Le trajet retour lui semble interminable.
L’adrénaline qui le portait sur l’aller a disparu depuis une vingtaine de kilomètres maintenant et ne reste que l’empreinte indélébile que chaque sortie marque un peu plus. Il n’est pas fait de ce bois-là. Si les autres y trouvent une forme de normalité, lui ne cède pas encore de terrain sur ce point. Le paysage défile, chaotique, délabré, gris, fade. C’est dans ces instants que sa forêt lui manque. Sa forêt. Au moins là-bas n’avait-il à se préoccuper que du poids de la solitude et les stigmates mentaux gravant une insidieuse folie. Il n’est pas assez stupide pour ne pas y trouver du sens, un besoin, une nécessité. Il n’est pas assez sensible pour se morfondre des semaines durant sur les conséquences de leurs actes. Pas assez détaché, non plus, pour ne pas que ça le tracasse quelque temps. Malgré le décorum, malgré son implication, il n’est ni soldat, ni tueur né. Ne souhaite d’ailleurs pas le devenir. La froideur de l’acte, banalisé, sans émotion, voilà ce qui l’inquiète plus qu’il ne veut d’admettre à ceux qui en ont fait un réflexe.

Le débriefing l’emmerde tout autant. La tactique, le jargon, la fierté à peine cachée, qu’il ne partage que par quelques sourires et rires forcés, pour le paraître. Il aime ce camp. Il aime ceux qu’il peut à présent compter et appeler amis. Plutôt les autres que ce clan auquel il se sent appartenir. Mais ça ne retire rien aux images. Le quadragénaire ne pleure pas les salopards tombés. Non, il n’a aucune empathie pour eux. Mais le corps cloué et martyrisé ne veut s’effacer de son champ de vision, comme une mémoire rétinienne à la con le narguant encore un peu.

Finalement, quand le sujet est clos, quand les autres se lèvent et qu’il suit le mouvement, il est las. Ne rêve que d’une douche et d’une nuit de sommeil qu’il sait, sera agitée. Non, le garde forestier n’est pas fait de ce bois-là et s’il prend la direction de sa maison, les mains dans les poches, heureux d’avoir pu quitter dès que l’occasion s’est présentée la tenue de ces culs bénis, il s’arrête en plein milieu de la rue, planté là comme un piquet, le regard dans le vague.

Son regard remonte sur la façade de l’endroit qu’il considère à présent comme chez lui et soufflant, reprend sa route. C’est pourtant vers une autre porte que ses pas le conduisent inexorablement. Ce n’est pas son chez lui mais c’est avec elle qu’il trouve le réconfort le plus absolu. Elle qui a pris une place qu’il n’a jamais, jusqu’ici, cherché à offrir, envisagé de céder. Insidieusement elle s’y est glissée et malgré les efforts pour freiner la machine, rien n’y a fait. À quoi bon lutter contre une force qui le dépasse alors que sa vie est mise si souvent en jeu? Pourquoi se priver d’un bonheur qu’il juge, après tout, avoir mérité. Il n’est pas le meilleur mais définitivement pas le pire.

Frappant quelques coups, il attend, fatigué, cerné, blasé. Ce n’est pas dans ses actes récents qu’il trouvera la paix, la fierté, la satisfaction d’avoir bien agi. Non, tout ça, c’est avec elle qu’il le ressent et elle seulement.

Alors quand Layla lui ouvre la porte à une heure plus que tardive, il ne prononce pas le moindre mot et fond sur elle, l’entourant de ses bras et venant trouver refuge dans le creux de son cou. Il y inspire son odeur, rassuré, expirant longuement comme s’il avait retenu trop longtemps sa respiration. Peut-être que le corps féminin couvert d'ecchymoses et de lacérations y est pour beaucoup, peut-être que les aveux sur le passé de la femme accentue son désir de la savoir saine et sauve, en sécurité. La propre mission de l’intendante le mois dernier y ajoute son grain de sel. Peut-être juste parce qu’il l’aime à en crever maintenant. Il ne le dit pas, ne le montre pas autant qu’il le faudrait mais les faits sont là.  

Il referme la porte d’un coup de pied pour les couper de l’extérieur, certain qu’elle ne le repoussera pas. Ils avaient fait du chemin depuis quelques mois. Beaucoup. En peu de temps. Et si Jeremiah ne la considérait pas comme acquise, leur relation se faisait plus solide. “J’avais juste besoin de ça” souffle-t-il doucement sans se défaire de l’étreinte.

Pour une fois l’Anglaise n’était pas en train de travailler. S’accordant un petit instant de repos, elle avait terminé ses dossiers un peu plus tôt aujourd’hui et s’affairait plutôt à examiner sa petite production clandestine d’hydromel lancée avec May. Tout semblait en ordre, elles avaient suivi à la lettre les instructions trouvées dans plusieurs livres, mais comme il s’agissait de fermentation, puis de vieillissement, Layla ne pouvait s’empêcher de venir s’assurer que tout se passait tel qu’il le fallait.

En toute honnêteté également, cela lui permettait de s’occuper l’esprit en dehors de son rôle au sein du Fort. Les missions reprenaient de plus belle avec des objectifs bien précis, dangereux et forcément… la jolie brune s’en faisait pour les gens qui lui étaient chers. Qui étaient de sortie trop régulièrement. Sans elle. Bien entendu, elle n’était pas du genre à jouer de culpabilité et de remords, pas avec ses proches et c’était donc le cœur lourd qu’elle le voyait partir, espérant les voir revenir à chaque fois.

La vie continuait, malheureusement. La Britannique aurait haï qu’on lui reproche les missions auxquelles elle participait, elle ne disait donc mot aux autres lorsque c’était leur tour. Désormais, ils étaient tous vaccinés, voilà une inquiétude en moins pour Layla. Son homme des bois avait un peu fait la dure tête au départ, mais avait finalement cédé et la belle brune en était tout simplement ravie. Certes de gagner un point, mais plus que tout, de le savoir protégé. Lui… Celui qui avait réussi là où tous avaient échoué. Celui qui avait pris une place si importante dans sa vie. Oui, c’était pour lui que la majorité de ses inquiétudes étaient. Cela était aussi agaçant que bienheureux. Cet amour incongru, qu’elle avait tout fait pour ignorer, mais qui s’était néanmoins frayé un chemin dans la glace de son être.

Des coups à la porte résonnaient dans la maison silencieuse. Depuis qu’elle vivait seule, il n’y avait pas de bruit parasite ici. Délaissant les bouteilles d’hydromel, Layla se dirigeait vers l’escalier pour redescendre au rez-de-chaussée, lançant un regard vers l’horloge au mur. Elle savait qu’ils étaient de retour de mission, que lui n’était pas blessé, qu’on ne venait pas lui apprendre une mauvaise nouvelle, mais son cœur battait si fort dans sa poitrine. La jolie brune savait qu’il allait être briefé, lui avait laissé la chance de se retrouver seul chez lui pour décompresser, mais cela la rendait plus légère de savoir qu’il avait choisi de venir ici.

Car qui d’autre serait à sa porte à cette heure-ci ?

D’ordinaire, Layla aurait été plus pragmatique, mais son cœur la menait tel un maestro papillotant dès qu’il pensait au grand blond. Un manque de contrôle à la fois enivrant et contrariant. Atteignant enfin la porte, c’est en ouvrant celle-ci qu’elle découvrit qu’elle avait vu juste. Son cœur faisait une embardée douloureusement délicieuse, alors que ni d’une ni de deux, Layla se retrouvait dans les bras de Jeremiah.

N'y avait-il pas endroit meilleur ? Cette force et cette vulnérabilité qu’elle ressentait étaient un mélange qui n’avait aucun comparatif, qu’elle en soit l’instigatrice ou que lui le soi.

La porte se refermait d’un simple coup de pied de la part de son rescapé de mission et Layla se blottissait un peu plus contre lui, passant aussi ses bras pour l’envelopper tout contre elle.

- Ravie de pouvoir te l’offrir. Plaisantait-elle d’un ton mutin.

Ses bras qui se referment autour de lui sont finalement tout ce qu’il cherchait ce soir. Pas de long discours sur cette mission, pas d’exposé inutile sur son ressenti ou ce qu’il y a vu, pas d’étalage de sentiments. Juste sa présence, le froid glacial de son regard, la chaleur de sa peau, le réconfort de son affection. Peut-être n’a-t-il jamais réellement mesuré l’impact de la jeune femme sur sa personne avant cette énième séparation. Pourtant, le rôle qu’il lui a cédé a pris une ampleur qu’il n’aurait soupçonnée. Sans fracas, sans s’imposer, avec la justesse qu’il lui prête, qu’elle incarne quotidiennement. Le feu sous la glace. Si Layla savait user de stratèges et de manipulation, fine tacticienne, il n’avait jamais remis en question la sincérité des moments partagés. Il suffisait simplement de savoir lire entre les lignes et de voir ce qui se cachait sous la surface. Et si un rustre tel que lui y était parvenu, tout le monde le pouvait passé un certain degré d’intérêt. Car parfois, sous les ordres se cachaient une réelle inquiétude et un attachement certain. Comme sa requête concernant le vaccin.

Se reculant légèrement sans la laisser lui échapper totalement, il plante son regard dans le sien, caressant du pouce l’une de ses joues. Bon sang ce qu’elle était belle. Elle était tout un tas d’autres choses mais c’était un bonus non négligeable. Ses lèvres trouvent les siennes, sans mots superflus. Il veut juste oublier dans ses bras et contre sa peau. “J’en déduis que tu acceptes une pauvre âme errante cette nuit?” Demande-t-il dans un humour qui ne prend pas totalement. C’est sa carapace à lui mais il est trop crevé pour se soucier de paraître crédible. “Et si je peux te piquer une douche je t’en serais éternellement reconnaissant, j’veux effacer cette foutue mission de mon système.” Il ne disait pas non à un verre mais à trop quémander on obtenait rarement quelque chose.

Le reste lui semble superflu ou peut-être qu’il n’a pas envie de s’appesantir sur des choses trop sérieuses, trop dramatiques. Se focaliser sur le présent, sur le simple, sur le possible, voilà tout ce dont il avait besoin. Ni plus, ni moins. Et elle, évidemment. “Tu m’as manqué” souffle-t-il finalement en déposant un baiser sur son front. Pourquoi réfréner ses mots par souci d’orgueil alors qu’il lui suffisait de se libérer en lui avouant? Il se moquait bien de paraître fleur bleue maintenant. C’était un fait, il l’avait dans la peau. Et n’ayant pas été des plus démonstratifs dans les premiers temps de leur relation, cet effort - qui n’en est pas vraiment un - prouve son évolution et son implication nouvelle dans ce qu’ils partagent aujourd’hui.

Ce regard ciel trouvait le dépareillé de ses yeux et s’y ancrait l’espace d’un petit instant, avant que Jeremiah ne s’empare de ses lèvres. Layla aimait la sincérité de ces moments, l’honnêteté de ces gestes. La simplicité ces instants. Ils étaient heureux de se retrouver et d’avoir encore un jour de plus à deux. Les détails importaient peu.

- Pas n’importe lesquelles, mais cette âme errante ci me plait en fait. Je veux bien lui accorder le gite et le couvert. Répondait-elle amusée, toujours avec ce petit sourire subtil qui étirait un coin de son visage. Bien sûr. Tu sais où sont les serviettes. Tu veux que je te prépare quelque chose à manger ou à boire en attendant ?

Loin d’être du genre ménage et cuisine, Layla sait pourtant qu’un retour de mission n’est pas chose aisée. Que ce soit par l’effort, l’épuisement, le choc, la violence et tout un tas d’autres raisons qui venaient affecter le mental et le physique. Elle souhaitait donc prendre soin de son homme des bois. Celui qui était venu directement chez elle au lieu de rentrer chez lui d’abord. Qui avait visiblement choisi de la trouver avant toute autre forme de confort ou de réconfort.

- Tu m’as manqué aussi. Soufflait tendrement Jones à son tour.

Elle s’était inquiétée, plus qu’à la normale. Sans doute puisque leur relation avait évolué depuis les dernières sorties. Une corrélation tout à fait logique en soi, mais tortueuse dans la réalité et dans le pratique. Il s’agissait néanmoins d’une première pour eux deux, que de formuler les choses ainsi. Les non-dits étaient maitres entre eux, il était question d’avoir des sentiments, d’avoir de l’attachement, plutôt que de se dire des je t’aime. Peut-être que ceux-ci finiraient par être énoncés à voix haute éventuellement, mais tous d’eux ne semblaient pas en éprouver le besoin actuellement. Parce qu’ils savaient ? Parce qu’ils craignaient ? L’heure n’était pas à ces réflexions et Layla préférait balayer le tout d’un revers de main imaginaire.

L’heure était au soulagement d’avoir retrouvé en un seul morceau l’homme qui avait capturé son cœur. À cet explorateur résilient qui avait su braver les conditions glaciales pour découvrir la chaleur de ses sentiments.

“Une âme errante VIP voyez-vous ça…” glisse-t-il amusé alors que dans une grimace il apprécie déjà l’idée du gîte et du couvert. En réalité, ce sont surtout ses bras et son affection qu’il est venu chercher ce soir mais ce serait bien trop mièvre de le dire à haute voix, encore plus face à une femme aussi forte que peut l’être la sienne. Alors il se tait, comme bien souvent. Lui si friand de grands discours faussement éloquents, devient rapidement avare quand il franchit le sas de l’intime. Parce que comme toujours, les gestes ont toujours eu plus de sens pour Jeremiah. Les mots restaient creux tant que les actions ne le confortaient pas. Et s’il ne lui a jamais dit les mots magiques, il se plaît à penser que ses actions les prouvent suffisamment à son Anglaise. “T’embête pas, j’ai pas vraiment faim. J’en ai pas pour longtemps.” souffle ce dernier alors que l’aveu du manque le fait sourire tendrement. Lui n’avait pas besoin de grand discours pour connaître la force de l’engagement de la brune. Layla avait bâti une muraille autour de sa personne pour ne pas être blessée, manipulée, trahie. Au-delà de ces remparts, il y avait tout un panel d’autres sentiments et un volcan qui bouillonnait. Il ne doutait ni de son attachement, ni de ses sentiments, sans forcément les considérer comme acquis.

Se détachant d’elle presque à regrets, le quadragénaire prend la direction de la salle de bains, se tournant tout de même après seulement quelques mètres parcourus pour revenir sur au moins une partie de sa proposition. “J’suis pas contre un verre finalement” lance-t-il dans un clin d’oeil avant de s’éclipser pour de bon.

Le jet d’eau brûlant le détend autant qu’il le revigore et il laisse les dernières traces de toute cette merde glisser dans le conduit d’évacuation avec l’eau. C’est en tout cas la métaphore qu’il s’en fait. Malgré ses dires d’être bref, il reste plus que de raison là-dessous, les yeux fermés, les poings serrés contre le carrelage.
Il ne se rend pas vraiment compte du temps écoulé quand enfin il émerge, se séchant rapidement. D’une main, il efface la buée du miroir, se confrontant à son reflet quelques secondes. Avec la vie qu’il a menée ces dernières années, il s’étonne toujours de ne pas avoir davantage morflé, même s’il est parfois difficile de se reconnaître pleinement.

Soufflant, il renfile ses fringues et les cheveux encore humides rejoint sa compagne qui a déjà préparé les boissons. “On t’a déjà dit que tu étais parfaite?” Sourit-il en prenant place à ses côtés, lui volant un nouveau baiser. Attrapant le verre, il le tend vers elle. “À notre rencontre percutante, à la sciure de bois sur ton manteau, et à tout ce qui a suivi?” Et si c’était à refaire, il referait tout, même les engueulades. Parce que c’est précisément tous leurs choix qui les avaient mené ici présentement.

Pas d’appétit, notait l’Anglaise. Cela, elle pouvait le comprendre. Un retour de mission difficile coupait généralement la faim, du moins de sa maigre expérience. L’intendante n’était pas souvent de sortie, mais outre celle de cet hiver, les missions ne s’étaient jamais trop bien passées.

- Prends le temps qu’il te faudra. Lui répondait la jolie brune. Une bonne douche pouvait être cathartique et elle ne voulait surtout pas qu’il s’empêche de profiter de cela.

Le laissant s’écarter, l’Anglaise luttait pour ne pas retenir son homme un peu plus longtemps tout contre elle. Un réel soulagement de constater en personne qu’il allait physiquement bien, malgré les rapports qu’on lui avait donnés à l’arrivée de son détachement.

Un petit rire cristallin passait les lèvres de la Britannique, tandis que Jeremiah se ravisait au sujet du verre offert.

Le laissant finalement filer, Layla allait pour sa part rejoindre la cuisine. Sortant deux verres d’une des armoires, elle les plaçait dans le congélateur pour qu’il soit bien froid lorsque son homme des bois sortirait de la salle de bain. Le temps de cette douche, elle se permit de s’installer au salon avec un livre et comme elle se doutait, Jeremiah prit un peu plus de temps qu’il ne l’avait dit. Lorsqu’elle entendit qu’il fermait l’eau, la jolie brune se levait et allait récupérer les verres pour y verser l’hydromel qu’elle avait fabriqué avec May, quelques mois plutôt.

Se rasseyant au salon avec les deux consommations, elle attendit d’être rejointe, ce qui ne fut pas très long.

Faisant mine de réfléchir un instant, c’est sans hésitation que Layla répondait à la fausse question de son compagnon.

- Oui, bien souvent. Le ton était des plus sérieux, mais ses yeux rieurs ne mentaient pas sur ce trait d’humour.

Elle accueillait ce nouveau baiser avec un réel plaisir, avant de se saisir de son propre verre pour trinquer.

- Je dois avouer que je n’aurais jamais pu prévoir l’issue de cette rencontre. M’en voilà fort ravie. Soufflait-elle taquine.

Il n’en demeurait pas moins tout à fait véridique qu’elle n’aurait jamais cru se rapprocher de ce bourru à l’époque, encore moins tomber complètement sous son charme. D’éprouver… cet amour pour lui.

Il arque un sourcil face à sa répartie efficace, se retenant pourtant de demander qui s’octroie le droit de lui faire ce genre de compliments si ce n’est lui. Sa jalousie sonnerait faux de toute façon, pas assez possessif. Layla avait eu une vie avant lui et il ne doutait qu’elle survivrait sans se présence. Elle avait cette force que peu possédait, qu’il n’était pas certain d’avoir lui-même derrière ses airs bourrus. Jeremiah partait du principe que ce qu’on taisait en disait davantage sur une personne que ce sur quoi se fixait la vantardise. Les durs à cuire, les grandes gueules, il s’en était toujours méfié.
Laissant son sourire s’élargir à la remarque qui suit, il fait tourner sa boisson dans son verre, fronçant les sourcils sans chercher pourtant à identifier ce que l’intendant lui a servi. “C’est toujours mieux comme ça non? Je veux dire, si je m’étais lancé dans une pseudo cour éloquente et que tu m’avais vu venir à des kilomètres, tu m’aurais probablement rembarré fissa” plaisante-t-il en visualisant néanmoins sans mal la scène. C’est que ça lui plaisait aussi, à l’époque, ces petites piques bien senties et son front plissé par le jugement. Non pas qu’il regrette ce qu’il a aujourd’hui en échange, loin s’en faut. Et puis, la jeune femme conservait son piquant. Elle est toujours elle, en plus… douce?

Ce qui lui fait se demander qui il est maintenant. Jeremiah n’a pas l’impression d’avoir changé. C’est pourtant ce qu’il redoutait en s’accordant ce genre de lien. Migrer vers une version de lui-même soumise et acceptant trop de compromis au risque de s’oublier. Rien de tout ça n’était arrivé. Il restait ce type un peu lourd et à l’humour branlant avec ses amis, ce mec un peu grognon pour toute nouvelle tête dans sa périphérie. Et avec elle, une version apaisée, un peu plus mature, mais pas si différente de celui qu’il avait toujours été. “J’aime celui que je suis avec toi en tout cas” lâche-til finalement comme conclusion à toute sa réflexion interne.

Il se racle la gorge, peu bavard quand il s’agissait de donner dans ce genre d’aveu. Mais c’était justement là-dessus qu’il devait cibler ses efforts. Car parfois, ce qu’on ne disait pas, personne d’autre ne le devinait. “Je suis pas le plus doué pour ce genre de choses. Les grandes déclarations, les mots doux, tout ça. J’espère juste que… ça” il le désigne un instant tous les deux en faisant danser son index dans le vide vers l’un et l’autre. “C’est assez.” Et que son attitude générale primait sur tous les mots qu'il ne disait pas.

Et mal à l’aise de sa propre lancée, il finit par s’offrir une gorgée d’alcool, surpris par le goût. Il le fait tourner quelques instants dans son palais avant de l’avaler et relève les yeux sur la brune. “Ton projet avec May?” Interroge ce dernier en se laissant tenter par une seconde gorgée, acquiesçant avec sincérité. “Vraiment parfaite” plaisante à moitié le quadragénaire. “Recommencez vos petites expériences quand vous voulez. Et je parle d’alcool, pas de baisers langoureux pour fêter la nouvelle année” la pique-t-il dans un sourire qu’il parvient avec grand mal à contenir.