En souvenir du passé.

Valérian jeta à cet instant un regard troublé à la jeune femme, incapable de maîtriser le capharnaüm d’émotions qui se bouscula derrière ses orbes sombres. Ses mâchoires se contractèrent pour empêcher cette marée de déborder de ses lèvres. Le grec se tut et dévisagea intensément Ruby. Il s’était retranché à son arrivée derrière un mélange d'indifférence et de dédain pour endiguer les émotions que la réapparition de la jeune femme susciterait chez lui. Elle déjouait pourtant habilement cette façade en le prenant à contrepied : s’il s’était préparé à encaisser sa colère, son amertume et son ressentiment, Valérian était déstabilisé par le calme de Ruby.

Une fugace expression de colère froissa son visage et il se détourna brusquement. Le comportement de la jeune femme éveillait en lui un inexplicable et profond malaise. Il se sentait dépourvu de son armure face à elle et s’en trouvait étrangement vulnérable, comme si par son absence de réaction elle l’avait dépouillé de toute sa hargne. Valérian évita par conséquent les orbes bleutés de Ruby et les confronta seulement à nouveau lorsqu’elle se lança dans le récit de ses mésaventures. Une fois encore, une sensation désagréable coula dans ses veines et distilla une âpre amertume dans sa bouche : le grec parvint toutefois à rester de marbre et hocha froidement la tête.  

Il se détendit légèrement à l’évocation d’Elena et consentit à baisser ses gardes. La grande tendresse qu’il éprouvait pour son amie désamorça spontanément son agacement, comme une clef adaptée aurait mis en branle un engrenage. « Oui, je… je ne m’attendais certainement pas à la revoir en vie. » avoua-t-il à mi-voix. La réapparition de la grecque avait été inespérée à ses yeux : elle l’avait d’ailleurs profondément ébranlé le jour où Valérian avait découvert Elena au No man’s land. Il avait été véritablement terrassé à sa vue, à tel point que ses jambes avaient manqué de se dérober sous lui.

« Ils opèrent au-delà de Seattle. » confirma ensuite le grec au sujet des Sinners. « Le groupe de Jerry n’était que la partie émergée de l’iceberg : cette organisation s’étend dans tout l’État. C’est ce que nous a avoué un de ses membres il y a quelque temps. » sous la torture et avant que Guinevere ne lui sectionne les organes génitaux. Valérian hocha la tête à la proposition de Ruby. « Si vos informations sont dignes d’intérêt, nous y mettrons le prix oui. »

Une ombre se déploya dans son regard à l’évocation de Joaquin. Le grec se sentit charrié au gré de douloureuses incertitudes. Il peinait en effet à arrêter ses sentiments au sujet de l’hispanique. Si celui-ci s’était rendu complice de viols en compagnie des Sinners, force était de constater qu’il était sorti de l'ornière en choisissant de sauver Ruby. « Il semblerait que tu aies fait naître une conscience chez lui. » dit Valérian avec un imperceptible sourire. Quelque chose chez la jeune femme avait de toute évidence ramené Joaquin à lui. Le sourire du grec disparut aussi vite qu’il était apparu. « Je sais qu’il a changé ; qu'il n'est plus le même homme. Mais je sais aussi qu’on ne s’affranchit jamais tout à fait des erreurs du passé. » Il parlait en connaissance de cause.

Valérian musela son inquiétude lorsque la jeune femme l'informa de son intention d’enquêter au sujet des Sinners. Les questions qui franchirent ses lèvres le déconcertèrent cependant. Pourquoi se souciait-il des risques que courait Ruby à se lancer dans cette entreprise ? Imperturbable, il soutint ses orbes bleus et hocha la tête. « Très bien. » déclara-t-il simplement comme si tout ceci lui était égal.

Il érigea à nouveau de solides remparts autour de lui et alluma sa cigarette dans un geste de parfaite nonchalance. Des volutes de fumée s’échappèrent de ses narines et il considéra avec surprise Ruby lorsqu’elle parut s’agacer de ses conclusions au sujet de New Eden. Un sourire placide retroussa ses lèvres. « En effet. » lui concéda-t-il avec une politesse guindée.

Les aveux de Ruby le défirent alors de sa superbe. Le visage empreint d'un mélange d’horreur et de stupéfaction, Valérian la contempla longuement, tandis que la signification de ses paroles se frayait un chemin dans son esprit. La tristesse qui miroita dans les yeux de la jeune femme confirma ses doutes et lui fit l’effet d’un coup de massue.

La colère prit soudain le pas sur le reste. Une colère qu’insufflait chez lui un étrange mais néanmoins puissant sentiment de détresse qui le consuma spontanément comme un arbre desséché s’embrase d’une étincelle. Les mots jaillirent de ses lèvres avec la force d’un torrent en cru qui emporte tout sur son passage. Furieuse, Ruby bondit à ce moment-là et traversa la pièce pour venir se planter face à lui. Ses paroles révoltées désamorcèrent la colère du grec dont le visage se décomposa. Il pâlit brusquement, comme sous l’effet d’une gifle, et contempla d'un air décontenancé la jeune femme. « Je ne suis pas… »    

Il se tut et serra avec force les paupières. Un soupir s'échappa d'entre ses lèvres. Lorsque Valérian rouvrit les yeux, son expression était changée : débarrassée de sa hargne, de son dédain, elle était empreinte d’une lassitude nouvelle. Il reprit alors la parole d’une voix sans timbre : « Allïa m’a expliqué que vous aviez besoin d’informations à fournir à New Eden ; de quelque chose de suffisamment crédible pour vous attirer leurs faveurs. Il y a bien une chose que vous pourriez leur donner. »

Je ne me rendis compte, qu’une fois face à Valérian, l’ampleur du combat que nous comptions mener. Les Sinners étaient présents bien au-delà de Seattle. Nous n’en avions éliminé qu’une infime partie, et il nous avait déjà fallu des mois de lutte acharnée, aux côtés de nos anciens alliés. Le coût à payer avait bien failli être lourd à porter pour la distillerie. Je restais silencieuse, les yeux légèrement écarquillés. « Ca ne va pas être une mince affaire. » Et pourtant… Je posai mon regard sur lui. « Vous êtes déjà impliqués également. » Il n’avait pas renoncé à ce combat, loin de là.

Je soufflai ce qui s’apparentait à un rire quand il souligna ensuite l’importance que j’avais pu jouer dans la rédemption de Joaquin. Faire naître une conscience chez lui ? L’hispanique le pensait aussi. Pour moi, c’était tout simplement inconcevable. Il avait compris depuis longtemps que je n’étais pas la brebis égarée pour laquelle je cherchais à me faire passer, simplement pour mieux amadouer mes victimes. Comment aurais-je pu l’aider à se racheter une conscience sans être ce que je prétendais être ?

Valérian non plus n’était pas dupe. Je le fixai longuement quand il me confia qu’on ne pouvait jamais complètement faire disparaître nos erreurs passées. « Tu parles en connaissance de cause, peut-être ? » Avait-il quelque chose qu’il souhaitait avouer pour soulager sa propre conscience ? J’étais certainement la dernière personne à qui il penserait pour ce faire.

Il s’était déjà réfugié derrière les hautes murailles qu’il avait eu tant de mal à ériger. Je n’étais pas certaine d’arriver de nouveau à ébrécher la sienne, de conscience. Et pourtant, tout tourbillonnait. Sa propre colère, bientôt rejointe par la mienne. Je lui répondis avec une même ardeur, avançant droit sur lui. Valérian ne me faisait plus peur depuis bien longtemps. Et si je m’attendais pourtant à me prendre un revers en représailles, il en fut tout autre. Ma propre colère chassa la sienne. Quand il reprit la parole, Valérian ne me paraissait être plus qu’un homme las, qui avait déjà trop vu et trop vécu, conscient que sa propre fin était inéluctable. J’en fus aussi désarçonnée qu’il l’était plus tôt. Je le fixai longuement, l’air troublé. Comptait-il réellement nous aider ? « De quoi parles-tu ? » Il en avait dit trop, ou pas assez.

Les yeux accrochés à ceux de Ruby, Valérian secoua la tête. Non, ce ne serait certainement pas une mince affaire. L’entreprise dans laquelle la jeune femme se lançait présentait des risques considérables. Elle et son groupe partaient sur la trace d’un monstre aussi bien gigantesque qu’insaisissable dont les mâchoires risquaient à tout moment de se refermer sur eux. La tâche paraissait démesurée aux yeux du grec qui regardait avec circonspection la jeune femme.

Il soupira et agita devant lui sa cigarette dans un geste las. « Par la force des choses, oui. » dit-il. « Nous avons retrouvé la trace de ces salopards suite à un concours de circonstances. » À savoir, la dangereuse vendetta dans laquelle Anton s’était engagé seul contre un groupe de pillards qui lui avait autrefois causé du tort. « Après quoi, nous avons découvert un de leurs hommes au No man’s land. Je m’y étais rendu en compagnie d’une amie ; elle faisait partie des femmes que nous avons libérées des Sinners : aussi n’a-t-elle eu aucun mal à reconnaître son ancien bourreau. » Valérian eût un sourire torve : « nous avons appliqué une justice expéditive - sans toutefois parvenir à extirper au préalable davantage d’informations à cet enfoiré. À mon grand regret. »

Il avait néanmoins pris plaisir à regarder Guinevere torturer cet homme. Ses pleurs pathétiques, à travers son bâillon, avaient nourri en lui une cruauté dont il avait jusqu’à présent ignoré l’existence. Valérian inclina ensuite la tête sur le côté face au scepticisme de Ruby. Il comprit sa réaction : en dépit des apparences, la jeune femme n’était en effet ni ingénue ni innocente. L’hispanique s’était-il donc laissé amadouer comme bien d’autres hommes avant lui ? Ou bien Ruby lui avait-elle seulement servi de prétexte pour s'affranchir de ses démons ?

Valérian expira de longues volutes de fumée et contempla pensivement la jeune femme. « Évidemment. » lui répondit-il en haussant une épaule. Plus que quiconque, elle avait été exposée aux aspects les plus noirs de sa personnalité. Elle avait essuyé ses colères, subit sa paranoïa et enduré la méchanceté qui sourdait comme une eau stagnante dans son coeur. Il avait fait éclater son univers en une multitude de morceaux épars en abattant froidement son protecteur des années auparavant, puis en la chassant de la distillerie. Et pourtant, une force supérieure s’entêtait à vouloir les réunir, comme s’ils avaient été incapables de se fuir tout à fait. « Peu importe avec quelle force on s’évertue à vouloir corriger nos erreurs ou les fuir, elles nous rattrapent inéluctablement. » commenta-t-il sombrement.

Si l’air avait jusqu’à présent vibré sous l’effet d’une tension contenue, leurs colères éclatèrent soudain et s’entrechoquèrent comme un violent orage. Ruby bondit et mangea la distance qui les séparait en quelques furieuses enjambées. Elle se planta face à Valérian et, l’espace de quelques secondes, ils se toisèrent intensément. Un flot de colère manqua de s’échapper des lèvres du grec qui blêmit cependant tout à coup, désarçonné par les propos de la jeune femme.

Ce n’est pas tout le temps ce que tu fais, sans penser aux conséquences ?!

La fureur de Valérian partit alors en fumée. Elle se désagrégea jusqu’à le dépouiller entièrement de son armure et le laisser amorphe. Ses épaules s’affairèrent et le poids des années parut soudain creuser les traits de son visage. Il secoua la tête. Il ne céderait pas à cette dangereuse colère. Il ne commettrait pas cette erreur une nouvelle fois.

« Il y a quelques mois, une équipe de the Haven a été capturée par un détachement de New Eden. » reprit-il d’une voix sans timbre. « Celui-ci opérait de façon non officielle et cherchait en premier lieu à se venger du massacre de George. Par la torture, ils ont obtenu d’eux quelques informations qui n’ont toutefois jamais été vérifiées, que je sache. » La preuve étant que the Haven continuait d’entretenir avec New Eden des rapports commerciaux. « Il a ainsi été dit que j'avais été à l’initiative de cette attaque, et que j’en étais donc le principal instigateur. Vous pourriez le leur confirmer : dites leur que je suis à la tête de ce réseau terroriste. Ils ne cracheront pas sur une telle information : qu’elle soit véridique ou non, elle servira leurs intérêts. » Ne serait-ce que pour alimenter leur propagande et donner un visage au mal que leurs soldats combattaient à Seattle. Valérian croisa le regard de Ruby et hocha la tête. « Dites leur que je suis le salopard qu'ils recherchent. Voilà qui devrait vous permettre de gagner leurs faveurs. » Et d'échapper au pire, qui plus est.

Je ne pensais pas que nos échanges seraient si riches en informations de toutes sortes. Je ne m’attendais pas à grand-chose en vérité, même si Valérian avait pris la peine de venir, ce qui traduisait une volonté de réconciliation. Il en avait fait du chemin depuis également. Il s’était lui-même confronté aux Sinners. Un sourire presque amusé m’échappa en réponse. Une justice expéditive… « On dirait que tu continues de récupérer des chats errants et de jouer les justiciers de l’ombre, tu n’as pas tellement changé au fond. » J’étais heureuse de l’apprendre, même si je ne pouvais m’empêcher de le tourner comme une pique. Il en avait toujours été ainsi entre nous. Il m’avait révélé d’autres facettes de lui entre temps, mais il restait foncièrement le même Valérian que j’avais connu. Seulement… Il était plus instable que jamais.

Mais il en avait pleinement conscience. Je le fixai longuement, quand il m’avoua à demi-mots qu’il ressentait toujours de la culpabilité. Est-ce qu’il en avait pour moi ? J’avais vécu une véritable descente aux enfers à deux reprises, par sa faute. J’avais la désagréable impression que Valérian me tirait vers le haut pour me jeter ensuite plus bas que terre. Et pourtant, je me tenais encore là, devant lui. Je soufflai doucement : « Il est toujours possible de se rattraper… Tant qu’il n’y a pas eu de mort d’hommes, en tout cas. »

La colère avait laissé place peu à peu à une certaine forme de lassitude et de tristesse. J’étais surprise qu’il ne s’entête pas dans celle-ci. Nous nous étions déjà tenus tête par le passé, et c’était rarement moi qui avais le dernier mot. J’étais surprise qu’il me fasse une offre. Je l’écoutai longuement sans mot dire, pour le laisser aller jusqu’au bout de sa pensée. Les informations qu’il me confia se recoupaient avec celle d’Andrea. Je ne pouvais pas en douter. « Nous avons appris ça, oui. » Je savais également par Allïa qu’ils avaient déménagé pour ces raisons. J’avais déjà songé à leur confirmer les informations qu’ils avaient réussi à arracher à nos alliés, pour leur donner un os à ronger, mais… « Tu es sûr de toi ? Ce sera te mettre une cible derrière le dos. » Je savais ce que ça impliquait. « Enfin tu en as déjà une avec cette prime… Ca ne leur suffira certainement pas, Valérian. » Je poussai un soupir retentissant. « J’imagine que nous pouvons leur donner la position de la distillerie maintenant que vous n’y êtes plus. Et l’information est moins officielle. » L'information n'était pas erronée, mais pas assez à jour pour eux. Est-ce qu’ils s’en satisferaient ? Peu de chances, mais c’était un début. Pour le reste… « Est-ce qu’il me sera possible de te contacter autrement qu’en passant par des messages codés au No Man’s Land ? En fonction de ce que nous pourrions apprendre d’eux, je suppose que ça vous intéressera également. » Que ce soit les New Eden, ou les Sinners… Un sourire pensif ourla mes lèvres. « Finalement, on dirait bien que nous menons de nouveau les mêmes combats, même quand nos routes se séparent. » C’était encore et toujours cette même chaîne invisible qui nous reliait. « Je te remercie pour ton aide. Je n’étais pas sûre que tu veuilles attraper cette main tendue. » Mais il l’avait fait.