Le café se sert, fumant dans une tasse, elle la tend à Christian pour qu'il puisse en profiter. Elle-même se tourne vers la sienne propre, s'interroge de si Min-Oh ne lui fera pas les gros yeux si elle se reprend une tasse à cette heure-ci. Qu'importe, il n'est pas là pour ça, très occupé de son côté, et Neela a encore droit à son libre arbitre, même s'il est largement entamé depuis quelques temps. L'impatience se mêle au fait qu'elle aimerait que ça revienne tout de suite, par sécurité, par prudence. Elle lève les yeux vers son ami, fronce les sourcils.

Les attentats ? Questionne-t-elle. Elle fait mine de ne pas comprendre, parce que s'il parle de l'imprimerie, l'enquête en a conclu à un accident. Tant mieux, non ? Tu veux dire, pendant l'épidémie ? Poursuit-elle. Elle hausse les épaules, faisant mine de réfléchir : Non, j'étais dans l'imprimerie, on a eu de la chance de pouvoir sortir avant que ça explose, même si j'ai eu des problèmes avec l'un des employés sur place, marmonne-t-elle. Bizarrement, l'image de Crawley ne la quitte pas un seul instant, elle sait à quoi elle a échappé.

Mais alors qu'elle garde le silence, Neela a l'impression de passer à côté d'une opportunité. A côté de quelque chose qui pourrait changer la donne. Elle se redresse sensiblement : Pour... Pour l'empoisonnement, une personne m'a parlé de quelque chose, explique-t-elle, à cœur ouvert. Elle a confiance en Christian, même si elle essaie d'être prudente pour ne pas impliquer Evan : Un ami milicien a suivi cette piste mais le portrait qu'on a fait n'a mené à rien, je ne sais pas si toi tu pourrais en tirer quelque chose ?

Elle ne s'écarte que pour aller le chercher, dans ses affaires. Dans le fond d'un tiroir, elle déplie son oeuvre et vient la tendre à Christian : Tiens, souffle-t-elle avec un sourire. En fait, cette personne a fait une demande très particulière a un cuisinier, il voulait qu'il empoisonne un gateau avec des médicaments pour donner la diarrhée, rien de très gracieux, admet-elle avec une petite grimace de circonstances. Il a dit que c'était pour lui, pour s'éviter un rendez-vous ou un repas mais... haussement d'épaules. La méthode ressemble beaucoup à ce qu'il s'est passé durant le mariage de Newman, non ? J'ai du mal à croire que c'est un hasard...

L’esprit de Christian, tout entier dédié à son état particulier, s’agitait de pensées, d’hypothèses, de plans ; tricotait sa propre toile d’araignée en faisant des liens entre des éléments qu’il imaginait se mouvoir devant lui. Les attentats… L’épidémie… L’imprimerie… L’empoisonnement… Les témoignages… Ces preuves qui ne mènent nulle part… Ces enquêtes qui ne donnent rien… Tout ceci lui donnait le tournis, d’une certaine manière, et ses sens, qui n’avaient rien de normal, s’éveillaient en lui à chaque instant. Neela disait-elle la vérité ? Trafiquait-elle quoi que ce soit ? Il n’en savait rien, et sans doute ne serait-il jamais au courant de quoi que ce soit.

Aussi l’écoutait-il. Aussi analysait-il. Ses mires se posaient sur elle. Sa bouche, ses yeux, ses lèvres pulpeuses, ses courbes voluptueuses… Rarement, depuis la perte de ses précieuses choses lors des évènements qui lui coutèrent son œil, Christian avait ressenti tant d’esprit de possession, de conquête, d’avilissement.

C’est alors qu’une information vint lui tiquer l’esprit. Oui, il savait qu’elle était à l’imprimerie. Oui, il savait qu’elle était impliquée dans cet évènement, soit en tant que victime, soit en tant qu’actrice, soit un peu des deux. Un jour, peut-être, Christian réussirait-il à trouver la vérité derrière ces masques. Un jour, peut-être, il ferait montre de tant de violences, de tant de souffrances, de tant de perversion envers la pauvre Neela, qu’elle confessera absolument tous les crimes, imaginaires ou réels. Et ce jour-là, Christian sera à la fois son juge, les jurés, et le bourreau, mais aussi… Le sauveur. Il la possédera dans sa vie, dans sa survie, dans sa torture et dans son asservissement.

« Quel employé ? » Demandait-il, curieux. Etait-ce un détail qu’il avait oublié ? Ou était-ce tout simplement un moyen d’en savoir plus, d’une manière ou d’une autre ? Toutes les pistes, même celles déjà usitées, devaient être bonnes à prendre et, si besoin… A recreuser à nouveau mais cette fois avec plus de persuasion et de motivation. Elijah et Mason étaient de piètres détectives, bons à rien, et sans doute même peu passionnés par leur rôle pour ne pas dire profondément incapables. Qu’ils n’aient pas exploité cette piste semblerait… Plausible.

« Un milicien ? Qui ? » Demandait-il à nouveau, curieux, et semblant comprendre que des choses lui avaient échappées et sans doute à d’autres que lui. « Je veux dire, je ne savais pas que tu connaissais d’autres miliciens. N’ayant pas beaucoup d’amis moi-même, j’aurais aimé que tu m’en parles. Il est difficile pour moi de m’intégrer dans la milice avec mon… Handicap. Enfin, on en a déjà parlé tu le sais. »

Mentir, faire s’apitoyer la jeune femme… Oui, il y arriverait. Il avait des questions à poser et des choses à savoir. « Tu sais… Tu plus forte que tous les miliciens réunis. C’est effectivement un comportement suspicieux… Tu te souviens du nom de cette personne ? Ou de ce à quoi il ressemblait ? »

L'image de Crowley s'impose dans son esprit. Malgré sa mémoire défaillante, il lui est quasiment impossible de ne pas se souvenir de lui, de l'oublier, d'une manière ou d'une autre. Si Neela a eu l'occasion de la croiser à plusieurs reprises, elle n'a pas pris la peine de lui parler, ou de vérifier qu'il s'était rangé comme elle le lui avait ordonné. Sans doute que sa condition physique y est pour beaucoup. Et alors que Christian insiste un peu pour en savoir plus, elle se permet de livrer quelques informations :

Il s'agit de Crowley, tu vois qui c'est ? Demande-t-elle en relevant les yeux vers lui, avec un sourire mitigé : Il a sa manière bien à lui d'essayer de... se rapprocher des femmes, j'imagine ? Les violer notamment, c'est sans doute dans un univers parallèle le moyen d'entamer une parade nuptiale. De l'entamer plus encore, même. Elle n'insiste pas pour le dire en ces termes mais ne se voile pas non plus la face : cet homme n'est pas une bonne personne. Il a tenté de me coincer dans les toilettes avant qu'on soit contraints d'évacuer l'imprimerie, explique-t-elle simplement. Je ne te cache pas que ça n'était pas vraiment un beau moment d'humanité mais bon...

Elle préfère ne pas en dire davantage, ça n'est pas le genre de détails qui donne envie d'entamer une discussion posée. Et puis, Christian est un bon chrétien, qui essaie vraiment de bien faire pour tout le monde, elle ne veut pas lui faire perdre espoir, ses intentions sont trop louables pour ça. Mason Wentworth, fait-elle. Il est fiancé à ma cousine alors... Je lui en ai parlé oui, fait-elle en désignant le portrait. Quand son vis-à-vis pousse pour en savoir davantage, elle s'en excuse d'une grimace de circonstances : Non, je ne l'ai pas vu de mes yeux, j'ai juste pu faire ce portrait des mots du témoin en question, explique-t-elle.

Mais il ne veut pas être impliqué. Avec tout ce qu'il s'est passé, les fouilles, les interrogatoires, les descentes, il craint pour sa vie, ajoute-t-elle. Ce qui est compréhensible, il n'a pas envie d'être mêlé à ce qu'il s'est passé, d'aucune manière. D'autant qu'il semblerait que la personne du portrait vit dans le deuxième district, donc est un notable, ajoute-t-elle, contrite. Même Christian risque des problèmes, non ? Tu crois que tu pourrais quand même faire quelque chose ? Demande-t-elle. Est-ce que... Est-ce que tu accepterais que je vienne t'aider ? Tente-t-elle également.