A la remarque de Yuan, j’affiche une légère moue. « Non, pas vraiment… J’ai dû lire tous les livres en français de la bibliothèque, plusieurs fois… » Un léger rire s’échappe de mes lèvres. Il va sûrement me prendre pour une folle ; mais j’ai toujours apprécié me replonger dans d’anciennes lectures. D’autant plus ici, avec le peu de choix offert par la bibliothèque. Des fois, il m’arrive de rouvrir un livre, juste pour relire simplement mes passages favoris… Des fois, je ne peux pas m’empêcher d’en relire l’intégralité. « J’ai eu la chance d’avoir une meilleure amie française et de pouvoir me rendre à Paris plusieurs fois lorsque j’étais au lycée. C’est une langue complexe en effet. Mais nous sommes plusieurs à pouvoir communiquer en français à Fort Ward, le père de Rafael, notamment. » Un très bon moyen de continuer à me perfectionner, d’ailleurs… Je compte bien transmettre cela à mon fils d’ailleurs, cette diversité linguistique qui a toujours été passionnante à mes yeux.

L’homme me rassure encore une fois, pouvoir compter sur Nathan, Casey et d’autres personnes encore, pour m’aider avec Rafael est une chance. Il me fait comprendre que je ne dois pas culpabiliser. Je dois continuer à faire mon travail tout en apprenant à être une mère aimante et présente lorsqu’il le faut. Il me rassure – une fois de plus – car je réalise que je fais déjà tout mon possible, que je profite un maximum des moments passés avec mon fils. Un sourire étire mes lèvres, reconnaissante. Néanmoins, mon visage se fige légèrement lorsqu’il me parle de son fils. Il est rare qu’il me parle de son passé, d’autant plus de ce sujet plutôt sensible.  Néanmoins, je ne m’en formalise pas. Je le laisse parler sans chercher à en savoir plus ou le questionner. Je n’ai pas envie de lui rappeler de mauvais souvenirs.

D’ailleurs, nous changeons rapidement de sujet. Déambulant entre les étagères poussiéreuses, il me demande mes préférences en termes de lecture. Sa mine malicieuse me fait sourire, lui qui est si sérieux d’habitude. « J’apprécie les deux. Néanmoins, en ce moment, j’ai besoin de m’évader un peu, je dois avouer. Quelque chose qui se lit facilement… » Le temps me manque ces derniers temps.

Il laisse filer un temps, songeur. « On pourrait essayer d’en trouver d’autres. Après tout, je ne pense pas que ce soit quelque chose de particulièrement prisé. Surtout dans la région. » Seattle et ses environs n’étaient pas spécialement réputés comme le berceau de la communauté francophone alors, même si les livres sont rares, ils n’auront pas été embarqués. Alors, il note dans un coin de son esprit de faire des recherches quand il ira sur Olympia. Dans quelques semaines. Sa première sortie depuis… longtemps. Et il chasse cette appréhension avant de se concentrer sur le reste. « Paris est une ville magnifique. J’ai eu l’occasion d’y aller à plusieurs reprises aussi. » Même s’il est à peu près sûr qu’ils n’ont pas vu ou fait les mêmes choses. Des voyages d’affaires, parfois agrémentés de quelques sorties quand Zi l’accompagnait. Il a parfois le sentiment que c’était vraiment une autre vie. Voire que ce n’était pas réel. « Oh, je ne savais pas que Nathan parlait français aussi. Du coup, Rafael va être rapidement bilingue. C’est une bonne chose. »

Et, à mesure qu’ils discutent, Yuan espère réussir à la convaincre que penser à sa vie professionnelle, à son rôle dans le camp, que tout ça ne fait pas d’elle une mauvaise mère, bien au contraire. « N’oubliez pas que, tout ce que vous faites, à terme, ce sera pour lui. Et vous êtes une excellente mère Madisson. Ne laissez personne, pas même vous, vous en faire douter. » Il a parlé d’un ton plus doux, bien différent de celui qu’il peut avoir quand ils travaillent ou même quand ils parlent de livres. Mais là, le sujet est autrement plus délicat, sensible même. Forcément, parler de ça remue beaucoup de choses et, au final, il n’est pas mécontent de changer de sujet. Parce qu’il a peur que cette douleur le submerge une fois de plus, sans qu’il puisse réellement la contenir comme il le fait habituellement.

Parler de livres une fois de plus est facile. Agréable même. Et ses doigts glissent sur les étagères, alors qu’il la questionne sur ses préférences, ses envies de lecture. L’espace d’un instant, il en oublie sa distance habituelle. Le sujet aide à être plus léger, voire malicieux. Et lire est devenu le meilleur moyen de s’évader. Ou de s’instruire. Dans tous les cas, c’est quelque chose de suffisamment précieux pour que Yuan y passe autant de temps que possible. Et, à sa réponse, il finit par attraper un livre qu’il lui tend. « Je sais, c’est un livre pour enfant. Mais vous savez c’est le premier que j’ai réussi à lire en entier quand j’ai appris à parler anglais. Et c’est peut-être l’un des seuls que j’aime relire de temps à autre. » Tom Sawyer. Dans le genre symbole américain, il sait qu’il se pose là. « Sinon, j’ai les aventures de Mr Pickwick. Je viens de le finir. » Il lui tend les deux ouvrages, gardant les autres qu’il a en tête pour une autre fois. Et leur discussion continue, alors qu’il lui donne son avis sur chacun des livres et que la présence de Madisson lui permet d’oublier, l’espace d’un instant, ce vide qui le dérange un peu plus chaque jour.