Port Ludlow. On est pas hyper bien lotis, mais on se dit que ça pourrait être pire. Au moins on parvient à se chauffer - un peu comme on peut. Les réserves sont pas bonnes, l'hiver va pas être de tout repos. Néanmoins, on sait que ça pourrait être largement pire. Un soupir m'échappe alors que j'essaie de me relever. Suivi d'un grognement de douleur. J'ai pas vraiment la force de m'occuper de Lukas dans mon état, à cause de la fièvre d'abord, et surtout des blessures qui ont du mal à se remettre. Celle au mollet est la pire...

Quelques pas me font déjà serrer les dents, tout ça pour voir finalement que mon fils est même pas dans son lit. J'sais pas si c'est la température qui m'fait croire qu'il faut absolument que je le retrouve, maintenant, mais l'idée m'obsède comme un écho. Je fais le tour de la pièce, cherchant dans des endroits clairement absurdes avant de voir la porte de la pièce s'ouvrir. Jaren est là, Lukas avec lui.

J'ai un soupir qui m'échappe soudainement, en me laissant retomber sur le lit un brin miteux sur lequel je trouve à peine le repos. J'ai froid soudainement. Il a faim ? Que je demande à l'homme, prête à tendre les bras. Mais j'en tremble d'autant plus, et c'est clairement pas rassurant.

C'était vraiment la galère depuis l'attaque. On avait trouvé un coin pour s'abriter, mais le chauffage était plus que rudimentaire, et l'abri tombait doucement en ruines. Yulia était blessée et malade, Lukas n'avait rien, à part faim. J'attendais avant de partir. Je n'allais pas rester dans un endroit comme ça, avec ma femme malade, et mon fils à peine né. C'était un miracle qu'il n'ait rien attrapé de grave.

J'étais sorti pour laisser Yulia se reposer, mais le tour avait assez duré, Lukas avait froid. En ouvrant la porte, je vis Yulia, visiblement inquiète de ne pas retrouver son fils. Mais je le serrais contre moi, pour le rassurer le plus possible. Yulia s'écroule sur un lit, et je la rejoins, prenant une couverture au passage, pour l'enrouler dedans, et la prendre contre moi.

- Je viens de lui donner à manger. Je voulais pas te réveiller.

Même si elle avait froid, elle était brûlante. Et j'étais très inquiet par son état. J'avais heureusement emporté quelques plantes qui pouvaient légèrement aténuer sa fièvre, mais sans réels médicaments, c'était une crainte permanente.

- Dès que tu vas un peu mieux, je file à The Haven pour aller chercher Happy, et on part se réfugier au chalet.

La route serait longue, mais au moins, on aurait à manger, on aurait chaud. Elle pourra se remettre tranquillement, Lukas pourra passer l'hiver en sécurité.

D'accord, j'ai un soupir soulagé, mes doigts s'agrippent à la couverture, avec la fatigue en prime. Je ferme les yeux et les sens me brûler de plus belle. Je sais pas vraiment si j'écoute Jaren quand il me parle. En tout cas je l'entends m'indiquer un truc qui met un temps fou à me venir concrètement en tête, à se déchiffrer. Quoi ? Que j'articule sans vraie force dans la voix. Mes pupilles se posent sur lui, toujours dans l'incompréhension.

Mais son air déterminé m'indique de toute façon ce dont il parle, j'ai pas vraiment la force de tempêter, j'entends néanmoins pas lui donner raison. Certainement pas, on ne les laisse pas, que je lui indique dans un soupir. J'ai pas envie de débattre, encore moins de me battre. Mais il va falloir parce que Jaren a son attitude qui indique qu'il attend pas vraiment mon opinion sur la question. Ou ils viennent avec nous. Mais c'est à plusieurs semaines de marche, on est épuisés, et avec New Eden au cul, on risquerait de compromettre nos alliés, que j'ajoute, fermement.

Aussi fermement que je le peux en tout cas, autant dire que c'est pas miraculeux.

Je soupire. Je savais qu'on allait se disputer là-dessus. On ne se disputait jamais, sauf à ce sujet. Si j'étais pour la fuite, elle tenait absolument à rester. Je pouvais l'admettre en général, mais pas là. Pas à la regarder pas si loin de la mort, et avec notre enfant, sans qu'on ait un abri potable pour nous protéger de la météo de l'hiver, et des dangers extérieurs. Pas cette fois-ci.

- Hors de question. Tu as besoin de repos, Lukas doit être en sécurité.

Hors de question d'inviter tout le monde. Déjà parce que c'était trop petit, et en plus... Non, hors de question.

- Je t'en prie, pour une fois, penses à ta santé avant de te sacrifier pour les autres.

C'était toujours la croix et la banière pour la calmer, et la convaincre de se reposer. A chaque blessure, à chaque maladie, je devais enfiler mes gants de boxe pour la clouer au lit, en l'écoutant maugréer. Mais cette fois, il ne s'agissait pas que d'elle.

- Je t'en prie, laisses moi m'occuper de toi, pour ton bien, et celui de Lukas.

Je m'attendais à ce qu'elle me saute à la gorge pour ça. C'était clairement de la manipulation par culpabilisation. Mais avec un peu de chance, elle ne le remarquerait pas. Et c'était pour la protéger aussi. Je ne pouvais pas être constamment avec elle, et si elle était faible, n'importe quoi pouvait arriver ici.

Qu'est-ce qui t'empêche de le faire ici ? Avec les autres ? Que je lui rétorque finalement. Je suis dépassée par sa demande, je sais qu'il aimerait vraiment que je me range à son avis, que je l'écoute pour une fois. Mais je peux pas me permettre de laisser ces gens-là, par confort pour moi. C'est pas comme ça que ça se passe désormais, j'y arriverais simplement pas en me disant que c'est normal de pas regarder en arrière.

Quand t'as quitté ton chalet, c'était parce que t'en avais besoin, que t'en pouvais plus d'être seul, tu te souviens ? Que je lui demande en fronçant les sourcils. Peut-être qu'il a oublié à quel point la solitude était en train de le ronger, de le rendre fou. A force de voir tout ce monde graviter autour de lui, Jaren à laisser de côté certains souvenirs pourtant vifs dans ma propre mémoire. On en a parlé des heures de ça. Des heures entières. Tout ça pour qu'on retourne s'y enfermer, tous les trois ?

Si lui en a souffert, comment peut-il penser que je vais y survivre ?

Je soupire. Je m'étais lancé dans ce sujet, que je savais perdu d'avance. Pour moi, c'était l'unique chose à faire. Se retirer, le temps que l'hiver passe, que la situation s'améliore, qu'on puisse reprendre quelque chose de stable ensuite. Tous ensemble. Mais là, on était seul, quoi qu'on dise. Tout s'était écroulé de nouveau autour de nous, et je n'avais pas envie de risquer quoi que ce soit, une fois de plus.

- Arrête. Tu es très malade. Lukas et toi auraient besoin d'un endroit chaud et sécurisé pour se remettre sur pieds. Je sais que tu ne veux pas partir en laissant les autres, mais c'est pas ici en creuvant doucement dans une chambre froide et humide que tu vas les aider.

Je touchais la corde sensible. C'était un peu pour cette raison qu'elle était venue la première fois avec moi. Cette fois, je n'arriverai probablement pas à lui faire changer son avis, mais quand même. Elle était encore plus tétue que moi, et c'était terrible. J'espérais parfois en souriant que Lukas ne soit pas aussi tétu que nous deux réunis, mais à voir dans le futur. Mais c'était à redouter.

Elle aussi touchait la corde sensible. Je fronçais les sourcils en la regardant. Culotté quand même. Elle osait jouer cette carte là. Ca n'avait aucun rapport. Quelle mauvaise foi.

- Mais je te demande pas de partir toute ta vie avec moi à la montagne. Je te demande de venir de rétablir et passer l'hiver. Juste deux mois. JUSTE deux mois.

Le ton était un peu monté. Elle avait réussi à me trouver. Et pourtant, je ne pensais pas être agacé aussi rapidement. Pourtant.

Il perd patience, moi aussi étrangement. Je sais même plus quoi lui dire pour qu'il m'écoute, qu'il entende l'absurdité de sa demande. Je suis en effet fatiguée, mais plus encore, j'aimerais qu'il voit qu'on a besoin des autres. Jaren est comme ça : trop solitaire pour avoir besoin des autres. Il a juste besoin de moi, de son fils, il croit que ça peut lui suffire. Mais c'est pas comme ça que ça se passe désormais, et il va devoir le réaliser. Je soupire, secoue la tête. Il peut monter le ton, je sais le faire également.

Et prendre le risque de ne retrouver personne en revenant ? De tous les perdre de vue, comme on a perdu Isha ? Que je lui rappelle, pour qu'il se souvienne qu'il y a déjà un homme qui a disparu, une mère en souffrance. Nous n'avons plus d'abri, c'est le meilleur moyen de rester seul pour toujours, c'est ce que tu veux ? Je pose la question, mais je crois que je connais déjà la réponse : oui. De toute façon, nous prendrions plus le risque de mourir sur la route jusque là-bas qu'ici avec eux, pragmatiquement en tout cas. Lukas ne supportera jamais le froid et le trajet, que j'ajoute, pour lui faire un électro-choc.