Lunettes de soleil posées sur le nez, je jette un regard curieux au barrage mis en place sur la route qui traverse Belfair et à toute l’activité qu’il y a autour. On a débarqué y a une petite heure à peine et là, on reste juste le temps de vider la bagnole des trucs qu’on devait apporter pour ceux qui sont assignés à la surveillance. De la bouffe, principalement, même si on nous a demandé quelques bouquins que je finis par aller échanger contre ceux déjà lus. Et d’autres conneries du quotidien.

Du coup, autant dire que j’suis pas super attentif aux échanges, mais Luke siffle dans ma direction pour me remplir les bras de caisses et autres conneries. « Tu pensais quand même pas que t’allais rien branler pendant qu’on décharge tout. » Un haussement d’épaules. « J’pouvais toujours essayer en tout cas. » Sur un malentendu, ce genre de connerie, je suis sûr que ce serait passé. Bon, par contre, je cherche pas trop la merde longtemps, surtout quand Luke commence à me traiter de petit branleur après que j’ai levé mon majeur dans sa direction. Dans tous les cas, j’serais obligé de m’y coller, que ça me plaise ou non. Et puis, plus tôt on a fini de vider la bagnole, plus tôt on pourra aller fouiner du côté des magasins d’électronique. Ce qui me botte carrément plus que de jouer au père noël.

Finalement, le coffre la voiture est vidé et j’vois une des deux filles qui se rapprochent. On a déjà fait le trajet avec elles et l’ambiance était plutôt cool. J’crois. Enfin, si quelqu’un était gonflé, on a pas eu de retour et, vu leur profil, je pense qu’on l’aurait vite su si on avait été casse-couilles.  « T’es parée ? » Deborah secoue la tête et nous demande encore deux minutes. Et j’en profite pour vérifier quand même rapidement que j’ai mon matos alors que j’ouvre mon sac à dos et que je fouine un peu dedans. J’ai ma petite trousse à outils que Locke envisage souvent de balancer par la fenêtre pour le principe – et probablement parce que je lui ai un peu trop répété que c’était utile juste pour l’emmerder – et quelques tournevis en plus, juste au cas où. Evidemment j’ai pris mon flingue, même si j’ai pas suffisamment progressé à mon goût. Alors, dans le doute, j’ai quand même gardé ma batte sous le coude. Elle m’a jamais fait défaut depuis 6 ans, pas de raisons que ça change non ?

Je vais pour refermer le coffre et je sens un poids s’appuyer contre la bagnole. Jill donc. « Tu viens avec nous alors ? Cool. » J’étais pas encore bien sûr vu qu’elle pouvait très bien se retrouver affectée à autre chose. Pas comme si c’était non plus une mission genre de la première importance ou capitale quoi.

- La petite saisonnière est pas revenue ? Que je demande à Prince, occupé à vérifier que la caisse qu’on lui a apportée est bien pleine.

Je parle de Jodie, évidemment, avec qui j’ai fait la connaissance à la fin de mon dernier passage ici. Le gamin compte consciencieusement la cargaison de munitions qu’on a déposé avec Deb’ – pour les besoins « sécuritaires » du chantier – et secoue machinalement la tête. Bon, accessoirement, ce n’est pas un môme – il a sans doute près de la trentaine – mais il devrait arrêter de se raser de près comme ça, on dirait un cul imberbe d’enfant de chœur. Heureusement pour lui qu’aucun prêtre ne vit dans le coin !

Bref, le compte y est, alors on se sépare et on retourne à la voiture. Sans la môme du coup. Dommage, je l’aurais bien amenée avec nous. Les garçons ont visiblement terminé de décharger notre carrosse. Je décroche mes lunettes noires de la poche-poitrine de ma veste en faux-cuir et ne rate pas l’occasion de les coller sur mon nez : même si le soleil est encore timide et que ses rayons sont… froids, ça fait quand même du bien. J’ai l’impression d’avoir vécu sous une pluie continue depuis six mois. Au bas mot.

Luke nous annonce qu’il doit aller faire pleurer le colosse avant de repartir. Puisqu’il n’a pas besoin d’aide pour le tenir, je pose mon cul moulé dans un jean délavé sur le capot abimé de la caisse. Désinvolte, mèches indomptables prises dans la brise légère, je quête les alentours jusqu’à ce que l’autre mâle de la bande m’adresse quelques mots. Mon regard invisible pivote vers lui, un sourire fleurit sur mes lèvres. Mignonne sa phrase d’accroche, je swipe right.

- Oui, je suis la nanny pour la journée ! Je suis censée vous ramener sans bobos… enfin, surtout toi : les autres savent se défendre tout seul, le taquiné-je, incapable de m’en empêcher, je déconne, évidemment. Tu vas t’habituer, ne t’en fais pas ! Vrai qu’il est parmi nous depuis plusieurs mois, mais on a jamais eu l’occasion de vraiment se fréquenter, on est pas sur les mêmes fonctions, et si tu ne t’habitudes pas… bon courage, parce que je suis rarement du genre à changer pour les autres, même si je suis gentille, tu prends le volant ? Je lui désigne du menton Luke qui revient, on va décoller !

Je lève un sourcil à sa réponse, la fixant quelques secondes avant de laisser filer un rire. « Juste pour savoir… Tu t’es autoproclamée nanny ou j’ai une si mauvaise réputation que ça ? » Ouais, ouais, je sais, elle a dit ça pour déconner mais, dans le doute, on sait jamais. Enfin je suppose que Locke a pas ébruité l’incident des étagères de notre dernière virée quand même. Entre frangins, ça se fait pas. Encore que, pour le plaisir de me taper la honte, ça pourrait. Mouaif. Bon.

Je secoue quand même la tête quand elle continue. « J’suis le dernier né d’une fratrie de mecs, je te garantis que tu pourras pas être plus casse-couilles qu’eux tous réunis. » Encore que, à la réflexion, y a ptet moyen en vrai. Enfin, je suppose que, si c’est le cas, j’serais rapidement fixé. J’agite les clés sous son nez pour répondre à sa question. « Si t’as pas peur que j’finisse dans le décor. » Et je m’installe quand Luke se glisse à l’arrière, grommelant pour moi-même, alors que je suis obligé de reculer le siège. « Putain mais t’es un vrai nain en fait ? » Lancé derrière moi, alors que Luke dresse son majeur et souffle, avec sourire. « Continue comme ça et je te plie en deux. Plus de problème de taille comme ça. » Forcément, je recule un peu plus mon siège, juste pour le plaisir de l’emmerder, avant de souffler, plus pour moi. « Voilà pourquoi j’préfère les motos. » Comme quoi, tout peut arriver.

Deborah s’installer à son tour et je reprends, non sans un regard en direction de Jill. « Dis nanny, tu connais la route ou je vais devoir y aller au talent ? » Non parce que j’ai vaguement jeté un œil au plan, donc je sais à peu près où c’est. Mais de là pouvoir conduire et éviter les nids de poule et autres ravages causés par le temps, c’est pas tout à fait la même chose. « En cas, si t’as zappé, on va au Verizon Authorized Retailer. » Normalement, je devrais trouver un paquet de trucs qui me donneront l’impression d’être un gosse le matin de Noël. Alors ouais, possible que ça m’arrive souvent, dès que je trouve un peu de matos. Mais là, de ce qu’on m’en a dit, le magasin a même pas eu le temps d’être totalement pillé. Et ce genre de composants intéresse pas grand-monde. Faut dire que, sans savoir exactement ce qu’on peut en faire, ça se revend pas et ça sert à que dalle. Du coup, j’suis ptet un peu enthousiaste à l’idée de ramener un tas de merdes dans mes poches.  

- D’après toi ? Lui rétorqué-je avec un sourire.

Alors comme ça, il y a matière à ce qu’il ait mauvaise réputation ? Bon, et bien je vais me méfier maintenant. Je ne sais pas dans quel domaine il peut être craignos, du coup je mets la sensibilité de mon radar à boulet au max : ça va détecter de « je marche sur mes lacets défaits » à « je tire en ayant oublié de mettre mon chargeur dans le flingue ».

- Ça c’est ce que tu crois, que je raille, même si j’ai aimé la répartie sur ses frères.

Mais aller, on se bouge. Clefs, voiture, garçons qui font les coqs et on démarre. J’ai un regard faussement blasé pour Deborah dans le retro ; cette virée va être longue. Je sais que mon pote Luke a souvent l’air d’un ours mal léché mais en vrai, c’est un gars sûr – et grave drôle. Par contre, si Zack continue de le chercher comme ça, il va vraiment finir avec son pied dans le derrière. Et il a quelques années d’entrainement en botage de cul notre rappeur local.

- Tu m’as pris pour Siri ou quoi ?! Comme si je connais les itinéraires de toute la zone partie, j’suis arrivée en même temps que toi je te rappelle.

A l’avant-poste, je parle. Et c’est pas comme si je n’avais eu aucune raison d’aller à son magasin avant, donc non, je ne sais pas comment y aller. Mais heureusement, notre Deb’, aussi volontaire qu’imperturbable, propose de se charger de vérifier la route. Elle déplie donc une carte de la zone devant elle, puis entreprend de donner les directions au chauffeur.

- Tiens, arrête-toi pour l’autostoppeur là…, indiqué-je après quelques minutes de circulation dans la ville morte.

C’est un rôdeur. Il titube sur le bord de la chaussée, attiré par le bruit du moteur. Je sors nonchalamment mon couteau de son étui – non sans me contorsionner un peu – et baisse ma fenêtre. Le mort vient dire bonjour, je l’accueille avec de l’acier dans la face. Il s’écroule, j’ouvre juste ma portière pour essuyer mon couteau sur ce qui reste de ses fringues, puis je reprends ma place. Ce monstre aurait pu aller faire un crime aux points des chantiers, je l’ai pas neutralisé pour le fun.

- Luke, tu nous débite ton dernier son ? Faute de radio…

Je laisse filer un sourire amusé à sa question qui n’en est pas vraiment une. En vrai, j’ai pas survécu aussi longtemps pour être un boulet accroché aux basques de qui que ce soit. « J’ai pas trop envie d’me dire que j’ai une gueule à être materné. Mais l’autre option est pas terrible non plus. » Je prends l’air vaguement préoccupé avant de souffler, d’un ton léger. « J’me dis quand même qu’on survit pas dehors pendant plus de 5 ans en étant complètement un manche. Ou alors, faut vraiment avoir le cul bordé de nouilles. » Ou un truc du genre.

Et j’ajoute, avec un clin d’œil. « J’attends de voir alors. » Enfin, c’est pas trop le moment de voir à quel point elle peut cumuler les pires tares de mes frangins en un battements de cils. On a du taff et j’ai hâte de voir ce que le magasin nous réserve. J’finis quand même par lever la main en signe d’apaisement en direction de Luke qui se contente de lever les yeux au ciel mais qui me décoche une ombre de sourire en réponse.

Si je me marre à sa réplique, j’souffle quand même, alors que je mets la voiture en route. « J’connais pas ton emploi du temps par cœur, ce serait vraiment malaisant. T’aurais pu connaitre le coin avant. » Ou une connerie du genre. Enfin, Deborah m’indique le chemin et je commence à rouler, avant de hocher la tête à la demande de super nanny. Une légère embardée sur le côté et je ralentis juste ce qu’il faut pour qu’elle se retrouve pile poil au bon endroit pour cueillir notre nouveau pote. Et elle se pose comme si de rien était. J’ai beau être habitué à voir ce genre de trucs, c’est quand même toujours impressionnant de voir à quel point on est capables de bousiller un charognard du genre sans même sourciller. « Ca doit pouvoir s’faire. » Luke se redresse un peu à la demande de Jill et il lui faut que quelques instants pour s’échauffer et se lancer. J’me rends même pas compte que je tape du rythme sur le volant alors que sa voix a empli l’habitacle et, même si c’est carrément pas mon style de musique, c’est toujours cool à entendre.

Deb’ finit par m’indiquer la rue concernée d’un mouvement de la main et j’ralentis au niveau du magasin, me contentant d’une grimace avant de tourner dans la rue d’à côté. « Ces stores font toujours un bordel monstre quand on les ouvre. Vaut mieux passer par derrière, les portes sont plus faciles à crocheter. Et vachement moins bruyantes. » A moins qu’ils aient envie d’ameuter tout le quartier, si tant est qu’il reste des trucs vivants – ou morts – dans le coin. Mais j’pense pas que ce soit trop le principe de l’expédition. J’coupe le moteur et je sors tranquillement de la voiture, non sans jeter un regard aux alentours. Mais, pour le moment, ça a l’air plutôt calme. Pas dit que ce soit la même à l’intérieur, j’sais bien.

Un regard aux autres et je sors quelques outils de ma poche et je m’agenouille devant la serrure, Luke juste derrière moi. Il me faut qu’une poignée de minutes pour qu’un petit clic se fasse entendre et que la porte soit déverrouillée. « T’es sûr que t’étais pas cambrioleur avant ce merdier ? » Il me fixe, amusé. « Nan, j’étais trop occupé à me faire choper à tagger des insultes sur les murs de l’église. » Vachement plus productif dans le genre. Bon, pour la suite, j’attends de voir ce que les pros des sorties ont à proposer. Ouais, ouais, j’aime toujours pas passer devant. Question de prudence, un truc du genre.

- Show up to work, with a frown on my face. Try to smile, act polite, but it’s hard to be fake. In my aura there’s a darkness that I think they can taste ; when I’m walking down the hall they just get out the way…

Y’a pas à dire, le flow de ce mec démonte. Même sans bande sonore pour faire office d’arrière-plan, je dodeline de la tête et bat un rythme cyclique sur mes cuisses pour faire office d’accompagnement. Je suis beaucoup plus de la culture punk moi, mais depuis quelques années, j’ai appris à ne pas faire ma difficile en musique. Et franchement, le rap est tout aussi percutant quand il s’agit de cracher de la colère – et j’en ai pas mal en stock.

- T’sais quoi ? On devrait former un groupe, que je lance à mon pote avant qu’on arrive, un truc à la Linkin Park, mais en mieux, évidemment, ou Rage against the machine si tu veux.

Malheureusement, l’interlude est finie puisqu’il est temps de descendre. On va passer par derrière, comme le signale Zack. Il sort ses outils, je dégaine mon flingue, vérifie les munitions et engage une balle dans la chambre. Clac-clac. Prête. Pour l’instant, il n’y a pas âme qui vive – ou qui non-vive – dans les environs. Dès que la petite porte du personnel est ouverte, j’entre la première en laissant les garçons à leur échange.

J’allume la lampe-torche fixée à ma veste et progresse avec lenteur. Un tableau d’affichage, un vestiaire, des bureaux. Pas de bruits, pas d’empreinte, pas de sang. La physionomie même d’un endroit que personne n’a visité depuis des années. Deborah sur mes talons, Luke sans doute en fermeture de peloton, je mène la colonne. On découvre la réserve, pleine à craquer de cartons qui dorment paisiblement. Certains sont un peu grignotés, j’image que c’est l’œuvre de quelques souris – d’ailleurs, j’entends gratter dans les canalisations. Ensuite on approche de la porte close qui donne probablement sur la boutique en elle-même.

- C’est fermé, déclaré-je à notre cambrioleur en chef, tout en m’écartant pour lui laissant la place, pourquoi on vient dévaliser un magasin de téléphone au fait ? La boss a besoin d’un nouveau smartphone ? Que je taquine avec un sourire en coin.

Franchement, j’sais pas si c’est parce que j’ai pas entendu de musique live depuis des plombes ou que Luke est vraiment doué – ptet un mélange des deux – mais dans tous les cas, pendant quelques minutes, l’ambiance dans la bagnole change totalement. Si j’reste focalisé sur la route, j’ai l’impression que l’temps est suspendu et qu’on se retrouve des années en arrière. Et putain, ça fait un bien fou.

« Vous auriez un vrai public de fans en tout cas. » Soufflé à mi-voix à la remarque de Jill, avant qu’on finisse par arriver sur le lieu de notre petite virée. J’ai pas de difficultés à ouvrir la porte de service, j’ai déjà eu à faire bien pire ces dernières années et la remarque de Luke m’arrache un rire avant que je retrouve mon sérieux. Jill en tête, je m’attarde sur les cartons avec ma lampe et j’ai un petit sifflement de satisfaction. « On va avoir de quoi faire là-dedans aussi. » Rester focalisé, sinon j’vais encore me retrouver les poches pleines de merdes inutiles qui brillent comme dirait Locke.

Un dernier regard sur les cartons et je relève la tête quand on s’arrête. « Ah ? J’arrive. Tu peux m’éclairer par contre ? » J’attends qu’elle s’exécute alors que je ressors mes outils, la mine plus sérieuse que d’habitude. Cette serrure-là c’est un autre niveau et je dois batailler un peu pour l’ouvrir. J’ai quand même un sourire en coin à la question de Jill. « Ouais, elle rêve d’avoir le dernier Iphone. » Je continue de triturer la serrure avant de reprendre, d’un ton tranquille. « Au début de ce merdier, ce genre de magasins a été pillé pour les téléphones, mais pas pour le reste. Alimentations, ordinateurs du personnel même s’ils ont en général été explosés, câbles usb… y a aussi pas mal de boitiers pour internet avec des composants actifs et passifs. Dans les téléviseurs aussi. » Même s'ils ont probablement aussi dû subir les foudres des émeutiers et finir explosés, y a toujours des trucs intéressants à récupérer. « Ca peut servir pour qu’on quitte l’âge de pierre de la technologie. Et j’aimerais bien qu’on trouve des caméras aussi. Pour voir si j’peux remonter un vrai réseau de surveillance et, surtout, à quelle distance. » Un petit clic alors que je grimace, mais je continue, toujours sur le même ton. « En gros, tous les trucs qui ont pas été bousillés et qui tiendront dans le coffre. J’aime amasser les trucs qui brillent. J’suis pire qu’une pie. » Et la porte s’ouvre alors que je me redresse, offrant un large sourire à Jill.

Sourire qui vire à la grimace aux premiers grognements qu’on peut entendre à l’intérieur. Bah au moins, on sait pourquoi la porte était fermée.

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