Mais le docteur revient quand ? Emerson eut un moment de flottement avant de relever les yeux vers la jeune fille en face d'elle. Seize ans tout au plus, un visage candide, de grands yeux verts qui commençaient à s'embuer de larmes. Une détresse qu'elle n'avait pas senti dans un premier temps, et qu'elle ne comprenait pas. Pas devant l'absence de symptômes que Min-Oh prenait d'ordinaire en charge. Elle ne put s'empêcher de froncer les sourcils en la scrutant, semblant percevoir un appel à l'aide qui n'avait que peu de sens en l'état. Au début du mois de mai, au plus tard, annonça Emerson, prête à renchainer. Je... Mais... Comment je vais faire en attendant ?

Elle eut une inspiration, confuse. L'échange d'oeillade entre les deux donnait tout l'air d'une conversation silencieuse. Elle avait envie de lui dire qu'elle pouvait se charger de l'ausculter. Si c'était possible, elle le ferait, mais en l'absence de Kendale, de Min-Oh, et d'un homme capable de couvrir ses agissements. Elle reprit son souffle pour lui demander d'attendre, le temps qu'elle trouve une solution, mais la tête rousse qui s'avança vers elle capta immédiatement son attention. Ce fut suffisant pour la jeune fille qui s'esquiva rapidement.

Oh bonjour Hailey, articula Emerson en fronçant les sourcils, sans cacher le fait qu'elle regardait par-dessus son épaule et qu'elle était sincèrement inquiète. Elle n'aimait pas ça. En tant que mère, que soignante, que femme. Tout lui donnait à croire qu'il se passait quelque chose, et son instinct ne pouvait qui ajouter de grave. Vous venez pour un rendez-vous ? fit-elle en tentant de donner l'illusion d'une quelconque maitrise. A cet instant pourtant, Emerson était tout simplement désarçonnée. Vous savez que le docteur Yeo-Jeong n'est pas là, mais je peux tenter de négocier un horaire pour les docteurs Cox ou Hawksley selon votre besoin, proposa-t-elle.

Elle répétait ça en boucle depuis le départ de Min-Oh, autant dire qu'elle l'avait appris par cœur. Reprendre du service pour ça ? Bon sang, c'était véritablement infernal. Mais tant qu'on gardait un oeil sur elle, Emerson ne tenait pas à faire la moindre vague. Quoi qu'avec la désertion de tous ces hommes, il était évident qu'on avait beaucoup moins de temps à lui accorder sur le principe. Elle le sentait : elle avait un petit peu plus de latitude pour agir.

Anjali a beau avoir essayé de me rassurer, de m’aider, je dois reconnaître que je ne suis pas vraiment à l’écoute. J’ai dû être passablement irascible depuis que la lettre nous est parvenue. Peut-être n’aurions-nous pas dû l’ouvrir. Cela n’aurait rien changé, ça aurait juste retardé cette colère et cette terreur qui se sont emparées de moi… Ce qui n’aurait pas forcément été plus mal. Quelques jours de paix illusoire. Non. Je préfère évidemment savoir, au moins puis-je tenter d’apprendre quelque chose, de faire quelque chose. Même si je ne parviens à rien.

Et Mason ? Comment va-t-il réagir ? Comment va-t-il tenir ? Lui qui n’avait déjà pas supporté de la savoir mariée ? Il a Anjali, peut-être pourra-t-elle l’aider, le soutenir, contrairement à moi. Moi ? Je serais inutile. Je n’y arrive pas. Moi qui suis toujours parvenue à rester presque impassible. Positive. Patiente. Je n’y arrive pas. Je n’y suis jamais vraiment arrivée dès lors qu’il s’agissait de Mei. Et là… Je ne sais même pas où elle est. Ni même si elle est encore véritablement en vie… Si ce n’était pas le cas…
Non, je refuse d’y songer.

Et ils ont évidemment bien choisi le moment. Mason est absent, et mes tentatives se sont heurtées à un mur. Je sais que je finirais au mieux arrêtée si je continue. Pourtant, je ne peux rester sans rien faire. Benjamin ne revient pas non plus et… Toutes les personnes que j’aime me sont enlevées petit à petit. C’est idiot je sais. Et égoïste de penser ainsi. Je ne suis pas seule non plus, loin de là. Mais, elles ne pourront rien faire de plus malheureusement.

Alors à défaut de pouvoir en discuter avec Min-Oh, de pouvoir lui demander de l’aide même si je sais qu’il n’apprécie guère Mei-Lin, je suis soulagée d’apercevoir Emerson Barnett dans le hall. Elle et son époux ont été particulièrement bienveillants et charitables lorsque nous en avons eu besoin. Quand j’en ai eu besoin. Elle est gentille. Je l’aime bien. Et puis, c’est un médecin, même si elle n’a plus droit à aucun titre ici… Peut-être connait-elle des gens, peut-être…

« Bonjour Emerson. » Un sourire automatique me vient, aucune joie, même si je suis contente de la voir, juste un réflexe. Je jette un coup d’œil derrière moi en suivant son regard, sans apercevoir quelque chose de particulier. « J’ai une ordonnance à renouveler pour Gabrielle et j’aurais peut-être un service à vous demander… » Je hoche la tête. « Je sais oui, il est parti en même temps que Mason et… » Je fronce les sourcils en la dévisageant. « Quelque chose ne va pas ? »

Elle releva les yeux vers la rouquine. De ce que Min-Oh lui avait dit, elle était de confiance. Le fait est qu'elle lui demandait un renouvellement d'ordonnance, et un service au passage. Ok, c'était dans ses cordes, il fallait juste s'assurer que le carnet de consultation de Min-Oh était déjà près, il lui avait normalement laissé de la marge pour les situations du genre. Suivez-moi, demanda-t-elle à la jeune femme en lui faisant signe de l'accompagner jusqu'au bureau de l'urgentiste.

Je peux voir votre ancienne ordonnance ? Demanda-t-elle à Hailey par principe, avant d'aviser les éléments déjà préparés sur le bureau du coréen. Elle se saisit d'un stylo, se tourna vers la rouquine avec un sourire arrangeant : Comment se porte Gabrielle ? Demanda-t-elle alors. Il lui semblait toujours plus simple de parler des enfants et d'aviser en conséquence qu'avec des adultes. En tant que mère et surtout pédiatre, Emerson avait cette aisance sur ces sujets, qui manquait cruellement à d'autres. Vous avez un service à me demander ?

Si elle avait éclipsé jusque-là, la mention du service en question, et surtout l'interrogation sur le trouble qui saisissait Emerson, la blonde eut un soupir : J'en aurais peut-être un à vous demander également en retour, vous pensez que c'est possible ? L'interrogea-t-elle dans la foulée. Un échange de bons procédés, c'était tout ce qu'elle voulait. Elle ne savait même pas ce qu'Hailey comptait lui demander mais en même temps, elle ne se voyait pas refuser considérant sa propre situation.

Elle eut un autre soupir avant de jeter un coup d'oeil vers le bureau refermé. Elle fit en sorte de parler d'un ton assez bas pour ne pas être entendu d'une autre personne : La jeune fille qui était là avant vous, je me fais du souci pour elle. Mais elle refuse de me parler, et je suis tenue à un certain discours de façade, à savoir : que son rôle de femme et de mère la limitait dans ses mouvements. Impensable pour elle de repartir en thérapie. J'aimerais l'aider, mais de ma position je n'en suis pas capable et... Je n'ai plus été une adolescente depuis un moment. Elle n'a pas besoin d'une maman capable de la conseiller, j'imagine, ajouta-t-elle en plaidant sa cause.

Ai-je raison ? Mais ai-je une autre solution ? Je ne sais vers qui me tourner, j’ai déjà actionné tous les leviers sur lesquels je pouvais faire quelque chose directement. Je n’ai pas accès au deuxième district, et le message a été assez clair en cas d’obstination. Même ma lettre à celui qui nous a averti n’a rien donné. Alors peut-être que quelqu’un travaillant ici pourrait avoir des informations. A défaut de Min-Oh, peut-être pourrait-elle m’aider…. Peut-être…

Que pourrais-je faire d’autres de toute façon ? Je deviens folle à tourner en rond, à ne pas savoir, à… à être seule. Ce que je ne suis pas vraiment, je le sais bien, je suis plus entourée que je ne l’étais… et pourtant…

Je la suis sagement jusqu’au bureau, lui tendant l’ordonnance quand elle la demande. Un sourire plus franc, plus sincère. « Elle va bien. Elle commence à bien tenir debout et elle n’arrête pas de babiller, mais elle est entourée d’enfants qui papotent sans cesse et courent partout. Elle… Elle est bien entourée. » Jamais elle ne sera seule. Je me mords l’intérieur des joues, la dévisageant un instant. « Des question à vous poser en vérité. » J’ai une hésitation avant de planter mon regard dans le sien. « Sur le fonctionnement des… internements. Et les soins prodigués. Et peut-être… Savoir si vous connaissiez du monde travaillant là-bas. » J’inspire et tente de calmer cette inquiétude, cette panique, qui me ronge depuis que nous avons lu cette lettre. Et si jamais j’ai fait une erreur en m’adressant à elle, je le saurais rapidement.

Mes sourcils se froncent brièvement à sa question, et je hoche la tête. « Si je peux vous aider, je le ferais avec plaisir. » Si cela me permet de me changer les idées et de m’occuper, je ne vais pas refuser. Qui plus est, je n’ai jamais refusé d’apporter mon aide à quelqu’un, je ne commencerais certainement pas aujourd’hui. Je l’écoute, mes lèvres se pinçant alors qu’elle parle. « Du souci ? Il s’est passé quelque chose ? Je veux bien tenter de lui parler si telle est votre demande, mais… Si elle refuse de vous parler à vous, pourquoi le ferait-elle avec moi ? » Je grimace un sourire. « Je ne suis plus vraiment une adolescente non plus. »

Elle va sur ses uns ans bientôt, c'est bien ça ? Questionna Emerson avec un sourire amusé, déjà conquis alors qu'il n'était pas forcément question de la petite dans cette situation. Néanmoins la blonde ne pouvait s'empêcher de s'attendrir lorsqu'il s'agissait des enfants, cette aisance avec eux lui courrait dans les veines comme une évidence qu'elle ne s'expliquait jamais, et qu'elle ne pouvait pas expliquer aux autres. Si vous voulez que je l'ausculte, ça me ferait plaisir. J'ai le contact facile avec les enfants et... J'admets que ça me manque un peu d'être... Vous savez, comme avant ! Ajouta-t-elle avec un plus grand sourire encore.

Elle reprit néanmoins son sérieux en remplissant l'ordonnance qui n'attendait pas. Reprise de ce qui y était noté, quelques interrogations sur certains aspects, elle revint vers la rouquine : Des questions ? Lui demanda-t-elle en fronçant les sourcils. Au sujet d'un internement donc. Emerson ne voyait pas qui ils avaient pu recevoir ces derniers temps de la famille d'Hailey, c'était confus. Je peux connaitre certaines personnes oui, mais il me faudra un peu plus de précision sur ce que vous voulez savoir, voir si je peux vous obtenir des réponses, lui souffla-t-elle dans la foulée, un peu gênée de ne pas pouvoir lui en dire plus sans davantage d'informations.

Quant à ce qu'elle lui demandait en retour, Emerson pinça les lèvres. Elle ne se sentait pas davantage à sa place : Non, enfin... Ce n'est que mon intuition qui me dit qu'il pourrait se passer quelque chose de grave, c'est ce que je crains, expliqua-t-elle maladroitement. Et son intuition ne valait pas forcément grand-chose. J'aimerais en savoir plus sur son entourage surtout, il me semble qu'elle est très assidue à l'église, en connaissant son environnement, je pourrais savoir si elle a besoin d'aide pour une question de santé physique ou pour autre chose... tenta-t-elle maladroitement. Vous pourriez faire ça pour moi ? Aller jeter un petit coup d'œil ? Demanda-t-elle sans cacher son espoir.

Je la dévisage un instant et hoche la tête. Oui, j’ai bien fait. « D’être médecin. » Evidemment que cela doit lui manquer, je ne sais comment elle fait pour être ainsi reléguée au rôle de secrétaire-infirmière, alors qu’elle était pédiatre non ? Je me mords la lèvre et esquisse un sourire contrit. « Il y a encore quelques mois avant, mais elle aura bientôt un an oui. Le temps passe beaucoup trop vite. Et je comprends… Je l’amènerai la prochaine fois, vous pourrez l’ausculter et me dire que tout va bien. » Je lui retourne son sourire, avant de lui confier l’ordonnance, et d’aborder le sujet qui me tient à cœur aujourd’hui.

Mes lèvres se pincent, mon cœur se serre, et je dois inspirer profondément pour garder un visage neutre. « Ma sœur… cousine est l’Epouse du général O’Connell depuis quelques mois. Il y a quelques jours, nous avons reçu un courrier nous informant qu’elle avait dû être… internée, car elle représenterait un danger pour elle-même et pour les autres. Je… J’ai essayé d’avoir plus d’informations, mais je ne suis que sa cousine, on m’a aimablement fait comprendre qu’il vaudrait mieux pour moi ne pas insister. Mason ne reviendra pas avant longtemps, et je ne sais pas vers qui me tourner. » J’essaie d’avoir l’air calme et posée, quand bien même tout ceci me tord l’estomac et que je me refuse à envisager le pire. Parce que c’est Mei. Je déglutis et la fixe de nouveau. « Leur décision est sans doute justifiée, mais elle est comme ma sœur et je ne peux rester dans l’ignorance. » Rien de tout ceci n’est normal ou justifié, mais j’ai beau avoir l’impression d’osciller au bord d’un gouffre, je ne suis pas assez irréfléchie pour le dire ouvertement.

Tout comme je ne suis pas assez égoïste pour ne pas apporter mon aide si je le puis. Mais en l’entendant parler, et en essayant de comprendre ce qu’elle ne dit pas, je ne suis pas certaine d’être la plus à même pour aider dans ce cas-là. Quoique… « Vous voulez que je me rapproche d’elle à l’église ? Ou tout du moins, que je l’y espionne ? » J’ai une seconde de silence, avant de reprendre plus franchement. « Vous pensez que quelqu’un… la maltraite ? Un de ses proches ? » Qu’elle que soit la forme de maltraitance dont il pourrait s’agir, l’idée me donne la nausée. « Je le ferais. Je pourrais observer son comportement et s’il faut aller lui parler, je trouverai une idée, j’ai une maison remplie d’adolescent après tout. » J’ai une ombre de sourire qui se transforme en grimace. « Je ne l’ai pas réellement vu. Vous avez son nom ou d’autres informations sur elle ? »

Emerson eut un sourire reconnaissant à la remarque d'Hailey. Médecin, oui. Aujourd'hui, la blonde n'était plus tout ça, et ça lui manquait affreusement. Le contact avec ses jeunes patients notamment, le fait d'avoir la confiance de ses collègues pour l'exercice de ses fonctions. Même la survie à l'extérieur, à devoir gérer les soins d'urgence pour des gens qui se référaient à son point de vue... Bon sang, ils n'imaginaient pas à quel point elle se sentait mise sur la touche. Ce n'était pas seulement de l'égo, ou de la fierté. Emerson s'était longtemps épanouie sincèrement dans son métier. Ne plus pouvoir l'exercer sonnait comme une punition.

Oh, souffla-t-elle alors qu'Hailey lui parlait du sort de sa cousine. Elle comprenait où elle voulait en venir, et surtout, l'angoisse qui la tenait de ne pas savoir ce qu'il s'était passé pour elle. Vous voulez savoir où elle se trouve et comment elle va, j'imagine ? Demanda-t-elle pour la confirmation. La blonde se mordit l'intérieur de la joue avant de soupirer. Je peux essayer de me renseigner, sachez néanmoins que les admissions ne passent pas par moi, encore moins en psychiatrie, je ne suis pas persuadée de pouvoir obtenir des informations, souffla-t-elle. Je vais tenter de creuser, si ça peut vous soulager, ajouta-t-elle.

Au moins pouvait-elle compter sur elle pour prêter l'oreille et poser des questions. Il allait bien le falloir, ne serait-ce qu'en remboursement de ce qu'Hailey acceptait de faire pour elle. Si ça ne vous dérange pas, précisa rapidement Emerson avec un sourire reconnaissant. Je ne veux pas vous mettre dans une situation difficile, si vous ne le sentez pas, je comprendrais parfaitement, ajouta-t-elle dans la foulée. L'idée n'était pas de la contraindre, la blonde refusait de jouer à ces jeux psychologiques stupides. Louise Abbot, elle vit dans le district quatre, elle a une très jeune sœur, Cynthia et un frère, Noah, ajouta-t-elle.

Était-ce suffisant comme informations pour elle ? J'ai travaillé beaucoup avec des enfants, dont des victimes de maltraitances, son comportement laisse à penser que c'est une possibilité, une parmi beaucoup d'autres. Et même en admettant qu'il y ait en effet des maltraitances, que fera New Eden pour les arrêter ? Mais les voies de signalement ici n'existent plus véritablement, et mon avis de professionnelle ne compte pas, souffla-t-elle avec un sourire contrit et dépité. Vous accepteriez alors ?