Yuan n’a jamais été vraiment doué pour s’occuper lors de ses rares journées de congés. Il déteste ça et trouve qu’il s’agit plus de temps perdu qu’autre chose. Mais, comme il n’a pas envie de se retrouver devant le médecin – et a fortiori encore moins devant Zi – parce qu’il aura trop tiré sur la corde, il essaie, une journée dans la semaine, de ne pas suivre le rythme habituel. Même s’il est incapable de faire une grasse matinée, au moins s’emploie-t-il à faire des choses moins constructives.

Pour autant, il se retrouve souvent à la bibliothèque, à tourner les pages d’un ouvrage quelconque, à prendre des notes et en essayant d’emmagasiner des connaissances qui pourraient lui être utiles ou service au groupe qui est le sien depuis plus d’un an et demi. Les heures s’enchainent et la matinée est déjà bien avancée. Il va falloir qu’il se décide à quitter les lieux pour aller manger. Sauf qu’il n’a pas vraiment envie de rentrer chez lui et, pour une fois, il se sent un peu désœuvré. Sentiment inhabituel et pour le moins désagréable. Sans compter qu’il n’a pas la moindre idée de la façon d’y remédier.

Aller au Summer’s ? Le midi ? Ce serait quand même un peu extrême, même juste pour boire un verre. Et un profond soupir lui échappe, alors qu’il finit par récupérer un nouveau livre à défaut d’autre chose. Il ira faire un tour au réfectoire, plus tard, quand il sera sûr de n’y croiser personne. Cette pensée lui arrache un froncement de sourcils imperceptible, alors que ses pensées finissent de nouveau par s’égarer pendant sa lecture. Rien de bien passionnant, mais au moins, il n’est à observer l’horloge et à être agacé à mesure que les secondes passent par le tic-tac qui commence à résonner dans son esprit.

Finalement, c’est un rire silencieux qui lui échappe. Il se sent ridicule et probablement un peu idiot. Comme quoi, malgré la fin du monde, rien n’a changé. Il ne sait toujours pas s’occuper quand il n’a rien de précis à faire. C’est une vraie catastrophe. Et il essaie de se rappeler ce qu’il pouvait faire, avant tout ça. Avant de se figer et de se renfrogner aussi sec.

Tao.

Il passait du temps avec son fils lors de ses trop rares journées de repos. Il jouait avec lui. Il se souvient brusquement des éclats de rire de Tao quand ils s’échinaient tous les deux sur des jeux de construction et, d’un coup, il a l’impression de manquer d’air. Refermant brusquement son livre, il écarte sa chaise et se relève, sans avoir la moindre idée de l’endroit où il peut aller. Avant de ciller quand il voit une silhouette familière, la seule personne présente dans la salle en cet instant.

Vite, se recomposer un visage aussi neutre que possible. Une grande inspiration, alors qu’il s’efforce de sourire poliment. « Madisson, bonjour. Comment allez-vous ? » Voilà, c’est poli, habituel. Il apprécie la jeune femme, même si en cet instant, il aurait envie d’être ailleurs. « Vous aussi vous vous êtes perdue dans la bibliothèque ? » Elle est toujours fort occupée et il ne se souvient pas l’avoir vue bien souvent ici. Mais, pourquoi pas après tout.

Ma décision est prise. Enfin… Je crois ? Après une entrevue avec Madame Phelbs quelques jours plus tôt, j’ai accepté de me rendre chez nos alliés pour quelques semaines. Entretenir de bonnes relations est primordial pour le bon déroulement de nos prochaines opérations. Beaucoup de projets, d’ambitions communes et l’avocate m’a confiée cette tâche très importante. Encore une fois, elle me fait confiance et je suis bien décidée à faire tout mon possible pour que ce séjour se passe bien.

Évidemment, cela implique de laisser Rafael ici, pour au moins trois semaines. C’est une période très longue ; surtout à cet âge. Et si je suis déjà partie de Ford Ward il y quelques mois, pour une mission similaire, prendre une telle décision n’est jamais simple. Je sais que Nathan prendra le relais, qu’il s’occupera de notre fils et que tout se passera bien. Mais la simple idée de ne pas le voir pendant un moment me fend le cœur. Choisir entre mon travail et mon fils est toujours un dilemme… Et je sais que cela n’est pas forcément bien vu…

Qu’importe, j’ai décidé de me changer un peu les idées. D’ici quelques jours, il faudra que je prépare mes affaires, que je règle les dossiers urgents ici… Les attentes de Madame Phelbs sont claires et nous en reparleront très certainement avant mon départ. C’est pour cela que je m’octroie une petite pause, au calme, à la bibliothèque. Cela fait un moment que je n’ai pas mis les pieds ici, par faute de temps…

Alors que je parcours les allées, je me rends d’un pas décidé jusqu’à l’étagère où sont rangés les quelques livres écrits en français. Je bascule légèrement la tête sur le côté pour lire les titres annotés sur la tranche des livres. Une légère moue se dessine sur mes lèvres, réalisant que je les ai presque tous lus. Je finis par choisir l’un d’eux, sans grande conviction… C’est alors qu’une voix m’interpelle. Je relève la tête avant d’afficher un grand sourire. « Oh ! Yuan ! Bonjour ! » Je suis surprise de le voir ici. Il est rare que je croise beaucoup de monde lors de mes visites. « Ça ne va pas trop mal et vous ? » Encore une fois, je lui accorde un sourire poli avant de lui répondre « Je… Je viens chercher un peu de lecture. Je dois me rendre dans la communauté de The Haven dans les prochains jours, ça m’occupera pendant le voyage. Et vous ? Vous trouvez votre bonheur ? »

Malgré le jeune âge de Madisson, il a appris tout d’abord à la respecter. Elle est volontaire et très consciencieuse dans son travail, ce que Yuan ne peut qu’apprécier. Et s’il ne pensait pas le moins du monde se lier d’amitié avec elle, ça commence pourtant à y ressembler. Ils travaillent régulièrement ensemble et sa compagnie n’est jamais un poids pour lui. Elle est professionnelle et la rigueur qu’elle tient à avoir, probablement pour compenser son jeune âge, ne pouvait que lui sauter aux yeux. Alors, même si son orgueil fait qu’il n’apprécie pas forcément toujours d’être dirigé par une femme, qui pourrait, à peu de choses près, être sa fille, il a fini par accepter de travailler sous ses ordres. Parce qu’elle fait avancer les choses, qu’elle fait évoluer la vie au camp. Et c’est appréciable.

Il a un bref regard sur le livre qu’elle a en main et souffle, d’un ton qui trahit un léger amusement. « Encore à le relire ? » Il l’a déjà vue avec plusieurs fois même s’il n’a aucune idée de ce qu’il raconte, mais il est vrai que le choix peut être un peu limité aussi, surtout quand on est un gros lecteur.

L’espace d’une seconde, en tombant sur elle, il a presque oublié ce qui ne va pas. Pourquoi il voulait prendre l’air. Ou plutôt, pourquoi il en avait impérativement besoin. Ca lui reprend, comme un étau qui se resserre brusquement, mais il a un nouveau sourire à l’attention de la jeune femme. « Un peu désœuvré, j’ai du mal à savoir comment m’occuper quand je ne travaille pas. Ca peut vraiment être problématique parfois. » Elle le connait – un peu – suffisamment pour savoir qu’il n’aime pas vraiment les jours de repos, même s’ils sont nécessaires.

Au reste, il lève un sourcil et la fixe quelques secondes en silence « Oh, alors vous vous êtes décidée à partir, c’est officiel ? » Il sait qu’elle avait du mal à se décider. Que ses devoirs de mère entraient directement en contradiction avec ses devoirs auprès du camp. « C’est une bonne chose. Même si vous allez nous manquer le temps de votre absence, c’était nécessaire. » Il ne fait que lui rappeler une évidence à ses yeux, mais peut-être qu’elle a besoin de conforter un peu plus sa décision. « Et donc, il raconte quoi ce livre ? S’il est bon pour vous accompagner sur un aussi long trajet, ça me rend curieux. » Et il ajoute, non sans un haussement d’épaules. « Je n’avais pas vraiment fait de choix pour aujourd’hui. » Partagé entre l’envie de faire une lecture utile ou de s’évader un peu, il a surtout fini par abandonner, son esprit étant incapable de faire un choix rationnel.

Je ne peux m’empêcher de scruter Yuan d’un air interrogatif alors qu’il me questionne à propos du livre que j’ai dans les mains. C’est visiblement quelqu’un de très observateur et finalement je ne peux pas m’empêcher de sourire. « Oh… Je l’aime vraiment beaucoup… » J’ai toujours aimé me replonger dans certains livres et celui-ci fait partie de mes préférés.

« Moi j’ai du mal à trouver du temps pour me reposer... Me détendre un peu est toujours plaisant même si cela n’arrive que très rarement. Heureusement, Rafael commence à faire ses nuits… Je commence à mieux dormir. » Une mine amusée se dessine sur mon visage ; je ne peux pas dire que mon fils soit un bébé compliqué, au contraire. Mais j’apprécie qu’il dorme plusieurs heures d’affilées depuis quelques temps… Ce n’est pas la première fois que je le confie à Nathan, je sais qu’il sera entre de bonnes mains avec son père. C’est toujours délicat en tant que mère de s’absenter autant… Mais je ne m’inquiète pas plus que ça, il sera chouchouter par son papa.

Quand Yuan évoque mon départ quasi imminent pour The Haven, j’apprécie énormément ses quelques mots. Il fait partie de ceux qui ne voient pas mon absence d’un mauvais œil ; qui ne me jugent pas en tant que mère indigne ; et cela fait vraiment du bien. « Vos conseils ont été très précieux la dernière fois et vous y êtes pour beaucoup dans ma décision. » Je lui accorde un léger sourire, pour le remercier d’être de bons conseils.

Puis lorsqu’il reporte son attention sur mon livre, je le lui tends avant de lui répondre. « Vingt mille lieues sous les mers, de Jules Verne. C’est un écrivain français, vous connaissez sûrement. L’histoire a été adaptée au cinéma plusieurs fois… C’est la version originale, j’aime énormément lire des livres en français… Mais je les ai tous lu et relu, il n’y en a pas beaucoup ici malheureusement… » Ce livre reste l’un de mes favoris et j’aime le parcourir à nouveau de temps en temps. « Je crois que nous l’avons en version traduite, par-là, si vous voulez le lire. »

Peut-être n’aurait-il pas dû être aussi direct, mais le fait de voir Madisson, qui n’a déjà pas beaucoup de temps pour elle, relire le même livre, a le don de l’intriguer. « Je ne relis pas souvent de livres, alors je suis curieux, j’avoue. » Un sourire alors qu’il espère ne pas l’avoir offusquée. Mais ça ne semble pas le cas.

Et Yuan laisse filer une grimace compatissante, surtout quand elle évoque les nuits de son fils. « Les premiers mois sont toujours les plus compliqués. Il faut que vous trouviez votre rythme tous les deux. » Mais ça, il lui a déjà dit. Tout comme la nécessité de prendre du repos, même si ça lui parait mission impossible. « N’oubliez pas que vous n’êtes pas toute seule et que vous avez des gens sur qui vous reposer. Autant en profiter autant que possible non ? » Même si, vu ce qu’il connait d’elle, elle voudra prouver qu’elle est capable de tout mener de front.

Au reste, il la fixe et son sourire se fait plus franc. « Vraiment ? J’en suis heureux. Ce n’est jamais simple de réussir à faire le tri, surtout quand il s’agit de décisions importantes dans sa propre vie. » Alors, il est vraiment content que ses quelques conseils aient pu lui être utiles. Surtout qu’elle a mis à profit sa réflexion pour aider le groupe avant de penser à sa propre situation, ce qu’il ne peut que trouver louable, surtout avec un enfant en bas âge. « Vous n’avez pas peur de regretter de passer du temps loin de lui alors ? » Si elle doit avoir des doutes, autant qu’elle puisse les confier en amont, avec quelqu’un de confiance qui n’ira pas crier sur tous les toits que l’une de leurs représentantes aurait préféré rester pouponner.

Il attrape le livre et le feuillette distraitement, écoutant ce que la jeune femme lui raconte sur l’ouvrage. « Je connais. Mais je dois avouer que c’est de nom uniquement. Et un peu l’univers, mais sans plus pour être parfaitement honnête. Qu’est-ce qui vous plait alors dans ces histoires ? » Souvent, Yuan s’est dit que les choix de lecture permettent de connaitre un peu mieux les personnes qui les lisent. « J’avoue que la version traduite m’intéresserait fortement. Surtout si vous l’avez lu plusieurs fois, c’est qu’il doit être vraiment intéressant. » Finalement, il s’est rassis et l’a invitée à faire de même. Nul besoin de murmurer vu qu’ils ne sont que tous les deux dans la pièce. Et puis, au final, cette espèce de crise d’angoisse qu’il avait commencé à ressentir, si tant est qu’il puisse l’appeler comme ça, est en train de s’évaporer à mesure que passent les secondes.

« A vrai dire, la relecture de certains livres me permet de découvrir des subtilités que je n’avais pas perçues à la première lecture. D’autant plus en français, la littérature française peut être assez complexe parfois. » C’est également un moyen pour moi de ne pas perdre mon niveau de langage. Heureusement, entre Nathan, Valentine, Adrienne, Will et j’en passe, j’ai l’occasion de parler français très régulièrement.

Les paroles de Yuan sont rassurantes, ses conseils précieux. Rares sont les personnes qui m’ont encouragée à poursuivre son travail, qui m’ont comprise. « J’ai de la chance sur ce point. Casey m’aide beaucoup et Nathan prend son rôle de papa à cœur, il n’hésite pas à prendre le relais quand je dois m’absenter. » Même si je n’avais aucun doute là-dessus. Malgré la séparation, nous nous entendons parfaitement et il n’y a aucune tension entre nous. Plus les mois passent et plus nous parvenons à nous organiser ; le fait que Rafael grandisse et soit très calme aide forcément les choses. Cela sera de plus en plus simple, du moins, j’espère que ça durera… « Je suis déjà partie lorsqu’il n’avait que quelques mois… Ce n’est pas simple mais ce n’est pas insurmontable non plus. Il me manque énormément quand je suis loin de lui mais de là à le regretter, non… Je crois que j’arrive à prendre du recul, à me dire que je profite vraiment de lui quand je suis ici. Je culpabilise, forcément… Mais renoncer à mon travail, je ne peux pas non plus. » J’esquisse un léger sourire. Je sais que Yuan ne me jugera pas là-dessus et c’est vraiment agréable. Au contraire, il est toujours de bon conseil et je peux compter sur lui pour y voir plus clair, pour beaucoup de choses.

« C’est vraiment un livre pour s’évader, penser à autre chose que notre quotidien, nos problèmes... Ce n’est pas difficile à lire, c’est très plaisant même. Pour se détendre, c’est vraiment l’idéal. » C’est clairement l’un de mes livres favoris. Je crois que je ne me lasserais jamais de le lire. « Suivez-moi. Je crois qu’il est par-là… » Je connais la bibliothèque par cœur et je ne tarde pas à mettre la main dessus. « Il est là ! » Je le prends pour le tendre à Yuan. « Peut-être, qu’à votre tour, vous auriez une idée de livre à me faire découvrir ? »

Il lui lance un regard curieux, alors qu’elle explicite un peu plus les raisons de relire un livre. Même si ce qu’elle dit a du sens, il a tout de même du mal à voir ça autrement que comme une perte de temps. Probablement parce qu’ils n’ont pas la même vision des choses sur la façon d’utiliser les rares heures qu’ils ont de libre. « Je suppose qu’il n’y a pas beaucoup d’autres ouvrages en français ici. » C’est déjà une chance qu’elle ait déjà ceux-là et il se dit qu’à l’occasion, lorsqu’ils pourront quitter de nouveau l’ile, il pourra voir pour en trouver d’autres. « Mais il parait que le français tout court est une langue complexe. » Oh, probablement pas autant que le chinois. Une vie entière n’est pas suffisante pour en saisir toutes les subtilités et il se rend compte qu’il y a bien longtemps qu’il n’a plus rien lu dans sa langue natale. Ou qu’il n’écrit plus rien. Un froncement de sourcils imperceptible alors qu’il continue de discuter avec la jeune femme dont il apprécie la compagnie.

Sans compter qu’elle lui permet de retrouver son calme, même s’il n’est que de façade. A l’intérieur, comme toujours, il bouillonne. Mais ça, personne n’a l’occasion de le voir. Même si Zi peut compter sur les doigts d’une main les rares fois où il a pu perdre son calme. Et le mine sourire qu’il rend à la blonde est sincère. « C’est une bonne chose que vous soyez bien entourée. Elever un enfant n’est pas simple, surtout quand on est mère célibataire. » Et s’il n’a aucun doute sur le rôle que Nathan peut avoir, il se dit que, malgré tout, c’est Maddison qui doit en gérer la plus grande partie.

Quand elle reprend, il a un bref hochement de tête. « Dites-vous que les enfants sentent les choses. Et il vaut mieux que le temps que vous passez avec lui soit qualitatif, sans que vous lui fassiez sentir, même inconsciemment, que vous préféreriez être ailleurs, au travail par exemple. » Il a un temps avant de souffler, d’une voix plus douce. « Ma carrière a toujours été importante. Mais j’ai toujours essayé de faire en sorte de… compartimenter. Le temps que je passais à la maison, avec mon fils, j’essayais d’être là 100%. »  Mais il grimace légèrement. « Ca ne marche pas toujours, autant vous le dire tout de suite. » Encore plus quand on est une mère. En tout cas, il le suppose. « Alors ne culpabilisez pas. Ce que vous faites, votre travail est tout aussi important pour son avenir que de rester avec lui. » Au cas où elle aurait encore des doutes. C’est un monde pour son fils qu’ils sont en train de construire après tout.

Au reste, quand ils parlent de nouveau de livres, il se contente de la suivre, alors qu’elle lui cherche une version en anglais. Et il attrape l’ouvrage, le feuilletant rapidement avant de la remercier d’un signe de la tête. « Mmmh… ça dépend. Vous voulez quelque chose pour vous évader ou d’un peu plus terre à terre ? » Il a une œillade malicieuse, guettant la réaction de la jeune femme, alors qu’il réfléchit à ce qu’il pourrait lui proposer.