•• Début décembre 2021 ••

- T’en es sûre ?
- Sûre d’avoir vu un truc, oui, me confirme Sun, l’air concentrée.

On est toutes les deux positionnées devant la barrière qui ferme le pont. Je tiens une paire de jumelle et inspecte l’autre bout de l’unique chemin qui nous relie au continent. RAS pour l’instant, mais l’équipe de nuit aurait aperçu des phares au milieu de la nuit. Ça pourrait n’être rien, mais on a aucun groupe de ravitaillement supposée revenir et la circulation des bagnoles n’est plus tellement à la mode ce temps-ci. J’aime pas ça.

- Vous tombez bien !

Je m’adresse aux deux jeunes gens qui arrivent. Alyona et l’autre gosse relou dont j’ai oublié le prénom. Mais bon, il a tendance à m’écouter et fait du bon travail, je vais pas me plaindre. Une fois que Luke sera là, la team de la matinée sera au complet, mais je n’ai pas besoin de lui justement. Pas encore.

- Cette nuit, y’a une caisse qui s’est pointée à l’autre bout du pont, s’est arrêtée cinq bonnes minutes et s’est barrée, je consulte Sun du regard pour vérifier que je ne me trompe pas en restituant ses dires, j’aimerais aller jeter un œil, voire si on peut pister… qui que ce soit.

Ça peut tout aussi bien être de pauvres gus qui cherchent à survivre que des éclaireurs de New Eden. Dans le premier cas, on peut peut-être les aider et dans l’autre, on va effectivement les aider… à quitter cette vie de merde. Machinalement, je regarde en direction du continent, sans les jumelles cette fois. J’espère que la pluie n’aura pas trop noyé les traces de pneus ou n’importe quel autre indice exploitable.

- Tu viens avec moi ? Je parle à Alyona et la question est rhétorique : on est pas là pour glander, et toi, tu fais le job ici avec Luke, comme d’hab. Je vous tiens informés au talkie, je tapote l’appareil épinglé à ma ceinture, go !

Je zippe mon blouson jusqu’en haut et fait glisser la bandoulière de mon MP4 pour que le fusil automatique, en sommeil dans mon dos, se retrouve dans mes mains. Je passe le cordon des jumelles autour de mon coup et check que j’ai bien mon couteau… c’est ok ! On peut y aller.

Début décembre. Agate.

Se retrouver à l’un des avant-postes est une bouffée d’air frais, pour Alyona: elle n’a pas l’occasion de sortir régulièrement du camp principal, si bien qu’elle y passe une grande partie de son temps. Alors, dès qu’elle le peut, la jeune femme se porte régulièrement volontaire pour faire partie des équipes de surveillance: autant dire qu’elle ne le fait pas pour se la couler douce. Pas comme ce gosse relou qui lui sert de binôme: lui semble bien décidé à faire le minimum syndical, malgré les remarques bien senties de la jeune femme. Ce qui est rageant, c’est qu’il fait tout de même du bon boulot, pour un mec plutôt flemmard.

Les deux arrivent à pas rapides vers le pont -ou plutôt, l’un traîne la patte tandis que l’autre ne prend pas vraiment la peine de l’attendre-, lorsqu’ils aperçoivent deux personnes: Sun et Jill. Tu crois qu’il s’est passé un truc hi… Elle le fusille du regard. Ta gueule, lui lance-t-elle, reportant son attention sur les deux femmes. Il s’apprête à protester, sûrement prêt à monter sur ses grands chevaux, mais elle le coupe avant qu’il ne puisse dire quoique ce soit. Justement j’essaie de voir si c’est le cas, mais t’arrêtes pas de jacasser !

Finalement ils arrivent à la hauteur des deux femmes, et Alyona est particulièrement surprise d’entendre qu’ils arrivent au bon moment: tant mieux, cela dit. Ah ? Elle ne l’interrompt pas plus et écoute le reste de ses explications: comme le gosse relou se le demandait quelques instants plus tôt, il s’est bel et bien passé quelque chose. Reprenant sa mine sérieuse, la jeune femme se met à réfléchir: quel genre d’individus serait susceptible de venir jusqu’ici ? Un paquet en soit. Des gens paumés, d’autres groupes, des pillards ou… des éclaireurs de New Eden.

Ouais bon clairement, difficile d’évaluer la potentielle menace de cette étrange venue: toutefois, dès que Jill parler d’aller jeter un œil au cas où en lui demandant de venir, elle n’a aucune hésitation. Ouais. T’as raison, vaut mieux aller regarder au cas où. Après tout, les informations sont plutôt maigres: une bagnole, ça ne donne pas le nombre exacte de personnes présentes. En plus, une autre question se posent: sont-ils réellement partis, ou traînent ils encore dans le coin ?

Les deux n’attendent pas plus, et rapidement, elles se mettent en route: vérifiant que son arme de poing et son couteau sont à portée de main, Alyona suit Jill, tout en regardant avec attention le sol: vu qu’elles vont faire du pistage, autant se concentrer en priorité là-dessus, non ?

On part avec la petiote pour traverser le pont. Au-dessus de nous, le ciel tire la gueule, comme 95% du temps à cette période de l’année, on ne va pas se mentir. Il s’agit de notre unique passage vers le continent, lorsqu’on part par la route, alors il est évidemment dégagé. Les épaves ont été poussées sur les côtés pour que nos véhicules, même les plus lourds, puissent facilement passer. Les choses sérieuses commencent donc lorsqu’on arrive de l’autre côté de la passerelle. Là, j’inspecte le périmètre à la jumelle d’abord.

- Tu sais quoi faire si tu vois un truc suspect, déclaré-je à Alyona.

Dans l’immédiat, je ne détecte rien. Pas de mouvement dans la végétation, pas de tireur embusqué dans les ruines calcinées de notre ancien poste de garde, pas de contingent ennemi qui débarque à fond. Je lâche donc l’objet et referme les mains sur mon fusil. D’un signe de tête, je fais signe à ma complice qu’on avance un peu. Prudemment. On ne met pas longtemps à repérer des traces de pneus sur le bas-côté, probablement là où le véhicule s’est arrêté quand Sun l’a grillé.

- Hum… regarde, je lui désigne les croisements dans la boue, causés par la voiture inconnue au bataillon, on dirait qu’ils se sont mis là, puis qu’ils ont reculé pour finalement partir par là, je montre la route qui s’éloigne vers Suquamish.

Ça peut vouloir dire beaucoup de chose en vérité. Ont-ils observé le pont avant de choisir de ne pas le traverser ? Ont-ils simplement eu un besoin pressant ? Sont-ils venus espionner spécifiquement leur activité ? Ont-ils déposé des gens dans les parages pour tendre des embuscades ? Je ne peux m’empêcher de scruter la forêt à moitié dénudée par l’automne qui s’étend à notre droite. Elle est aussi calme que menaçante, c’est justement là que Nathan a été capturé il y a un an de ça…

- On regarde si on trouve d’autres indices qui nous diraient ce qu’ils ont foutu ici. Et sinon, on va essayer de suivre les traces de la bagnole.

C’est peut-être un peu périlleux, c’est peut-être rien de grave ; mais je n’aime pas cette histoire.

Elle se contente d’hocher de la tête: oui bien sûr, elle sait ce qu’elle doit faire dans ce cas précis. Enfin, s’il s’agit bien d’uniquement prévenir sa coéquipière du moment, autrement dit Jill. De toute façon, il serait complètement insensé de courir vers quelque chose de suspect, sans en savoir le potentiel danger, non ? Alors elle commence à regarder les alentours à l’aide des jumelles qu’elle a pu emprunter: pour le moment, rien à signaler… Puis son aînée lui fait un signe de la tête, pour lui signifier qu’elles doivent un peu avancer: elle le fait sans broncher, et rapidement, son regard se pose à nouveau sur le sol.

Bien sûr, il y a des traces de pneus: et lorsque Jill lui explique ce qui a pu se produire, elle ne peut que hocher de la tête. Effectivement… Elle reste un long instant silencieuse, comme plongée dans ses pensées. Mais ça ne nous avance pas beaucoup non plus, ajoute-t-elle avec un léger soupir. Cette voiture peut bien être tout à fait celle d’inconnus paumés que d’éclaireurs venus pêcher quelques informations… Autrement, le niveau de danger peut tout aussi bien être nul que terriblement élevé, une fourchette bien trop large pour se permettre de relâcher leur vigilance.

Ok, allons-y. Alors qu’elle s’apprête à y aller, elle se retourne de nouveau vers son aînée. Autant ne pas trop s’éloigner, non ? Histoire de pouvoir réagir en conséquence. Cela peut passer pour de l’appréhension, mais il n’en est rien: simplement, malgré son jeune âge apparent, Alyona ne se fait pas d’illusions. Si elles se séparent un peu trop dans leur quête d’indice, inutile de dire qu’elles accentueraient un potentiel danger. Alors, sans vraiment quitter le champ de vision de Jill, elle se met à scruter les alentours et le sol, attentivement.

Pour le moment, rien de très concluant encore: autour d’elles, il y a surtout un lourd silence, en dehors des bruits habituels causés par le léger vent passant entre les arbres de la forêt. Sans se diriger vers cette direction, la jeune femme se contente de rester vers le bord de la route, non loin des traces du véhicule, lorsque… Tiens, je crois que y’a un truc par ici… Elle se penche légèrement, et reconnaît bien assez rapidement… des clopes. Pas sûre que ça aide vraiment, mais en tout cas, elle sont éteintes depuis un moment. Après tout, cela serait inquiétant si elles émettaient encore de la fumée, non ?

- Hum…

La gamine vient de trouver des clopes. Ça ne dit pas grand-chose, mais c’est significatif. Ils y en a plusieurs, à moitié enfoncées dans la boue, pliées par des traces qui ressemblent à des semelles. Preuve donc que nos inconnus n’ont pas fait que passer.

- Les gens qui étaient là ont pris le temps de s’arrêter et de sortir de leur caisse.

Ça ne veut rien dire de plus en vérité. Ils peuvent avoir fait un stop pour une grosse pause caca, pour remplir leur réservoir ou juste pour se poser, sans savoir qu’on est de l’autre côté de la rive. On suit le bas-côté boueux, dans la direction qu’a visiblement prise la voiture. Dans notre dos, le pont s’éloigne. Encore un peu et il n’y a plus que les arbres à moitié nus qui nous encerclent.

- Pas de chance pour lui…

On croise la dépouille d’un rôdeur. Sa tête n’est qu’une bouillasse immonde sur laquelle on devine les stries des pneus d’un 4x4. Vu l’angle de ses membres, le vorace a été percuté par la caisse, trainé sur quelques mètres, puis les roues l’ont écrasé. Un spectacle aussi malheureusement commun que dégueulasse.

On pourrait déjà en déduire que les personnes qu’on traque se sont barrés, mais je veux continuer un peu. Et plus loin, d’autres silhouettes désarticulées se trainent péniblement sur le bitume. Jambes broyées, bassins explosés, bras désaxés… les mordeurs rampent lentement, râlant autour d’une voiture encastrée dans un arbre.

- Fais gaffe, que je signale aussitôt à ma binôme.

Je me tends à nouveau, fusil bien en main, sens aux aguets. A première vue, la bagnole est vide. Le pare-brise à moitié cassé est maculé d’un fluide marronnâte poisseux et malodorant. J’imagine que dans le noir, ils ont été surpris par le petit groupe de morts, l’ont percuté, une cervelle a éclaté sur leur vitre, ils ont perdu la visibilité, etc. Une belle réaction en chaine de merdes.

- Je m’occupe des grogneurs. Check si tu vois des traces de pas dans la forêt.

Les portières sont ouvertes, ils n’y a pas de dépouilles récentes, les voyageurs ont dû se barrer à pieds.

Ouaip, et ça veut aussi dire qu’ils étaient pas pressés de partir d’ici. Après tout, qui prendrait le temps d’arrêter sa bagnole et d’en sortir, pour écraser ses foutues cigarettes ? Vraisemblablement, personne fait pas. Ou en tout cas pas les gens qui ont réellement l’intention de détaler… Enfin, ptêtre qu’elle réfléchit trop, en fin de compte. Ptêtre qu’il s’agit réellement que de voyageurs, inconscients de qui se trouve sur l’île à côté… Elle continue d’avancer, suivant Jill à la trace, le bas-côté toujours non loin d’elles. Tout autour, seuls les arbres les entoure… Enfin, pas vraiment, car leur chemin croise assez rapidement celui d’un rôdeur… à la tête tout bonnement écrasée.

Au moins il est plus un danger pour qui que ce soit, commente-t-elle avec une légère moue dégoûtée. Elle est loin d’avoir peur, mais on ne peut pas vraiment dire que cette vision soit des plus agréables à l’œil… Cette silhouette désarticulée n’est pas la seule, puisqu’elles en voient un certain nombre un peu plus loin, se trainant vers un véhicule s’étant écrasé contre un arbre. Au conseil de son aînée, Alyona a un simple hochement de tête, avant de faire attention aux mouvements des rôdeurs non loin d’elle: autant prendre garde à ne pas poser ses pieds trop près d’eux… Ok.

Elle s’apprête à partir, mais elle se retourne bien assez rapidement vers Jill. Ptêtre qu’ils ont laissé des trucs à l’intérieur ? Une pensée qui lui vient instantanément, qu’elle partage avec elle avant de s’engouffrer dans la forêt. Le sol est quelque peu gadoueux, si bien qu’elle remarque assez rapidement quelques traces de pas… se dirigeant plus profondément dans la forêt. Elle ne voit pas vraiment si ces traces sont toujours visibles un peu plus loin… et il serait imprudent d’y aller seule, non ? Pour autant, quelque chose attire rapidement son attention: quelque chose, qui est tombé sur le sol, et que ces gens en fuite ont tout bonnement perdu.

Elle décide de s’approcher un peu plus de l’objet en question, avant d’hausser des sourcils: il s’agit tout bonnement d’une carte. Elle s’en empare, constatant qu’elle n’est pas en très bon état après un petit séjour gadoueux, avant de revenir vers l’endroit où se trouve Jill. Y’a des traces de pas par là-bas, j’sais pas jusqu’où elles vont, explique-t-elle. Elle lui tend ensuite la carte. Ptêtre qu’il y a des trucs dessus. J’ai pas regardé. Elle pensait plutôt le faire avec son aînée, après tout, elle est mieux placée qu’elle pour savoir quoi faire.

- Bien vu, fais à la gamine en levant un pouce dans sa direction.

C’est le b.a.ba de fouiller une caisse dans ce genre de cas, mais elle débute, elle est jeune, faut l’encourager. Bref, elle s’éloigne dans les bois, moi j’avance vers le charnier. Ça pue, premier constat. Je décroche mon couteau de ma ceinture et fléchit les genoux pour trépaner chaque vorace désarticuler que je croise. Dans cet état-là, ils ne sont vraiment pas difficile à neutraliser, mais mieux vaut prévenir que guérir. Littéralement, ici.

Le ménage fait, j’essuie ma lame souillée sur les fringues d’une de ces horreurs nauséabondes, puis reprend mon MP4 en main. Précédée par mon canon, œil aligné avec la visée, j’approche de l’épave. Ma respiration est posée, mes sens sont aiguisés, je suis prête à réagir au moindre mouvement brusque. J’atteins la portière passagère, je pivote mon arme vers l’intérieur de l’habitacle… rien.

Enfin… « rien » dans le sens « personne ». Ça flaire quand même les indices ici. Trace de sang sur le volant, sûrement le front du conducteur. Il n’y a pas de débris de verre sur les deux fauteuils avant alors que le pare-brise a explosé sous le choc. Par contre, il y en a par terre, ainsi qu’à l’extérieur. Ça veut dire qu’il y avait quelqu’un à la place du mort. On traque donc au moins deux survivants – et en l’occurrence, deux survivants qui ont survécu.

Je quitte la bagnole, il n’y a rien d’autre de probant ici. Direction le coffre… chiotte, il est verrouillé. Forcément. Je bascule le fusil automatique dans mon dos et me saisit de mon couteau, encore. Je glisse la lame dans l’interstice, au niveau de la serrure, je trifouille, je force, jusqu’à entendre un « clac » et voir que j’ai réussi mon coup. C’est le moment où Alyonna revient avec une carte.

- Bien joué, cette fois, je suis sincère. Et puisqu’il n’y a malheureusement rien dans le coffre, je déplie sa trouvaille en résumant, y’a au moins deux personnes. L’un des deux a pris un coup à la tête, ils ont forcément dû faire une pause pas loin.

C’est un plan de l’état de Washington, assez peu précis donc question route et ville. Néanmoins, il est bardé de notes concentrée sur le nord-ouest : emplacement de hordes massives, déplacement de gros troupeaux de gibiers, mais ce n’est pas ce qui attire mon attention. Non, ce sont à certains endroits, des villes ou des zones sont entourée. A chacun de ces cercles et attribué une lettre, ainsi qu’une date. Il y en a un autour d’Agate Point… légendé « E – décembre 2021 ».

- On dirait bien qu’ils nous espionnaient, que je murmure, pensive, tu peux m’amener là où sont les traces ? On peut essayer de les suivre encore un peu…