Ces dernières semaines avaient été des plus frustrantes pour le bourreau de New-Eden. Si frustrantes qu’il en vînt à se demander – chose extrêmement rare pour un être tel que lui – s’il n’avait pas été trop vite, s’il ne s’était pas attaqué à quelque chose de plus grand que lui… Était-ce une forme de remise en question ? Non, bien-sûr que non ! Se remettre en question, cela signifiait reconnaître n’avoir pas été parfait, avoir fait des erreurs, avoir oublier quelque chose… Et un être aussi méticuleux, machiavélique, calculateur et cruel que Christian ne pouvait décemment se remettre en question : soit il réussissait et il était le plus grand de tous les manipulateurs, soit il échouait, et alors c’est seulement que quelque chose ne s’était pas passé comme prévu, mais en aucun cas cela ne devait être de sa faute.

Grâce devait être la clé de voûte de sa campagne de vengeance – ou de justice selon les termes de Walla Walla – contre les rebelles de New-Eden. Et, malgré tout ce qui fut fait… Rien. Ou trois fois rien. Rien qui pourrait permettre d’obtenir de nouvelles pistes, rien qui pourrait aider les forces de Walla Walla à anéantir les rebelles, à trouver le bétail malade pour éviter qu’il ne contamine le reste… Et cela était décevant.

Au début, Christian était resté chez lui. Sa rééducation lui donnant un objectif à suivre, il s’y attela plus sérieusement que d’ordinaire et les résultats étaient intéressants. Malgré son œil perdu, il gagnait de plus en plus en autonomie et en adaptation. Tout n’était pas perdu…

Mais cela n’était pas suffisant pour le psychopathe. Il devait tout contrôler. Il devait tout planifier. C’est lui qui devait décider qui était un menteur, qui ne l’était pas ; qui devait survivre et qui devait mourir. Les différentes campagnes judiciaires de Walla Walla eurent au moins une bonne chose : la soif de cruauté, de sang et de mort du bourreau de New Eden fut comblée à mesure qu’il devait crucifier, décapiter, pendre et torturer. Cela, croyez-le ou non, fut salvateur pour lui. Les choses devaient tourner à son avantage tôt ou tard. Mieux valait tôt que tard.

C’est alors qu’une information lui revint à l’esprit : Neela. Non seulement Neela avait été mentionnée par Grâce, encore, mais en plus, elle était l’être qui ressemblait le plus à Juliet et Betsy. Pas physiquement, mais psychologiquement. Neela avait accueillit Christian dans sa vie, elle le considérait comme un ami, elle était si naïve avec lui, si douce, si sincère, qu’elle devint, en son esprit tordu, sa possession. Peu à peu, Christian plaça en elle toute la frustration d’avoir perdu Juliet et Betsy. Elles lui appartenaient à lui. C’est lui qui possédait leurs corps et leurs esprits. Il avait souillé les jeunes femmes, il les avait torturés, il avait développé un sentiment très malaisant de possessivité à l’extrême…

Alors que faire ? Rendre visite à Neela, bien-sûr ! La jeune femme souffrait de pertes de mémoire depuis peu, et, surtout, elle ne savait pas que Christian était un bourreau – comme 99% de la population de New Eden – et elle n’avait jamais été interrogée par ce dernier. Aussi pouvait-il tenter l’approche de l’amitié…

Se présentant au domicile de la jeune femme, Christian sonna, et, attendant qu’elle vienne ouvrir, prépara son plus beau – et faux – sourire.

Le sifflement régulier de la bouilloire ne vient pas interrompre le fil discontinu de ses pensées. Entre les instants de vide entrecoupés par le bousculement dans son esprit, elle ne voit pas encore le bout des dégâts du cyanure. S'impatiente. Elle ne peut pas dire combien de fois elle a oublié des choses pourtant évidentes. Le miroir de la salle de bain est recouvert de post-it, de même que le frigo, ou son espace de travail où elle essaie de se remettre à peindre sans y parvenir. C'est le bruit de l'eau bouillante en contact avec la surface chaude qui la tire de sa torpeur.

Elle envoie la main, saisit la poignée, retire la bouilloire du feu et se brule la paume au passage. Le grognement qui lui échappe en dit long sur la douleur qui lui transperce la peau, alors qu'elle allume l'eau froide pour la plonger dessous et soulager la peine que ça lui fait. De plus en plus maladroite, de moins en moins habile, patiente, observatrice. Entre ses oublies et son manque criant d'attention, l'indienne se sent dépassée à chaque instant. Et elle a tout juste le temps de saisir un linge propre pour s'éponger la main quand on sonne à la porte. Une injure lui échappe dans sa langue natale quand elle se détourne, et avale la distance jusque là bas.

Sur le pallier, elle reconnait la silhouette après un moment à la fixer. C'est l'oeil blanc qui réveille ses souvenirs plus vite que le reste. Son nom sur le bout de la langue, elle l'associe à une personne qui lui est sympathique, mais peine à faire les liens. Et finalement, c'est la révélation qui la frappe : Christian ? Fait-elle, tâchant d'avoir l'air un peu plus sûre d'elle qu'à cet instant. Oui, elle ne se trompe pas, c'est déjà un point positif, elle se rassure comme elle peut en lui offrant un sourire : Je suis contente de te voir, rentre donc, ajoute-t-elle en lui faisant place.

Le temps de refermer derrière lui, c'est Mani qui la rejoint dans l'entrée et se fixe sur Christian. Un grognement dans le fond de la gorge, sa maitresse lui offre un regard courroucé, et le renvoie à son panier rapidement. Maintenant que l'animal obéit, il sait qu'il vaut mieux ne pas la contrarier. Mais ça n'empêche pas l'animal d'avoir l'air... Méfiant, apparemment. Rien qui n'interpelle vraiment l'indienne alors qu'elle se concentre sur son invité surprise : Qu'est-ce qui t'amène ici ? demande-t-elle spontanément.

Les battements du cœur du psychopathe se firent plus forts, plus puissants, creusant presque dans sa poitrine comme le font les mineurs à grands renforts de dynamite. Son instinct de prédation semblait se révéler alors qu’il sentait la présence de Neela derrière cette porte. Comme le lion repérant sa proie au loin, comme l’aigle fondant depuis les cieux, comme le serpent s’avançant à l’aide de son odorat, les pas qui menèrent Neela jusqu’à sa porte résonnèrent sourdement en l’esprit du rouquin. Son instinct animal prenait le dessus, et ses mires brillaient d’une lueur malveillante. « Bonjour Neela. »

Sa voix était profonde, son attitude faussement amicale. Il semblait inquiet, ou plutôt impliqué émotionnellement. Sa justification à sa présence ici : prendre des nouvelles de son amie qui aurait vécue des moments difficiles. Officieusement, il désirait satisfaire un appétit qui, depuis trop longtemps, n’avait pas trouvé de quoi se rassasier. La frontière entre le psychopathe et le monstre s’affinait de minute en minute. L’homme disparaissait derrière le monstre. Ses principaux crimes, ses principaux actes de cruauté, ses principales destructions furent faites dans des instants comme celui-ci, lorsque son esprit tout entier s’abandonne aux instincts primitifs, bestiaux, violents… Dans des instants comme ceux-ci, rien ne peut l’arrêter, et il n’en devient que plus dangereux encore.

« Je suis heureux de te voir également Neela. » Dit-il, sur un ton un peu laconique alors qu’il entre, et darde un regard emprunt de dégout et de haine à ce chien qui, lui, est loin d’être dupe. Un jour, il le tuerait, ne serait-ce que par plaisir… Et pour éviter d’attirer l’attention de Neela. D’aucun disait que les maîtres d’animaux possédaient une connexion particulière et un lien presque intangible avec leurs compagnons à quatre pattes. Il serait triste que Neela ait des soupçons à cause du comportement de ce satané clébard !

« Je venais prendre de tes nouvelles. L’autre jour, j’ai entendu que tu avais vécu des choses difficiles… Avec le travail, je n’ai pas pu être proche de toi, comme un ami doit l’être… Alors maintenant, je suis là. J’espère que tu m’excuseras pour cette attente… »

Était-il désolé ? Un petit peu, mais pas pour les bonnes raisons… Il était désolé parce qu’il n’avait aucune piste dans ses enquêtes contre les rebelles, et parce qu’il ne pouvait pas encore mettre ses mains sur cette jolie jeune femme, et en faire sa possession. Il avait prit du retard… Mais il avait des idées.

C'est au moins un soulagement de voir que Christian va bien, après tout ça. Ne pas avoir des nouvelles de lui ne l'a pas inquiété outre mesure, elle doit bien admettre qu'elle n'a pas été une amie ou une proche exemplaire pour lui dernièrement, mais c'est une bonne chose qu'il ne lui tienne pas rigueur de ça, qu'au contraire, il ait l'impression d'être responsable de cette absence de proximité entre eux ces derniers mois. Tu plaisantes, je ne t'en veux pas du tout, souffle-t-elle, le temps de lui proposer quelque chose à boire, comme une bonne maitresse de maison.

Les évènements ont été suffisamment grave pour me tenir éloigné de beaucoup de personnes de toute façon, et j'imagine sans peine que tu as été très occupé toi aussi, ajoute-t-elle. Sa mémoire lui fait défaut pour plein de choses, pas vraiment sur une brève discussion avec Mason lui annonçant l'embauche de Christian auprès des miliciens. Neela est partagée sur la chose, elle espère que l'homme ne se laissera pas entrainer dans de sales histoires, notamment avec Alec et les autres. Mais en même temps, elle se dit qu'il saura faire les choses justement pour aider le plus grand nombre, et ça, c'est vraiment chouette.

Est-ce que tout va bien ? Demande-t-elle néanmoins, par véritable souci. Une manière d'approcher la discussion, d'orienter un peu le sujet, dans l'espoir de ne rien oublier des détails. Vraiment, ne te morfonds pas, je ne peux pas t'en tenir responsable. Je suis contente que tu viennes me voir aujourd'hui, ça me touche réellement, ajoute-t-elle avec un sourire rassurant. Dans la milice, vous n'êtes pas trop débordés ? Questionne l'indienne avant d'avoir un petit rire amusé. J'ai appris pour ta promotion, félicitations, ça va te changer de la ferraille, ajoute-t-elle alors, sans donner l'impression que ça la contrarie. Difficile de savoir pour quoi, mais Neela a la sensation qu'elle a un coup à jouer, si elle s'y prend bien.

Emboitant le pas de Neela, Christian agissait davantage comme un prédateur que comme un être humain. Profitant que sa victime soit de dos, le rouquin jeta un regard empli d’un féroce appétit sur tout ce qui faisait le corps de la jeune femme. Oui, oh oui… Il la posséderait bien, cette jeune femme. Il la possédait déjà, d’ailleurs, d’une certaine manière… Il était son « ami », il était chez elle, et dans peu de temps, oui, très peu de temps… Il pourrait l’emmener là où bon lui semblera, et en faire ce que bon lui semblera, de telle sorte qu’elle ne soit plus ni Neela, ni une humaine, ni quoi que ce soit… Quoi que ce soit d’autres que la chose. Oui, la chose.

Et Christian s’en délectait d’ores-et-déjà, de cette chose. Sa langue passa sous sa canine gauche dans un réflexe de prédation, et ses babines se retroussèrent alors qu’il dépeignait en son esprit une Neela asservie. Enchaînée, mise à nue… Pendue au plafond dans des chaînes d’acier, forcée à se pencher sur un cheval de bois, marquée par un fer chauffé à blanc… Il entendait les cris, oh oui les cris… Les hurlements de peur et de douleur, les suppliques, les pleurs…

Soudainement, la voix de Neela le ramène à la terre ferme, les deux pieds sur terre. Son visage se radoucit, et change, comme le lycanthrope une fois la pleine lune couchée pour laisser place à un grand soleil ardant. « Oui, j’ai eu beaucoup de travail… C’est fou comme les gens ont besoin d’aide… Mais c’est réellement gratifiant… » Dit-il en mentant avec aplomb. « Heu… Un café, s’il-te-plaît. »

« Je suis content de ma promotion oui ! Je suis heureux d’aider les gens ! Mais on m’a dit que New Eden avait toujours besoin de ferrailleur, et que je risquais d’être envoyé à Seattle, ou dans d’autres avant-postes, en tant que ferrailleur et non milicien. Mais tant que je me rends utile… Je suis heureux ! » Dit-il, mentant à nouveau alors qu’il souhaitait réellement se rendre dans ces lieux pour en appliquer la justice divine – et impitoyable – de New Eden. « Et toi, comment tu vas ? J’ai… J’ai entendu dire qu’il t’étais arriver des choses difficiles, mais personne n’a voulut me donner de tes nouvelles. Alors je me suis inquiété… Qu’est-ce qu’il t’est arrivée ? Est-ce que… Est-ce que je peux faire quelque chose ? »

Il avait des questions, tant de questions… Tant de questions !

Vraiment ? Et pour combien de temps tu penses devoir y être ? Demande Neela en commençant à préparer le café qu'il lui a demandé. Elle essaie de se concentrer dessus, autant que sur les mots de Christian. Rien de très aisé alors que sa tête ne fonctionne pas aussi bien qu'elle l'aimerait. Elle craint d'oublier l'eau sur le feu, mal mélanger le café, tout faire de travers. Elle doit néanmoins donner le change, aussi laborieux que cela puisse être pour elle, alors qu'elle saisit une occasion pour se focaliser sur la voix de Christian. Il semble s'être inquiéter pour elle, Neela en est touchée, sincèrement.

Oui, entre mon mariage qui a été gâché par certaines personnes et... L'empoisonnement qui a suivi, soupire-t-elle avant d'esquisser un sourire désolé. Tout ça la touche encore, sans parler de peur, l'indienne éprouve une réelle appréhension à l'idée de subir ça encore. Les gros attroupements la poussent à être trop vigilante, au point de s'épuiser psychologiquement. Même ici, elle ne se sent pas totalement en sécurité. La milice a attrapé les responsables apparemment, mais est-ce qu'on est sûrs qu'ils ont tous été capturé ? Demande-t-elle alors. La discussion avec Mason a pu la rassurer parfois, mais pas totalement.

J'étais au mariage des Newman, c'est là-bas que j'ai été empoisonné avec les autres. J'ai eu de la chance de m'en tirer, mon mari a fait en sorte de me prendre rapidement en charge même s'il me reste quelques séquelles, explique-t-elle simplement, dans un soupir contenu. J'ai essayé d'aider l'enquête mais les éléments que j'avais n'ont pas été des plus utiles de ce que j'en sais, admet-elle. Ses doigts triturent la poignée du meuble où elle va pour prendre une tasse pour Christian. Je... J'admets que je ne suis toujours pas rassurée. Durant l'exécution, l'homme a dit qu'ils étaient légions, je crains qu'ils retentent quelque chose comme ça, et que d'autres victimes innocentes soient à déplorer, admet-elle finalement.

Elle a un ami pour l'écouter. N'est-ce pas le bon moment pour l'évoquer ?

Exquise… Tout simplement exquise. Oh oui, très exquise. Alors qu’elle préparait le café, alors qu’elle semblait si appliquée, si dédiée, si occupée, son corps se mouvait avec quelques soubresauts typiques. Alors qu’elle battait la poudre de café afin de l’éclaircir, son corps se mouvait doucement de droite à gauche et de gauche à droite : ses formes féminines ne s’en dévoilaient que plus encore, ses hanches se mouvant, son fessier bougeant doucement… Oh, s’il pouvait prendre tout cela à pleine main… Oh oui, il l’aimerait… Il le fera ! Et lorsqu’il le fera, la pauvre femme pleurera, criera, implorera… Et le plaisir du rouquin n’en sera que plus grand encore. Dévoilant ses canines dans le dos de la demoiselle, le ferrailleur se délectait par avance. Puis, il reprend un visage neutre, alors que Neela se retourne à nouveau.

« Je ne le sais pas encore, je n’ai de toute manière pas encore reçu d’ordre de mission. » Dit-il, feintant une moue quelconque alors qu’il agrippe le café et commence à touiller doucement. Puis, il écoute… Il écoute, et il comprend. La jeune femme est donc traumatisée, et ballotée par ses idées. Serait-elle dans sa forme la plus amoindrie ? Dans sa stabilité la plus précaire ? Et donc… Le poison perverti du ferrailleur pouvait-il s’insinuer plus profondément encore dans l’esprit et le cœur de la jeune femme ? Ce je-ne-sais-quoi dans le cœur de Christian se mit en éveil : était-ce l’instinct du pervers, l’esprit du psychopathe qui s’éveilla soudain ? Car des quelques misérables qualités que Christian possédait, celle de sonder les cœurs de ceux face à lui était la plus utile… Et c’était elle qui s’éveillait aujourd’hui.

« Oui, je… Je me souviens de ce qu’ils ont dit… » Dit-il, feignant la contrition, alors qu’en réalité, il avait été aux premières loges de ces aveux puisqu’il avait été celui qui avait appliqué la sentence, dans son bel habit de noir. « Mais de ce dont je me souviens, dans les rapports, c’est que nous avions retrouvé toutes les traces des accusés. Alors… Je suis confiant. » Mentait-il, sachant pertinemment que d’autres avaient survécus, et que Neela, bien que délicieuse… Avait été un des noms qui était le plus ressorti des aveux des condamnés, ou des interrogatoires divers et variés. Y compris celui de Grace. Et cela, Chris ne l’oublierait jamais. Non, jamais.

« Les temps sont difficiles, je dois bien l’avouer… » commença-t-il. « Entre les attentats, les empoisonnements, les complots… Dieu lui-même doit en être peiné. Mais notre Adonaï sait ce qu’il doit faire, et ce qui est bon pour nous. Tu te souviens de quoi que ce soit à propos de tous ces attentats ? Ou empoisonnements ? Je veux dire… Tu as été très impactée, tu pourrais sans doute nous aider à rétablir la paix… »

Doucement Christian, doucement…