Plongée dans un silence concentré, la musicienne procédait avec méthode. Sur la table devant elle s’étendaient les pièces démontées d’un pistolet semi-automatique qu’elle nettoyait soigneusement. A ses côtés, sur un petit tabouret, sa fille lisait religieusement un petit livre imagé. Ses boucles brunes relevées en une queue de cheval étonnement similaire à celle de sa mère, elle tournait les pages après avoir décrypté les illustrations de longues minutes. Aucun des bruits alentours ne semblait la perturber et plus personne ne s’étonnait de la voir trainer dans les parages. De toute façon, elle se faufilait partout, autorisée ou non.

Les lèvres de Selene se plièrent en une grimace en constatant l’état de la culasse de l’arme qu’elle bichonnait. Elle était tellement abimée qu’elle se demandait presque comment le flingue fonctionnait encore. Le ressort était partiellement rouillé aussi, idem pour certaines vis. C’était bien là le principalement problème de leur arsenal : il était sur-utilisé et ne pouvait être remplacé. Avoir des munitions, c’était une chose, mais ça finirait par ne servir à rien si les armes elles-mêmes tombaient en décrépitude…

- Maman, c’est quoi ça ? questionna Elizabeth en montrant l’une des images de son livre.
- Hum ?

La pianiste abandonna un instant le décrassage de son canon et posa ses yeux bleus glacier sur l’illustration. Il y avait des manèges, une grande roue, des ballons, des stands de pop-corn ou de barbe-à-papa. Des ribambelles d’enfants aux anges riaient sur des chevaux de bois pendant que leurs parents attendaient en mangeant des pommes d’amour. Le genre de scène qu’en effet, sa fille n’avait jamais connu.

- C’est une fête foraine.
- Une fête fontaine ?
- « for-aine », répéta patiemment la jeune femme.
- Forrrraaine… et c’est quoi ça ?
- De la barbe à papa.
- Ça se mange vraiment ou pas ?
- Ça se mangeait oui. C’était… bah du sucre, rose.

Meilleure explication, probablement. L’enfant de 4 ans resta un moment concentrée sur le dessin qui s’offrait à elle, quand elle confia finalement à haute voix ce qui lui trottait dans la tête.

- C’est où les fêtes fontaines ?
- Eh bien… y’en a plus vraiment, avoua Selene avec une moue piteuse, sans la reprendre cette fois.
- A cause des monstres ?

La musicienne ne répondit pas tout de suite. Effy n’avait jamais connu le monde d’avant, mais elle avait suffisamment entendu et questionné les adultes pour avoir compris que quelque chose s’était produit au moment où les rôdeurs étaient arrivés. Après tout, ils n’étaient présents dans aucune des histoires qu’on lui lisait.

- Oui, à cause des monstres.

La petite, pensive, observa encore l’illustration une paire de minutes et passa à autre chose. Selene en fit de même et achevait de remonter le glock 17 quand une voix dans son dos l’incita à se retourner. Dans la manœuvre, elle dût écarter une mèche de cheveux tombé devant son regard perçant et la coincer derrière son oreille mutilée.

- C’est moi, déclara-t-elle en détaillant la jeune femme ; elle l’avait déjà aperçue deux ou trois fois, qu’est-ce qu’il y a ?

La pianiste étudiait la jeune femme de ses yeux bleu pendant qu’elle peinait à s’expliquer. Ce n’était pas la première fois qu’on la recommandait comme professeure pour le tir et c’était… amusant, dans un sens. Elle n’avait aucun passif en la matière, elle avait même boudé l’arme de son père, rangée dans un placard, quand elle avait fui son appartement au tout début de l’épidémie. Mais la force des choses avait fait qu’elle avait dû apprendre et qu’elle avait dû devenir douée. C’était ça ou mourir. C’était toujours ça ou mourir.

- Ok, répondit sobrement Selene.

Le visage fermé, elle était fatalement un peu froide ; comme souvent, sauf avec les personnes qu’elle connaissait bien. Elle se pencha ensuite sur l’enfant assise à ses côté. Presque instinctivement, elle s’adressa cette fois à sa fille dans sa seconde langue natale :

- ¿ Effy, puedes ir a jugar con Hope ? Mamá está occupado.
- Sí, sí…

Le regard perçant de la musicienne suivit un instant la silhouette de sa fille qui quittait les lieux, puis elle reporta son attention sur celle qui l’avait demandée. Elles n’avaient pas beaucoup d’année d’écart – elle ne devait pas être plus jeune que Juliet, ou à peine. Pourtant, à cet instant, un monde semblait les séparer. Selene se redressa, sa crinière vaguement retenue par une queue de cheval approximative cascada sur ses épaules.

- Comment tu t’appelles ? Tu as déjà manipulé un pistolet ? C’était le minimum, pour savoir d’où elle partait, tu veux commencer maintenant ?

Elle avait théoriquement encore quelques armes à nettoyer ici, mais ça n’était pas totalement urgent. Le groupe d’entretien poursuivrait un peu sans elle, elle se rattrapera une prochaine fois. La pianiste prenait toujours les demandes de ce genre au sérieux, parce que c’était important de savoir se défendre ; et elle s’assurait que ses « élèves » sachent aussi que ce n’était pas des jouets.

- Tu veux juste savoir te défendre ou…

La suspension dans sa phrase traduisait un « ou plus ? ». Avec le conflit en cours contre New Eden, plusieurs personnes voulaient « s’engager » de façon plus affirmée. Son interlocutrice faisait peut-être partie de ces recrues.

- Ok, Alicia, lui dit à nouveau la musicienne après tout son discours.

Ce n’était donc qu’une débutante, elle partait de zéro. Selene ne jugeait absolument pas ça. Si ses yeux bleus la détaillaient intensément, c’était parce qu’elle se demandait qu’elle chance avait eu sa cadette pour ne jamais avoir à apprendre. Leurs chemins avaient été, sans doute, diamétralement opposés. A quelques années d’écart, l’une avait peur des armes à feu, l’autre s’était tellement battue que son corps était traumatisé de cicatrices.

- Si tu veux apprendre, tu seras pas un boulet, garantit la pianiste, et n’aies pas honte de dire que tu débutes. C’est une chance de pouvoir avoir survécu jusque-là sans en avoir besoin et c’est une chance de pouvoir apprendre tranquillement, plutôt que sur le tas, elle marqua une brève pause, puis poursuivit : la seule mise en garde que je te ferais, c’est que apprendre à tirer, ça implique une responsabilité. Ça veut dire qu’un jour, tu vas devoir presser la détente. Ce sera probablement pour tuer, parce que ta vie ou celle des autres dépendra de toi, et tu n’auras pas le luxe d’hésiter, tout en parlant, Selene scrutait toujours la jeune femme, il faut être prêt à cette responsabilité-là, et à ce fardeau-là. Si tu n’y as pas encore réfléchit, fais-le. Parce que ceux qui te disent que c’est facile, que ton instinct fera le travail ou quoi, c’est faux. Dans la plupart des cas, lorsque tu es soumis à ce genre de dilemme les premières fois, l’adrénaline à tendance à te figer.

Et si elle n’avait pas encore tué, alors elle se rendrait compte que rien n’était plus comme avant une fois qu’on avait pris la vie. La musicienne ne voulait pas la décourager ou se montrer alarmiste, elle voulait juste la mettre en garde sur la réalité. Une réalité qu’elle avait vécu dans sa chair, sans personne pour la guider. La pianiste n’oublierait jamais le premier homme qu’elle avait abattu avec un pistolet. Ça l’avait transformée et parfois encore aujourd’hui, elle en cauchemardait. Pourtant, ce n’était que le premier. Il y en avait eu plusieurs dizaines d’autres ensuite…

- Tiens, elle tendit le semi-automatique qu’elle venait de nettoyer à Alicia, après avoir machinalement vérifié que le chargeur et la chambre étaient vides, la première étape, c’est de t’habituer à l’avoir en main. Ton arme doit devenir le prolongement de ton bras pour pouvoir dire que tu la maitrises correctement. Faut que ton cerveau assimile son poids et sa taille, pour que tu calibres tous tes mouvements en fonction, elle fit un signe du menton vers son élève, vas-y, montre moi comment tu le tiens. Tu ressens quoi ?