Kitsap ressemblait exactement à l’idée qu’elle s’en était faite. Spacieux, un potentiel seulement partiellement exploité, et des zones d’occupation délimitées et séparées les unes des autres, rappelant qu’en dépit de leur objectif commun, ils appartenaient à des communautés distinctes. En arrivant sur l’ancienne base navale l’avant-veille au soir, la grecque n’avait pas pu en faire le tour. Elle avait aussitôt été accueillir par les ses alliés et amis, avant de retrouver June dans la plus grande discrétion. Les deux femmes avaient longuement préparé leur rendez-vous du lendemain avec Armand avant de se séparer et regagner leurs quartiers respectifs. Pour Elena, la nuit avait été courte, perturbée par l’appréhension induite par l’importance d’une telle entrevue. Troublée par cette alliance inattendue avec l’avocat aussi, sans doute.

Les retrouvailles avec le soldat de New Eden avaient ensuite occupé une grande partie de sa journée, la veille, et finalement, ce n’était qu’aujourd’hui, deux jours après son arrivée qu’elle avait pris le temps de découvrir pleinement le territoire confédéré. Elle s’était brièvement présentée du côté des The Haven dans l’espoir d’y saluer quelques visages familiers, avant de retrouver l’espace dédié aux factions et autres solitaires. Elle avait prêté main forte durant l’essentiel de la journée aux Expendables dans leurs travaux, avant de s’accorder une douche bien méritée.

Elle était de retour aux abords de sa caravane, les cheveux encore humides, étendant sa serviette quand elle fut abordée. Si la voix ne lui disait rien, en se retournant, la grecque dut dissimuler la surprise d’une telle apparition. Elle le détailla longuement du regard, sans intention d’offense, les sourcils légèrement courbés par son inspection.

« Stan. » répéta-t-elle, avant que l’esquisse d’un sourire ne vienne rompre l’impassibilité figée de son visage. « A dire vrai, nos chemins se sont déjà croisés. » corrigea-t-elle, sans animosité ni reproche. Difficile de dire ce que lui inspirait l’amnésie du soldat pourtant. « J’étais à la tête du ranch, à l’époque. » précisa-t-elle sans chercher à faire s’éterniser le suspense. Elle scruta alors plus attentivement le jeune homme, guettant sa réaction avec intérêt. « Pour le reste, tes informations sont justes ; je gère un petit groupe d’une petite quinzaine de personnes. » Loin du groupe du ranch. Plus loin encore de celui qu’il était devenu au Fort. « New Eden, donc. Ce n’est pas un petit dossier. Tu as dû te démarquer pour en hériter. » glissa-t-elle en continuant de l’étudier silencieusement. Il paraissait jeune. Sans doute avait-il fait ses preuves auprès de June…

En quelques mots, Elena remit sur le tapis les souvenirs du ranch. La horde, les fumigènes. Se souvenait-elle vraiment de lui, alors qu'il était resté ce jour-là globalement anonyme ? Ça lui paraissait impossible. Il s'efforça de la repositionner également dans le décor de sa mémoire, sans vrai succès.

- Je vois, déclara-t-il. Il la dévisagea quelques secondes, essayant de sonder pourquoi elle lui disait ça. Parce qu'il n'était pas médium, il n'y parvint pas et dans ce cas, mieux valait toujours l'approche frontale. Et ça t'fait quoi d'coopérer avec nous aujourd'hui du coup ?

Ce "nous" était dans le cadre de l'alliance de Kitsap en général, à laquelle elle participait vraisemblablement puisqu'elle se trouvait ici aujourd'hui. Devait-il se méfier d'anciennes animosités ? Clairement, il n'avait aucune idée de l'association qu'elle construisait actuellement avec June. Lui avait mis du temps, mais son court séjour à Nisqually après sa détention Oblivions avaient remis les pendules à zéro. Au fil des années, contre toute attente et sans s'en rendre compte, il avait fait la paix avec The Haven et le ranch à sa manière.

- Si j'peux demander... Pourquoi t'es pas restée avec eux ? Demanda-t-il ouvertement dans la foulée. Et de préciser : The Haven. Avant d'évoquer ses faits d'armes. On peut dire ça, admit-il. Il ne doutait pas effectivement de la légitimité de son titre. Il était à ce poste parce qu'il était l'un des meilleurs, voilà tout. Faut dire qu'j'suis quelqu'un de très motivé... Et il embraya pour aborder les sujets qui l'intéressaient. Tout ton groupe est impliqué dans c'combat ou c'est juste toi et ton amie ? Demanda-t-il, curieux d'en apprendre davantage sur les siens. Comme elles étaient les seules à être venues ici… encore qu'elle avait probablement simplement un vrai refuge, à la différence de ces Expendables qui s'étaient installés là, comme chez mémé, au complet.

« En toute honnêteté, c’était impensable au départ. » fit-elle sans chercher à enrober ou maquiller la vérité. Elle était à la tête du ranch lorsqu’il avait été contraint de ployer l’échine, lorsque les siens avaient été blessés, tués pour certains. Forcés de vivre sous le joug d’un prédateur hermétique à leur douleur, soumis, dépossédés, humiliés. Comment pardonner les deuils inachevés ? Comment oublier les affrontements sanglants, la haine qui s’était cristallisée, renforcée avec les mois pour exploser dans une déflagration de violence assumée, de rancœur abjecte ? Leur autorité autoproclamée l’avait conduite à franchir une ligne irréversible. Pour autant, le pragmatisme inébranlable de la grecque surpassait ses ressentiments, et les années de guerres et d’expérience lui avait appris à ne pas raisonner avec une vision trop étriquée, trop manichéenne. Elle était consciente des infinités de nuances qui coloraient leur monde. « Mais l’intérêt collectif prévaut sur tout le reste. Je ne vous porte pas dans mon cœur, mais nous avons un ennemi commun aujourd’hui. Vous n’êtes plus le poisson le plus dangereux du bassin et… jusqu’à présent, notre collaboration laisse à penser qu’il y a peut-être de l’espoir pour la suite. » Ils parvenaient à coopérer sans se déchirer pour le moment, ce qui était déjà, à son sens, un exploit en soi. Restait à voir si cette entente s’inscrirait sur le long terme ou si les Remnants dévoileraient de nouveau la face obscure d’un visage qui l’avait longtemps hantée.

Elena haussa un sourcil, quelque peu surprise par la question du militaire. Le sujet n’était plus aussi douloureux qu’autrefois, il n’en restait pas moins intime pour la brune. « J’y ai beaucoup investi mais aussi beaucoup perdu. » Et sacrifié bien sûr. « Je me suis battue pour leur liberté, pour m’assurer qu’ils trouveraient un nouveau refuge, et puis… J’avais le sentiment d’avoir rempli ma mission. » Elle haussa les épaules, jetant son regard plus loin. Plus que ça, elle s’était surtout perdue, noyée à force de vivre avec des fantômes. « Il était temps pour moi de passer à autre chose, de tourner cette page. » C’était peut-être ce qui la rendait plus prompte à envisager cette alliance après tout.

« Motivé… » répéta-t-elle à mi-voix, l’esquisse d’un sourire pour troubler l’indifférence de son expression figée. « Des griefs personnels contre New Eden ? » Elle avait du mal à croire qu’il s’était levé un matin avec la soif de justice. Et elle ignorait presque tout des combats qu’ils s’étaient livrés au cours des derniers mois. Comme tout le monde, elle n’avait fait que suggérer, deviner… En voyant le visage de Phelbs placardé dans toutes les ruelles de Seattle. En apprenant l’embargo imposé au groupe de Ford Ward.

« Mon groupe est très hétéroclite. Nous avons des enfants, des personnes plus vulnérables, des impulsifs aussi. Nous ne sommes pas des combattants à proprement parlé, mais beaucoup des miens sont extrêmement… motivés. Nous avons presque tous des raisons de vouloir éradiquer New Eden, que ce soit personnel ou par conviction. » Et à bien y regarder, ils comptaient beaucoup d’éléments forts dans leurs rangs, à commencer par les deux anciens Oblivions, blindés par leur expérience à Portland. Peter et Richard qui se battaient avec leur cœur. L’ancien sicario dont le sang-froid impressionnait toujours Elena. Tous et toutes étaient animés d’une rage condensée, d’une force inébranlable. « La force des factions de Seattle réside dans les liens indéfectibles qui unissent leurs membres. » Qu’il s’agisse des siens, des Exilés ou des Expendables. Ils étaient comme des équipes de football, des soldats d’une même unité. La fraternité, les épreuves traversées ensemble cimentaient la confiance, forgeaient le caractère. Ils étaient puissants, redoutables et dangereux car ils faisaient front. Ils n’étaient pas nombreux, certes, mais un survivant pétri par des années hostiles à l’extérieur valait bien deux soldats. Ils raisonnaient différemment, hors des sentiers, hors des dogmes. Libres, et farouchement accrochés à cette liberté.

« Et toi ? Qu’est-ce que ça te fait de travailler avec nous ? » Et par nous, elle avait une définition large. Elle incluait The Haven, bien sûr, mais aussi l’ensemble de ces petits groupes. « Tu mènes une campagne de recrutement ou tu jauges simplement tes alliés ? » interrogea-t-elle avec un sourire, rivant ses orbes perçant dans les siens.  

Elle parlait bien et Stanley s’en fit la réflexion. Par ses quelques mots, Elena lui fit l’effet d’être une fille intelligente et réfléchie. Finalement, en discutant avec ces nouveaux alliés, il n’y aurait bien que les Exilés pour lui sortir par les yeux. Certainement parce qu’il avait personnellement un passif avec eux… Mais passons. Il écouta ce qu’elle avait à dire, sur leur aversion réciproque passée, sur les raisons de son départ de The Haven. Il pensa à Roza et ces gens qui combattaient en peinant à s’engager. Toujours en quête de quelque chose d’autre. Jamais complètement là. Partir, fuir. Ce n’était pas un état d’esprit Remnant, pas le sien en tout cas.

- Je vois, déclara-t-il simplement, en réponse à tout ça, avant d’acquiescer sans se cacher : personnel oui, on peut dire ça. Pas toi ? Il était finalement toujours un peu surpris de rencontrer des gens qui ne se battait que par conviction. Quand ils étaient tous en quelque sorte les bourreaux de quelqu’un d’autre…

La brune lui parla alors brièvement des siens. De l’immeeense force qu’ils les unissaient, parce qu’ils pouvaient compter les uns sur les autres. Il sentit la passion et l’amour qu’elle ressentait pour ses compagnons, même s’il n’adhérait que pour moitié à ses mots. Car il reconnaissait l’importance de ce qu’elle avançait, mais ça ne faisait pas tout.

- La force d’New Eden, c’sont leurs armes et leurs soldats surentrainés, répliqua-t-il, pour lui rappeler la réalité. Et leur nombre. Une belle alchimie ne servait pas à grand-chose contre ça. Il était terre-à-terre, certes, mais on ne l’avait pas mis à ce poste pour jouer les poètes. Vous les avez d’jà affrontés ? Enchaîna-t-il curieux. A sa question suivante, il haussa les épaules. On a b’soin d’bras et d’bonnes volontés. Mais j’vous connais pas tous, c’est pour ça que j’suis là. Pour jauger, et recruter donc, comme elle le suggérait. Un peu les deux. Faut trouver l’moyen d’utiliser les ressources là où elles s’ront l’plus utiles, pas vrai ? D’mon côté, j’bosse généralement sur des opérations délicates. Qui d’mandent de la discrétion, d’la rigueur. Et beaucoup d’efficacité. Mais jusqu’ici, ça ne semblait pas être des caractéristiques de ces petites factions d’énervés. J’suppose qu’t’as personne qui colle complètement au profil, si ?