Je relève les yeux vers elle et me contente de hausser les épaules. Si elle voulait vraiment pas, elle me l’aurait dit. Du coup, je remets mes chaussures, grimaçant alors que mes pieds font floc-floc dedans. C’est beaucoup deux semaines ? Sans doute que non. Mais putain, deux semaines à travailler dans la boue ou à faire ses trucs de vigies là, ça doit être méga chiant. « Et au QG, ça fait longtemps ? Enfin, dans le groupe je veux dire. » Je hausse une épaule. « J’sais pas trop comment ça se passe, j’me demandais… Une fois dedans tu vois… »

Je récupère mon jeans plein de boue, tout en essayant de pas me redégueulasser les mains plus que nécessaire, avant de la fixer de nouveau. Forcément, je me renfrogne, forcément, je tire la gueule. Vider mon sac ? A quoi ça servirait ? J’aurais tellement dû me contenter de leur rapporter du matos et pas foutre mon nez dans les travaux. Ils ont des gens pour ça non ? Des gens qui font deux fois mon poids, et qui sont sans doute plus utiles que moi. Mais non, j’ai été trop conne. Résultat, je me retrouve coincée ici avec elle. Même si j’ai pas trop eu le choix pour les travaux. J’aurais pas dû la suivre.

« Qu’est-ce que ça peut t’foutre comment je me sens ? » J’ai une gueule à vouloir parler de moi à une nana que je connais pas ? Ou a qui que ce soit d’ailleurs ? Ouais, je sais, j’ai vu une psy après la mort de maman. Ça ferait du bien, de mettre des mots, de laisser sortir tout ça, blablabla, et j’en passe. C’est bon, je connais toutes ces conneries. Sauf que c’est de la merde les psy. Bon, elle l’est pas… Ou ptet que si, j’en sais rien et je m’en fous.

« Parce qu’avec toute cette merde, tout ce qui s’est passé, t’es pas en colère toi ? T’as rien perdu ? T’as perdu personne ? Te fous pas de ma gueule, tout le monde en a pris plein la gueule. Et c’est pas parce que tu te dis que je suis une gamine que c’est pas la même pour moi. » Je la dévisage, crispée, le regard noir, tendue, avant de détourner le regard. « J’ai pas… Ptet que je suis très bien comme ça et que j’ai pas envie de changer. Ptet qu’être en colère, ça m’aide à tenir, à avancer. Qu’est-ce t’en sais ?! » Fait chier. Plusieurs heures avec elle ? Mais qu’est-ce qui m’est passé par la tête ? « J’ai rien fait de mal. J’ai pas à être juger ou… J’y suis pour rien si la plupart des gens sont des connards. » Tous. Les inconnus comme ceux censés protéger. En le sachant au moins, y a pas de surprise.

« J’peux t’emprunter un sweat juste pour ce soir si je dois me les cailler avec toi ? A moins que tu veuilles plus de moi.  » J’sais pas trop si j’en serais soulagée ou vexée, même si… C’est de sa faute en plus.

Je croise les bras et je la regarde s’énerver. C’est mignon ces petites bêtes là quand ça se fâche. Je l’imagine un peu comme un cartoon, avec de la fumée qui sort des oreilles et des gros nervures pour marquer la colère. Je ne rigole pas ouvertement par contre, seulement à l’intérieur. Parce qu’à être sur la défensive comme ça, je suis de plus en plus persuadée que la gamine en a gros sur la patate. Je sais pas ce qui lui est arrivé, mais j’imagine que c’est moche.

- Au contraire, je crois justement que la colère t’aide à tenir le coup et à avancer.

Sans quoi, elle se serait effondrée en cours de route je suppose. Je hausse les épaules, non pas par indifférence, mais pour signifier que sa rage n’aura pas de prise sur moi – ou en tout cas, pas pour m’engrener dans l’escalade. Un sourire fend néanmoins mon visage quand elle redescend sur terre et réalise accessoirement qu’elle risque de se les cailler. Je choppe un sweat, sans doute trop grand pour elle, dans mes affaires, puis je lui envoie sur le crâne.

- Je te juge pas petite, je te faisais juste une proposition ! Si t’as pas envie de me raconter ta vie, tu peux juste dire « non merci madame ».

Je lui fais un clin d’œil, puis un signe de la tête pour qu’elle me suivre. Je ne vais même pas répondre à ses questions : ai-je souffert ? Ai-je perdu des gens ? Bien sûr que oui, mais ça n’est pas une compétition. Je n’ai ni l’intérêt, ni l’envie, de lui déballer mes malheurs pour lui dire « youhou, tu as raison en fait, la vie c’est de la merde ». L’existence était pourrie avant que les mots ne marchent, on a juste gratté le verni qui masquait tout ça.

- Pour revenir au sujet initial : je suis à Fort Ward depuis… bientôt quatre ans… un truc du genre. Ça a été ma meilleure décision de ces dernières années, de les rejoindre, avoué-je sincèrement, avec une moue convaincue de moi-même, je t’épargne le speech de recrutement, j’imagine que tu l’as déjà entendu et que tu t’en fiches, lui dis-je avec un sourire en coin, viens, on est là, je lui désigne le mirador en bois sur lequel on va monter la garde une bonne partie de la nuit, et puisque tu es si susceptible, c’est toi qui va choisir nos sujets de conversations ! On commence par quoi ?

Je devrais pas me braquer, je devrais pas être désagréable, je devrais pas l’envoyer chier. C’pas comme si je savais pas exactement ce qu’il faut ou non dire et faire, j’veux dire, j’suis pas totalement sauvage ou malpolie !… Bon, ça, si ptet. Mais sur le principe, je sais. Et j’ai suffisamment vu Lukas à l’oeuvre pour savoir que ça marche vachement mieux en étant gentil et souriant. Sauf que ça c’est lui, pas moi. Moi ça m’emmerde profond de devoir faire du politiquement correct. De devoir me sociabiliser. Rien que d’y penser, j’en ai la nausée.
Et puis, elle m’a pas dis de dégager, donc ça va !

« Jodie, je m’appelle Jodie bordel ! » J’lui en foutrais des petites moi à cette vieille mégère. J’enfile néanmoins sagement le sweat, qui m’arrive presque à mi-cuisse, forcément. J’suis pas débile au point de choper la crève. Je la regarde de travers, avant de hausser les épaules. Ouais, se mettre en rogne contre quelqu’un qui répond pas, c’est vachement moins drôle. J’ai l’impression de me prendre un mur et de ressembler aux gamins qui se roulaient par terre dans les magasins avant. Le truc insupportable et ridicule au possible. Du coup, ça redescend tout seul. Ou presque. « Y a rien de spécial à raconter. C’était déjà pourri avant tout ça. » Même si clairement, ça a rien arrangé.

Je fronce les sourcils, même si je la suis sagement jusqu’à son poste. Bras croisés, mine boudeuse, y a pas à dire, je suis l’image même de la joie de vivre. Ce qui a pas l’air de la faire chier. Ptet qu’elle connaît pire. Ou alors elle s’amuse vachement trop en se foutant de moi. Ce qui évidemment, me plait moyen. Ou pas. Elle est trop cheloue en fait.

« Quatre ans ? T’as passé presque toute ta vie ici ? Et tu t’fais jamais chier ? » Ptet que ça lui convient, la vie tranquille. Après tout, quand on voit l’extérieur, n’importe qui aimerait. J’suis pas sûre que je pourrais… enfin sans doute que si. Je lève la tête vers le sommet du truc, avant de lui jeter un coup d’oeil. « C’est pour m’empêcher de fuir rapidement ? » Je hausse les épaules. « C’est si visible que ça que je suis incroyablement douée pour faire la conversation ? » Je grimace. « C’est Lukas qui fait ça, moi j’envoie chier les gens. » Je me mords la lèvre avant de commencer à grimper. Heureusement que j’ai pas le vertige putain. Mais ça fait une jolie vue. Un soupir m’échappe et je souffle sans la regarder. « C’est mon frère. Lukas. On… Je l’ai perdu en novembre, à Seattle, quand c’est bâtards de culs bénis… J’ai pas réussi à le protéger et à fuir avec lui. »Je reste un moment à observer en silence, avant de me tourner vers elle. « J’ai une question. Tu faisais quoi avant ? Ta vie d’avant ? »