@grant gybson

Sloan fixe le plafond de sa chambre. Il n’arrive pas à dormir. Il se sent idiot de se sentir aussi mal. Il a l’impression d’être un gamin geigneur. En fait, il est un gamin geigneur. Mais il n’y peut rien, le mariage de son père a fait naître en lui une énorme boule dans son ventre et elle ne cesse de grossir. Depuis leur union, Sloan évite les mariés comme la peste. Il fait en sorte de ne jamais les croiser et quand il n’a pas le choix, il ne leur parle pas et se contente de la politesse la plus minimum. Si son père en est gêné, alors il ne le montre pas du tout. Mais, le jeune homme a plutôt la sensation qu’il ne l’a même pas remarqué. Il se sent invisible. Invisible et démuni face à la démonstration de leur bonheur. Comment Peyton peut-elle se réjouir de se marier avec un homme qui pourrait être son père ? Un homme qu’elle n’a même pas choisi ?

Il déteste le fait qu’elle vive ici. Il est dans un simulacre de vie parfaite, dans l’illusion d’une famille heureuse. Et aimante. Ça le fait rire. Son père est plein de choses, mais certainement pas aimant. Amer, la conversation qu’ils ont eue il y a quelques mois lui revient sans cesse. Il lui a craché ses peurs à la figure, la peur que dès qu’ils arrivent, il soit remplacé. Il n’a pas fallu longtemps. Grant ne supportait visiblement pas de rester avec son fils unique. Il trouverait sûrement bientôt un moyen de se débarrasser de lui.

Agacé de ressasser les mêmes idées noires, Sloan se lève de mauvaise grâce. Il faut qu’il arrête de s’apitoyer et qu’il fasse comme son père : passer à autre chose. Dans la pénombre, il se dirige silencieusement vers les toilettes et une fois qu’il eut soulagé sa vessie, il se passe de l’eau sur le visage. Le reflet que lui renvoie le miroir n’est pas flatteur. Les cheveux en bataille, les yeux cernés, il a mauvaise mine. Pourtant, il n’est absolument pas à plaindre. C’est vraiment un sale gosse. Il glisse un regard vers son torse imberbe et soupire. Il a vraiment l’air d’un enfant. Sloan a toujours fait plus jeune que son âge.

Alors qu’il sort des toilettes pour se rendre dans sa chambre, la lumière s’allume et la silhouette de son père se dessine devant lui. Il sursaute et son cœur manque un battement. « Tu m’as fait peur. » grimace-t-il, une fois la surprise passée. Il s’avance dans le couloir et remarque avec une certaine incompréhension que son géniteur a l’air furieux. Pourtant, il n’a rien fait, lui semble-t-il. « Eh ben quoi ? Je peux plus aller pisser maintenant ? » lâche-t-il avec un sourire nerveux. La colère inexplicable de son père le met mal à l’aise. Il n'a pas spécialement envie de se disputer avec lui. « Bon, je retourne me coucher, hein… » ajoute-t-il en esquissant un geste pour le contourner.

Visiblement, son père ne l’écoute pas. Il s’avance à grand pas vers lui et Sloan fait un pas de recul, légèrement inquiet par la lueur qu’il voit briller dans les yeux de son géniteur. Alors, son père soulève son piercing au téton du doigt et le jeune homme baisse machinalement les yeux. Il retient de justesse le rire de soulagement qui gronde dans sa poitrine. Ah, ce n’est que ça. Il en avait presque oublié l’existence. Il déchante bien vite lorsqu’il entend le ton sec du Colonel. Il reçoit ses ordres et le regarde disparaître, figé dans le couloir. À pas lent, il se dirige dans sa chambre et regarde machinalement l’heure. Trois heures du matin. Il enfile un teeshirt qui traîne par terre et ressort.

Le sang bat à ses tempes et il se sent comme un gamin pris en faute. Il a l’impression d’avoir douze ans et d’avoir fait une grosse bêtise. Il ne comprend pas son angoisse pourtant. Il s’est fait hurler dessus trop de fois pour le compter. Puis, il se rend compte de la situation grotesque et pousse un profond soupir. Il se souvient à peine de la nuit où il s’est fait ce piercing. Son père n’allait tout de même pas lui faire une scène pour si peu. Dans un monde où des hordes de créatures sont prêts à les dévorer tout cru, ça n’aurait pas de sens.

Il pénètre dans le salon et esquisse un sourire qui feint une certaine décontraction. « J’aurai juré que tu étais au courant » lance-t-il pour désamorcer la bombe qu’il sent prête à exploser. Il n’a pas envie de se disputer cette nuit. « C’est vrai quoi, on a crapahuté des mois dans la forêt et maintenant que j’ai à nouveau mon intimité, voilà que tu tombes dessus ». Il ricane doucement. « ‘fin, c’est pas très grave. » affirme-t-il. Il a enfin compris pourquoi il avait si peur des reproches son père. Il espère que ce dernier va se mettre à rire, ou au moins sourire. Mais comme ça n’a pas l’air d’être le cas, il ajoute « Tu sais, le bon Dieu m’a puni… Ça s’est infecté et ça m’a fait un mal de chien. » Il grimace et se reprend plus poliment « Enfin, ça m’a fait mal quoi. »

Sloan fait souvent cela. Quand Rachel parlait de ses nombreuses frasques, elle ne pouvait s’empêcher d’ajouter que c’était le plus grand baratineur de tous les temps. Quant à sa mère, dès qu’il se mettait à parler beaucoup pour ne rien dire, elle en déduisait qu’il essayait de se sortir de situations épineuses. Elle ne se trompait presque jamais. Sauf que cette fois-ci, c’est différent. Sloan espère que son père ne va pas s’engager sur le chemin de la réprimande. Pas parce qu’il a peur de se faire engueuler. Plutôt parce qu’il a peur de ce que ça entraînera. Parce que Rachel et sa mère avaient quelque chose en commun qui les autorisaient à le disputer. Elles l’ont élevé. L’homme qui se tient en face de lui, il n’a pas ce droit.

L’avalanche de questions fait sourire Sloan. D’un sourire jaune. Quand Grant agit comme cela, il pourrait vraiment croire qu’il est face à un père. Dommage qu’il arrive avec vingt ans de retard. « C’était rouge et gonflé et t’inquiète pas j’ai été servi niveau douleur.» grimace-t-il néanmoins. Il accepte de prendre au jeu. Pourquoi pas, après tout… Si ça peut lui éviter un sermon. « J’avoue que j’ai jamais pensé à te le dire… A quoi bon ? » Ça n’aurait pas rimé à grand-chose. Tout comme cette conversation d’ailleurs. Instinctivement, quand son père lui demande les circonstances de son piercing, sa main se porte derrière son oreille et il caresse distraitement son tatouage.

Au moment où il a fait ce pari stupide, il essayait encore de juguler la tristesse du deuil de sa mère. Il avait tenté de noyer son chagrin dans les soirées, il avait fait encore plus de conneries comme si ça pourrait atténuer cette souffrance sans nom. C’était une horrible période. « Un pari stupide » résume-t-il d’une voix qu’il tente de maîtriser. Comment pourrait-il s’étendre sur ce sujet, quand Grant n’avait même pas daigné le serrer dans ses bras à l’enterrement et qu’il avait disparu sitôt après ? Ces pensées sombres, le jeune homme avait réussi à les tenir éloignées. Mais sans le savoir, son père les réveille avec son regard inquisiteur et ses questions – légitimes, il faut l’admettre. Il le regarde disparaître dans la cuisine et ne répond d’abord rien quand il lui demande ce qu’il y a à savoir d’autre. Il sent ses joues s’échauffer. A peu près vingt-trois ans d’existence. Grant a-t-il conscience qu’il ne fait que raviver sa rage ?

Sloan observe silencieusement le verre d’eau. Il sent la colère bouillonner dans son ventre. Il refuse de regarder son père qui le fixe avec intransigeance. Il doit se taire. Boire son verre d’eau, aller se coucher. Laisser les non-dits détruire définitivement cette parodie de relation père-fils. Ce n’est pas comme s’il y avait quelque chose à sauver. Ils sont doués pour faire semblant. Il joue le gentil fils, et Grant le père attentionné mais ce n’est qu’un spectacle pour New Eden. « Tu veux que je commence à partir de quand ? T’as loupé pas mal de choses depuis ma naissance. » Les mots s’échappent avec froideur. Il n’arrive pas à les retenir. Il relève enfin le regard pour le planter dans celui de son père et étire un sourire ironique sur ses lèvres.

« La première fois que j’ai fumé un joint ? C’était à quinze ans. Et ma première cuite, c’était à treize ans. » Il pourrait s’arrêter là. Partir. Éviter davantage les pots cassés. Mais une digue a cédé. « J’ai perdu ma virginité à quatorze ans, c’était juste une fille comme ça, on s’est jamais revus. » continue-t-il. Ce n’était pas vraiment une fille comme ça, c’était Ilona et il était fou d’elle. Elle ne lui a jamais reparlé après cette nuit. Sauf que ça, son père ne mérite pas de le savoir. « Je peux continuer comme ça pendant des heures, tu sais ? Je peux te parler du scooter que j’ai détruit ou de la raclée que j’ai failli prendre par le père d’une de mes copines quand il m’a retrouvé à poil dans sa chambre. » Il fixe son père avec défi tout en repoussant le verre d’eau vers lui, refusant cette invitation à la discussion. « Mais j’suis claqué, je préfère aller me coucher. Toi, t’as ta nouvelle famille qui t’attend dans ton lit. Fais pas attendre ta femme. » Il hausse les épaules. Sa voix est froide, sa rancœur est brûlante. Incapable de contenir son amertume, il lâche avec un sourire mauvais « Qui sait peut-être que si tu élèves mieux ton deuxième gosse, tu lui éviteras un téton infecté. »

Son père est d’un calme olympien. Il ne trésaille pas, reçoit tous les reproches tout en étant impassible. Et ça, ça met Sloan hors de lui. Il aimerait, rien qu’une fois dans sa vie, avoir l’impression de heurter cette armure épaisse. Il aimerait avoir l’impression de compter assez pour l’impacter. Grant évoque la possibilité d’un deuxième enfant et ose lui demander si c’est ce qu’il veut. Il est tellement en colère qu’il ne prend même pas la peine de répondre. A la place, il écoute le monologue de son père sans bouger, accueille chacun de ses mots dans le silence le plus absolu. Pourtant, tout son être entier lui hurle de protester contre chacun de ses mensonges. Il s’y refuse. Son père veut être impassible ? Lui aussi peut l’être. Il écoute les reproches que s’adresse à lui-même mais il ne les entend pas. Il ne voit qu’un immense hypocrite qui essaye de se convaincre qu’il n’est pas mauvais. Pourtant, si Sloan n’avait pas été si bien élevé – pas par le colonel, bien sûr – il l’aurait vertement insulté. Son père l’invite à la discussion et le jeune homme hésite, figé. Puis, il se dit, à quoi bon refuser ? La boîte de Pandore est déjà ouverte après tout. Alors, Sloan s’assied en face de son père d’un geste lent. Il prend son temps avant de parler. Il s’imprègne de cette rage qu’il musèle depuis des années. De sa tristesse, de son désespoir. De sa culpabilité aussi.

« Tu me fais rire à me demander mon avis. » dit-il en réponse à sa première question. Pourtant, il n’y a plus l’ombre d’un sourire sur son visage. « Est-ce que je veux te voir bercer un autre gamin ? T’entendre te lever la nuit à chacun de ses pleurs ? En bref, est-ce que je veux enfin te découvrir dans le rôle de père ? » Ses yeux flamboient de ressentiment. « Non. Non, je ne le veux pas. Ça me tient éveillé la nuit, j’ai une putain de boule dans le bide dès que j’y pense. » lâche-t-il avec une sincérité brusque. Sa main se crispe sur la table, ses jointures blanchissent. « Pourtant ose prétendre que ça ne va pas arriver ? Toi et moi, on le sait, si t’as épousé… » Le nom de Peyton refuse de franchir ses lèvres. « Si tu l’as épousé… c’est uniquement pour la foutre en cloque. C’est ce que New Eden veut, non ? J’ai pas mon mot à dire alors ne me fais pas l’affront de me demander mon avis. D’ailleurs, t’as pas ton mot à dire non plus. » Il le sait très bien, que ce jour finirait par arriver. « Tu veux que j’te dise ? Je suis même surpris que tu te sois pas déjà débarrassé de moi. Avec tous ces mariages, je me suis dit… Je me suis dit que t’allais me trouver une femme et me dégager de ta maison. »  

Finalement, Sloan attrape le verre d’eau et avale une gorgée pour essayer de déloger la boule qui s’est formée dans sa gorge. « Tu dis que tu n’étais pas là physiquement ? Si y’avait que ça… Avant la pandémie, t’étais qu’un putain d’inconnu… papa. T’étais pas là tout court. J’aurais pu supporter ton absence si au moins j’avais senti que tu t’en faisais pour moi, si… si tu t’étais comporté comme si j’étais ton fils. Mais j’ai jamais été assez important, ça non… Ton métier, ton pays… Ça comptait plus, je le sais. Quand maman… » Sa voix se brise. « Quand ma mère est morte, tu n’as pas été là non plus. Tu m’as mis la main sur l’épaule et tu es reparti. C’est tout ce que tu as toujours su faire. Partir. » Incapable de rester en assis plus longtemps, Sloan se lève, pris dans la frénésie de sa colère. Il commence à faire les cent pas devant son père, bien loin d’avoir terminé. « Oh je sais ce que tu vas me dire ! C’est vrai que la pandémie t’a un peu coincé avec moi… C’est vrai quoi, il fallait juste une fin du monde pour que je t’intéresse ! Et encore, ça c’est quand t’étais pas occupé à t’occuper des autres ! » Le souvenir flou de Gin et de son bébé revient à la surface et la nausée le prend. Il avait tout fait pour effacer de sa mémoire cette période de sa vie. « Tu vois, j’avoue que je suis un petit con égoïste… Mais j’aurai quand même aimé te suffire… Rien qu’une fois. Mais je sais bien qu’à tes yeux, être le sauveur, le défenseur de la veuve et de l’orphelin, c’est plus important qu’être mon père ! »

Il ferme les yeux et prend sa respiration. « Tu veux que je continue sur les reproches ? Bien parlons de Peyton alors ! » Il crache son nom comme une insulte et à ce moment-là, sa haine est plus forte que tout et l’empêche de réfléchir correctement. Il la hait, cette femme. Plus fort même que son père. « Bordel de merde mais qu’est-ce qui va pas chez toi ?! Elle a presque mon âge ! » A présent, il hurle. « Pourtant, elle t’a bien pris le temps de l’épouser, hein ? Tu veux faire ça dans les règles ? Le mariage, puis le gosse. Pas comme avec ton bâtard de premier fils… » Il pointe un doigt rageur vers lui. « C’est bien, tu peux te faire une vie parfaite, maintenant ! Pas refaire les mêmes erreurs qu’avec maman et moi ! On est ici depuis même pas un an et t’es déjà marié ! Pourtant, elle, tu ne l’as jamais épousé… Pourquoi ? Pas la peine de répondre… On n’était pas assez bien c’est ça ? » Encore une fois, ce n’est pas une vraie question. Sloan tourne le dos à son père, la respiration haletante. Il tremble de tous ses membres. De colère, de tristesse. Il reprend d’une voix moins forte. « Tu veux que je te dise… Mes deux parents sont morts. Maman et Rachel sont mortes. »