunion, mais qui vous est familier. Vous êtes une politicienne, et c’est exactement ce dont nous avons besoin dans l’immédiat. » affirma franchement la jeune femme. Son raisonnement pourrait bien échapper à ses amis – Sebastian ne l’avait pas approuvé- mais la grecque aurait le temps de réparer les égos froissés et les amitiés blessées quand ils seraient tous hors de danger.

Ses yeux roulèrent dans leurs cavités quand June évoqua une prétendue manœuvre pour piéger sa communauté. « Vous vous accordez beaucoup trop d’importance June. Votre existence m’est devenue insignifiante à compter du jour où des poissons bien plus gros que vous sont entrés dans le bassin. Je vous l’ai dit, et je le répète ; j’ai besoin de vous. Si votre groupe tombe, nous ne tarderons pas à vous rejoindre, je ne me fais pas d’illusions. » Et ce n’était évidemment pas dans ses projets. Les Remnant leur apportaient suffisamment de poids pour ambitionner des manœuvres percutantes, comme celles qui s’organisait avec le reste de leurs alliés.

« Pour le reste, je partage vos réserves. Il pourrait m’utiliser pour glaner des informations sensibles ou pour se hisser dans sa hiérarchie à des fins purement personnelles. Il pourrait ne pas honorer ses engagements ou ne pas avoir suffisamment de poids pour en garantir la pérennité. » Il y avait des dizaines d’autres éventualités qui gravitaient dans un coin de sa tête. Mais qui disait que l’attentat qu’ils orchestraient ne précipiterait pas leur perte ? Et si, à force de chatouiller le géant, celui-ci décidait de les écraser pour de bon ?

« Si nous parvenons à un accord avec lui, nous devrons en aviser les autres. Il faut que l’ensemble des communautés adhèrent au projet pour qu’il porte ses fruits. Bien sûr le risque d’entamer des négociations souterraines c’est de froisser le reste de la coalition et de créer une scission… » Soupira la brune en enfouissant ses doigts dans sa chevelure sombre. Mettre de l’ordre dans ses idées semblait puiser dans son énergie comme jamais. « Votre tête est mise à prix. » rappela la grecque en fronçant les sourcils. « Il tient à son anonymat et nous avons aussi tout intérêt à le préserver. » Ce qui signifiait ; pas de renforts si une rencontre devait avoir lieu.