Début mars 2022 ••

- Hey, la saisonnière, tu peux venir nous aider ?

Je ne sais pas comment s’appelle cette fille, je sais juste qu’elle n’est que de passage et bosse de temps à autre pour sa ration. Mais puisqu’elle passe par là, on a justement besoin d’une paire de bras supplémentaire ! Le vieux pick up de la ferme s’est embourbé dans un début de fossé à causes des pluies interminables des derniers jours, et on est pas assez de trois gus pour le déloger.

- Prince, calle les planches sous les roues, vas-y. Dominik, pousse pour de vrai bonhomme, j’ai toujours l’impression qu’il s’y met à moitié, toi, la saisonnière, viens à côté de moi.

Adossées à la benne, notre rôle va être de pousser de toutes les forces de nos cuisses. Le petit challenge en plus, ce sera de réussir à faire ça sans glisser dans la boue et se casser la gueule. C’est franchement pas dit, parce que la terre est archi molle, les semelles de mes doc patinent déjà. Ça promet. Je jette mes tresses dans mon dos et me met en position.

- Allez les filles ! Trois, deux, un…

On y vaaaaa ! On pousse, on pousse. Le moteur épuisé gueule, les roues tournent et nous aspergent de terre au passage. Néanmoins, je sens que ça bouge, on est vraiment pas loin. Cette fois, hors de question de relâcher les efforts ! Et j’ai déjà lâché mon poste pour les aider, on ne va pas réquisitionner quelqu’un d’autre – sauf si un fermier oisif passe par là.

- On s’arrête paaaaaas !

Je ponctue mon invective d’un cri guerrier. Enfin, dans un soubresaut incontrôlé, la voiture est soudainement débloquée. Comme c’était à prévoir, je perds l’équilibre et termine le cul dans la boue. Génial. Ça me fait rire néanmoins. Les muscles engourdis par l’acharnement, je titube presque en me relevant. En vain, j’époussète mes fesses : je ne fais surtout qu’étaler la mélasse brunâtre qui dégueulasse mon jean.

- Merci pour le coup de main, la saisonnière, je lui adresse un sourire en coin, puis consens à lui demander : tu t’appelles comment ? Maintenant qu’on s’est vautrée dans la gadoue ensemble, on peut être copines !

Rappelez-moi pourquoi je fais ça ? Quand est-ce que j’ai accepté de jouer aux bouseux ? Le deal c’était pas de ramener du matos contre de la bouffe ou des munitions ? Alors qu’est-ce que je fous avec cette putain de pelle… de bêche… je sais même pas ce que c’est que ce truc et je m’en cogne, qu’est-ce que je vais foutre avec ça ? Ça craint. J’suis pas faite pour ça, j’sais pas trop ce qui leur est passé par la tête pour me coller là, je vais me péter un truc vous allez voir.

Je tourne la tête et fronce les sourcils en regardant autour de moi, m’arrêtant sur une nana. Je regarde rapidement autour de moi, comme pour être sûre qu’elle s’adresse bien à moi. Elle se fout de moi ? Mon regard passe d’elle au pick up, pour revenir sur elle. Elle peut pas être sérieuse quand même. Je regarde les autres faire ce qu’elle demande et je pousse un soupir retentissant. Plantant la… l’outil dans la terre, je la rejoins en me plantant face à elle. « Je vais pas être d’une grande aide. » Elle m’a bien regardé ? Visiblement. Et elle s’en fout.

Je me pose à côté d’elle, râlant sans vraiment m’en cacher non plus, et je prends correctement appui sur mes pieds. Qui s’enfoncent dans cette putain de gadoue. C’est dégueulasse. Je pousse malgré tout quand elle donne le signale, grognant en sentant que je glisse. Allez bouge putain de voiture de merde !

Elle finit par se décoincer et par avancer. Personne l’a vu venir et je me retrouve autant le cul par terre que les autres. Saloperie. Le cul trempé, de la boue partout, je lève mes mains, les fixant dans une grimace. Et elle rit. Je comprendrais jamais les gens, ils sont trop bizarres.

Je la suis des yeux quand elle se relève. « De rien. » Un bougonnement plus qu’autre chose. « C’était trop un plaisir. » Le sarcasme se sent assez bien là ou je dois recommencer ? Je me relève à mon tour tant bien que mal et tente de regarder mon cul. « Fait chier. » En plus, ça traverse. Foutu pour foutu, j’essuie mes mains sur le devant et lève les yeux vers elle. « Jodie. C’est mieux que la saisonnière. » J’ai un mini sourire. « Et toi ? » J’essaie d’être sympa, c’est quand même pas négligeable ! « Tu vis ici ? Enfin je veux dire au camp ?... Vous avez des machines à laver ? » Quoi ? Ils ont l’électricité, c’est possible du coup !

- Tu trouves ? Moi j’préfère « la saisonnière », plaisanté-je avec un sourire en coin, moi c’est Jill, mais tu peux m’appeler « boss » ou « patron », comme tu préfères.

Maintenant que je la vois de plus près, elle m’a l’air d’être une gamine. Même pas vingt ans, grand max. Elles me font souvent rire les nanas à cet âge – gentiment rire. Généralement, elles sont pleine d’une fougue insolente, avec cette impression que le monde n’a plus de secret pour elle, mais en même temps, elles balisent toujours pour les mêmes choses que les ados d’avant. La grande sœur en moi a envie de les prendre sous mon aile et de leur apprendre la vie. La leçon est simple en plus : c’est vraiment de la merde.

- Y’a pas d’machine à laver ici, non. T’as pas de change ? Je fais mine d’être désolée pour elle, puis ma langue claque contre mon palais, j’peux même pas te proposer de te prêter des affaires, t’es… clairement plus petite.

Et puis je ne suis pas sympa au moins de laisser mes fringues à une inconnue. Après tout, elle n’a qu’une chose à faire pour entre au paradis des machines à laver : nous rejoindre à Fort Ward ! Mais je ne suis pas là pour tenter de la convaincre. Si elle trouve son compte à rester là quelques semaines, puis à vadrouiller, grand bien lui fasse ! Je m’essuie donc les mains sur mes cuisses – il reste un peu de surface de jean propre, ça donc impec’ – et je la relance l’air de rien :

- T’as un truc à faire là ? Je dois retourner à mon poste mais… si tu viens avec moi pour me tenir compagnie, je peux éventuellement te filer… un short ?

J’hésite à vanner en disant que du coup, ça lui fera pile un pantalon, on est pas encore assez proche. Et c’est clairement une forme de prostitution oui : sa compagnie contre de quoi se changer. Mais en vrai, j’ai déjà payé pour du sexe, et plus cher que ça ; je peux bien lâcher un truc pour ne pas m’emmerder pendant des heures.

J’ai un temps d’arrêt, clignant des yeux, retenant les premières conneries qui me viennent. Boss, rien que ça. Ça va les chevilles ? ‘tain c’est chiant de devoir être polie sérieux. « Jill, okay. » Quant au reste, je hausse les épaules. Qu’elle m’appelle la saisonnière, Jodie ou Brenda, je m’en tamponne un peu… tant que c’est pas la naine… et vu son sourire et sa gueule tout court, jsuis sûre qu’elle en serait capable.

Je grogne plus pour le principe qu’autre chose quand elle répond, étant donné que si je pose la question, c’est que non, j’en ai pas. Et elle le sait avec son air de saint nitouche. Moi aussi je la fais cette gueule, tu parles qu’elle est désolée. « Je venais pour déposer des trucs à la base, pas pour jouer dans la boue. Faudrait ptet vous mettre d’accord sur ce que font les saisonniers, parce que clairement, c’est pas ce qu’il y avait marqué sur le petit dépliant publicitaire. » Mon froncement de sourcils disparaissant aussi vite qu’il est venu alors qu’elle reprend. Je me fais ptet des films, elle essaie ptet juste d’être gentille. « C’est bon, je me débrouillerais. » Comme si tu prêtais des fringues à une nana que tu revêrras ptet jamais ? Gentille mon cul ouais.

Toujours est-il que ça finira bien par sécher, même s’il faudra que je le lave quand même. Et autant dire que les machines à laver, ça me manque presque autant que les glaces et les pizzas. Presque, faut pas déconner. Mais rien qu’à l’idée de devoir frotter dans l’eau gelée, j’ai envie de le jeter. Mais bon, c’est un peu compliqué de trouver des fringues en bon état, à ma taille, donc oui j’en prends soin. Pas comme ces abrutis qui en ont rien à foutre.

Et si j’avais encore un doute sur le fait qu’elle se foutait de moi, au moins, là, je suis fixée. Je la dévisage. « Un short. Alors qu’il fait -50… » Je grimace un sourire. « Oh attends, ça me fera un pantalon c’est ça ? Faire des blagues aussi nazes qu’un gamin de 16 ans, ça craint. » Je perds mon sourire narquois et me renfrogne un peu. Evidemment que les blagues pourries, ça me fait penser à lui. Si ça se trouve, elle voulait juste me prêter un short… Non… Enfin si, mais non, c’est bon, je connais.

« T’entends quoi par te tenir compagnie ? Non parce que je suis sûre qu’il y en a plein qui kifferaient, mais c’est pas trop mon délire. » Je jette un coup d’oeil à la pelle et soupire. Donc soit je me fais chier à creuser, avec des fringues mouillées, en me pétant le dos, soit je dois la supporter, et sans doute en étant assez sympa pour lui parler… Le choix est difficile, vraiment quoi.  « Je vaux plus cher qu’un short déjà, que ce soit clair. Même si c’est juste pour… parler. » Elle est maso, ou elle s’emmerde et veut continuer de me tacler l’air de rien. L’un n’empêchant pas l’autre. « Ouais, je t’accompagne, ce sera toujours mieux que de bosser là. » Au pire, si ça craint, je peux toujours me casser non ? « C’est quoi ton poste ? »

- Mais pour qui me prends-tu ?! Que je feins d’être outrée alors que la gosse a bien deviné la blague que j’avais en tête.

Le suite par contre, elle me fait éclater de rire. Promis, c’est pas moqueur ; mais je la regarde, toute sérieuse avec ses insinuations et sa répartie, et je me marre de plus belle. Les gamins franchement… le pire, c’est que ce n’est pas la première à me faire le coup. J’imagine que je devrais considérer que c’est un effet délétère du fait de vivre dans un environnement où une femme est facilement rabaissée à un morceau de viande avec un trou humide – et c’est donc triste, je ne devrais pas en rire. Mais qui sait, peut-être que la saisonnière pense juste être belle à en tomber ? Ou qu’elle a le melon typique des ados qui ont du poil à la fouf’.

- Baisse le thermostat dans ta culotte Jojo, j’ai des goûts très variés, mais je ne pioche pas dans les enfants, ça pourrait être ma môme, sans déconner, mais par contre, merci pour cette précision sur ton juste prix. Si je croise un mec intéressé, j’lui dirai de te proposer au moins deux shorts.

Celle-là ça va me rester va, Jodie : la fille dont la valeur se mesure en bermudas. Je la toise avec amusement un moment, mon indélébile sourire en coin scotché aux lèvres, puis je lui fais un signe de la tête pour lui dire de m’accompagner. Direction la baraque où je crèche avant toute chose : on doit toutes les deux se changer.

- Je prends des créneaux de vigies, surtout, mais je peux aider dans les champs de temps en temps.

On passe entre les arbres, saluent deux gros bras venus jouer de la fourche, et on atteint la maison à l’ombre des frênes. Je m’essuie les pieds sur le paillassons déjà encrassée de boue séchée, puis ouvre la porte. L’intérieur a un côté neuf dans l’ancien, avec des poutres apparentes, des meubles en bois et une cheminée au milieu du salon. En s’installant ici, on a dépoussiéré et virer les photos des anciens proprio – c’est glauque sinon – sans refaire la déco. Ça tourne pas mal, alors tout le monde se contente du minimum syndical : que ce soit fonctionnel.

Dans la piaule où je suis installée, ma valise ouverte sur le sol dégueule encore la moitié de mes fringues, que je n’ai pas pris le temps d’intégralement ranger. Ça se résume à une collection de sous-vêtements, de chaussettes, de jeans et de tops – en général. Y’a quelques exceptions, dont certainement un short. J’espère, maintenant que je l’ai promis.

- Vas-y, prends ce que tu veux et change toi, que j’indique en débouclant déjà ma ceinture ; la pudeur et moi, ça fait deux.

Un regard blasé, elle mérite pas mieux. Je sais faire la même tête de choquée, et c’est vachement plus crédible chez une gamine que chez une vieille peau. J’vais pas lui répondre, ce serait trop lui donner vu qu’elle se fout ouvertement de ma gueule.

Je fronce un instant les sourcils quand elle se marre, songeant vaguement que je devrais être un peu vexée non ? Mais en vrai, j’préfère l’entendre rire, au moins, ça me rassure un peu sur le sujet. Non pas que j’étais vraiment sérieuse, mais quand même on sait jamais. J’veux dire, ici normalement, je suis pas censée craindre quoi que ce soit, et c’est pas un groupe méconnu ou quoi, donc si les gens venant les aider disparaissaient ou autre, ça se saurait non ? Sans doute pas, mais j’préfère me dire que oui. Mais sans aller jusque-là, ça empêche pas que d’autres services pourraient être échangés, donc c’est pas complètement con mon raisonnement.  

Mais genre quoi ? « Hé, c’est pas moi qui fais des phrases hyper cheloues ! Et je suis pas une gosse ! » Rien à foutre de l’âge, ça fait longtemps que je le suis plus.  Même si ça change rien. » Je la fixe un instant quand elle continue et un « Va te faire foutre. » sort avant que je réfléchisse. C’était ptet pas malin ça. Mais putain, mon juste prix ? Connasse ! Je me renfrogne sans la quitter des yeux. « Vous avez pas des putes ? J’suis sûre y en a encore partout. Foutez-moi la paix là-dessus. »

Allez, on se calme, elle déconne, comme moi. Déjà, elle peut pas savoir. Et pour un peu, elle a déjà connu pareil… Comme beaucoup de femmes aujourd’hui non ? Je récupère mon sac, prête à me casser, mais elle me fait quand même signe de la suivre. J’ai une seconde d’hésitation avant de lui emboiter le pas en essayant d’être moins grincheuse, d’être moins… moi. Une sacrée idée à la con j’vous l’dit. « De vigies ? C’est quand tu surveilles c’est ça ? » Genre tu poses ton cul sur une chaise pendant des heures sans rien glander. Tu parles d’un taf… Non mais j’sais bien que c’est nécessaire et tout, mais tu vas pas me faire croire que c’est pas mortellement chiant.

Je la suis sagement jusqu’à sa maison dans les bois – la base parfaite pour un film d’horreur – et je m’essuie même sagement les pieds à sa suite, en regardant autour de moi. C’est… typique. On va dire ça comme ça. Douillet si on veut être sympa. En vrai, j’aime bien, c’est pas si pire. Je m’approche et m’accroupis, cherchant dans le foutoir qu’est sa valise. « T’es encore plus bordélique que moi… » En même temps, j’ai moins d’affaires. Je finis effectivement par trouver un short, et je sors aussi un jeans qui semble un peu plus… ça coute rien d’essayer ! Elle a dit de prendre ce que je voulais en plus.

Je lui jette un coup d’œil alors qu’elle se désape devant moi, mais j’m’éloigne un peu, me planquant bêtement dans un coin pour virer mes fringues. J’essaie le jean et grimace en voyant qu’évidemment, je marche un peu dessus. Et qu’il est un peu large. « Je peux te prendre celui-là ? » Je m’assois sur le lit et commence à faire des ourlets, en relevant les yeux vers elle. « Et t’es ici depuis combien de temps ? T’es au camp principal normalement ? »

- Cool, j’ai gagné quoi ? Que j’ironise à l’intention de la gamine qui commente que je suis plus bordélique qu’elle.

On dirait pas comme ça, mais je l’analyse l’air de rien. Le verbe facile, les insultes au bord des lèvres. Elle est sur la défensive en permanence et semble sur le point d’exploser à tout moment. Ce genre de rage latente, ça veut dire soit qu’elle est morte de trouille, soit qu’elle en veut mortellement à quelqu’un. Peut-être les deux. Mais surtout, ça me rappelle quelqu’un.

Pendant qu’elle s’esquive pour se changer, je vire mes fringues en quelques gestes et vient piocher dans ma valise ce qu’il me faut. J’opte pour un pantalon treillis et un top synthétique à la coupe cintrée. Par-dessus, j’enfile un sweat à capuche, en prévision des heures nocturnes qui seront certainement très fraîches. Je dégage ma chevelure égarée dans le col, puis me tourne vers la gamine, assise sur mon lit et en train d’ourler un de mes jeans.

- Il est déjà sur toi, donc je suppose que je suis obligée d’accepter ? Rétorqué-je avec un sourire en coin – elle peut, je m’en fiche, ça fait grosso-merdo deux semaines que je suis ici, et ça commence à faire long, rien que pour les douches, mais d’habitude je suis au QG oui.

Je fais simple et concis : jusqu’à preuve du contraire, elle ne fait pas partie de chez nous, alors je fais attention aux informations que je lui donne. Ça ne correspond pas au profil de New Eden d’utiliser des gamines comme espionne, mais ils ne sont pas les seules menaces du monde – et on ne sait jamais. Néanmoins, puisque son côté vindicatif a l’air authentique, je me permets de lui dire :

- On dirait que t’as la haine contre le monde entier, et au pire je me plante, et c’est juste une sale chieuse, mais j’y crois qu’à moitié, je sais ce que c’est que d’être comme ça… et ça fait pas du bien.

J’ai passé plus de deux années de ma vie, bercée par une besoin viscéral de vengeance et une rage inextinguible. Ça m’a coûté des insomnies, de la violence et la mutilation de ma main gauche. Et honnêtement ? Je m’en sors bien. Ça aurait pu être bien pire.

- Si t’as envie de vider ton sac avec quelqu’un qui juge pas… on a plusieurs heures à passer ensemble, du coup, bah oui, elle a accepté d’assurer la vigie avec moi et a même appris un nouveau mot, sinon… bah comme tu veux, précisé-je en haussant les épaules.