L'entraînement terminé, quelques jours étaient rapidement passés, sans qu'elle ne parvienne à sentir le tourment la quitter. Si la disparition d'Hayden restait ancrée dans son esprit avec le poids d'un millier de plomb, il n'empêchait. Quelque chose dans le regard de Tomeo avait changé, et cette étreinte qu'il lui avait offerte n'avait sur l'instant, rien eu d'anodin. Alors, elle était restée en retrait. Suffisamment pour observer les allées et venues du brun, tout en continuant de sortir en extérieur dans l'espoir de retrouver un semblant de trace des exilés, sans succès. Notant son regard, sa façon d'être, sans parvenir à mettre le doigt sur ce qui la dérangeait. Mais quelque chose avait changé, elle en était sûre. Ce fût presque prophétique, quand elle tomba à nouveau sur lui tard dans la nuit, alors qu'elle pensait profiter du silence avant d'observer le lever du soleil. Au moins à l'aube, elle avait la possibilité d'éviter le plus grand nombre pour partir en extérieur, avant de revenir s'occuper de Kaya. Mais visiblement, son partenaire avait eu une idée similaire.

Tu ne dors donc jamais ?

La question avait fusé dans le dos du brun, avant qu'il ne la reconnaisse. Esquissant un semblant de sourire pour le saluer, avant de s'assurer qu'elle pouvait prendre place à ses côtés, proche d'un des derniers feux encore vif pour les veilleurs de nuit, venant s'installer à même le sol.

Tu as l'air de t'être remis de l'entraînement en tout cas. note la native, hochant doucement la tête envers le pompier. Laissant passer un silence reposant, alors qu'elle observe les flammes crépiter en s'installant plus confortablement au sol, relevant un instant les yeux sur le brun. Si elle n'avait jamais été réputée pour être bavarde, c'était comme si l'ancien pompier avait suivi ce mode de vie. L'avisant quelques secondes sans mot dire, avant de prendre la parole la première.

Ca fait longtemps, que tu es sujet à l'insomnie ?

Parce que de l'extérieur, ca y ressemblait tout de même beaucoup. Bien plus encore, pour une personne qui en vivait quasi quotidiennement depuis la disparition d'Hayden.

J’ai eu tout le temps de réfléchir depuis cette séance d’entraînement. Et de m’en vouloir d’avoir été brutal avec certains partenaires alors que rien ne l’exigeait… Je me demande si je ne devrais pas aller parler à Preston… Lui demander de m’entraîner spécialement, afin de canaliser ma force et également… mes problèmes. Mais est-ce que je suis prêt à laisser un quasi étranger entrer dans ma sphère intime ? je n’en suis pas certain. Pourtant, cela me semble nécessaire désormais. Je pensais que ça allait mieux, mais il demeure des ombres et des réactions qui ne sont pas les miennes en temps habituel et pourraient être dommageables par la suite…

Et puis, c’est se leurrer que de penser que ça va mieux quand le sommeil me fuit encore et encore ou qu’il est peuplé de sang et de cris quand je parviens enfin à dormir… Combien de temps avant que cela ne passe enfin ? Faut-il attendre qu’un nouveau traumatisme vienne remplacer celui-ci ? Ce ne serait même pas étonnant… Souvent, je réveille Farah quand je m’éclipse. Elle ne cherche pas toujours à me retenir, consciente de ne pas pouvoir y faire grand-chose. Je lui parle davantage, c’est déjà quelque chose. Et elle a besoin de se reposer également. Je baise rapidement son front et m’habille, avant de sortir dans la nuit froide et seulement éclairée par la lune. Une nuit claire.

La fraîcheur de l’air nocturne chasse les derniers lambeaux de cauchemar. Je respire de nouveau plus calmement et finis par aller m’asseoir et fermer les yeux, éreinté. Ce n’est pas toujours facile d’être simplement… vivant. J’ai un sursaut quand une voix fend le silence, reconnaissant Nima après une poignée de secondes de flottement. « Je pourrais te renvoyer la question. » Je réponds avec un sourire en coin, un peu factice, haussant une épaule néanmoins. Sa présence me fait plaisir… Il aura fallu nous retrouver en entraînement pour renouer nos liens, chacun occupé par sa propre vie et ses épreuves. « J’aimerais, mais il paraît que c’est nécessaire pour vivre. » vraiment… Je voudrais bien être capable de veiller tout le temps et ne pas avoir besoin de repos. Mais cela ne fonctionne pas ainsi. Nouveau haussement d’épaules quand elle commente l’entraînement. Pas comme si j’avais vraiment été en difficultés pendant ce dernier… J’ai moins morflé que d’autres.

Mon regard se perd dans les flammes écarlates, le silence s’étire. Nima le rompt, une fois encore. Je lui jette un coup d’œil en biais. Elle est inquiète. C’est palpable. « On l’est tous à des degrés différents, tu ne crois pas ? » Et davantage à certaines périodes aussi… J’en ai eu quand on a perdu Nolan et que je devais veiller sur Cassidy. J’en ai eu après la trahison de Marlon… j’en ai depuis mon escapade à Portland. Les évènements sont de plus en plus violents et traumatiques et petit à petit, les cauchemars deviennent un condensé de tout cela, devenant de plus en plus terrifiants. Je soupire, faisant preuve d’honnêteté avec elle : « C’est revenu en force depuis novembre… »

Touchée. Se contentant d'une brève esquisse de sourire à la question qu'il lui retourne, haussant les épaules quand il annonce que le sommeil est sensé être vital. Je te répondrai que ça fait longtemps que j'ai abandonné l'idée d'avoir un vrai repos, et qu'on s'habitue à tout. Encore plus, quand on à un bébé à gérer. Encore que Wakiza était un enfant incroyablement sage et calme, même pour les horaires de nuit.
Et à sa question, la réponse ne lui convient que de moitié. Si ils étaient tous sujets à l'insomnie, celles que traversaient Tomeo semblaient pour ainsi dire plus récentes, et plus chargées que d'autres personnes. L'observant en silence, avant qu'il ne rajoute enfin ce qu'elle attendait. Le mois de Novembre n'avait en rien aidé à les calmer.

A peu près au même moment que moi alors. Mais certainement pas pour les mêmes raisons. Si elle avait dû jouer avec un nouveau né et la disparition d'Hayden, elle doutait fort qu'il puisse s'agir des raisons qui avaient amenés Tomeo à se refermer de la sorte.

Il s'est passé tellement de choses de toute manière en un hiver... On pourrait croire qu'une année entière s'est écoulée depuis. concède néanmoins la native sans hésitation aucune. La chute du No Man's Land avait été un véritable calvaire, même pour eux qui ne l'avaient pas subi de plein fouet. Son regard se perdant un instant dans les flammes sans mot dire, laissant la possibilité à Tomeo d'analyser ce qu'il souhaitait ou non rajouter, avant de reprendre la parole en première.

Tu aimerai m'en parler ? Je suis plus apte à écouter, que raconter.

C'était un fait, après tout. Elle n'avait jamais été réputée comme étant la plus bavarde du coin, pas même avec ses proches. Il n'y avait bien que Tucker pour lui arracher des tirades, afin de contrer son éternelle mauvaise foi sur à peu près tous les sujets qui puissent exister sur terre, mais ... La plupart du temps, elle préférait amplement le silence et la solitude, aux endroits bruyants et vivants.

J’accuse le coup. C’est vrai que Nihima a un nourrisson à charge et pas de père pour l’aider. J’ignore si Kaya se préoccupe de son petit frère ou s’en fiche royalement, si elle aide un peu sa mère… je n’ai pas l’impression que l’adolescente soit prompte à venir en renfort, mais je me trompe peut-être. J’ai mes cauchemars et Nihima a les siens. « Tu peux compter sur l’aide de ta fille parfois ? » Peut-être une question qui fâche, mais je pense que nous sommes assez amis pour pouvoir parler assez librement. « Pourtant, je pensais être habitué au manque de sommeil. Quand j’étais pompier et d’astreinte, je ne dormais que d’un œil et j’étais souvent rappelé à n’importe quelle heure. » Mais quand j’étais en repos, je pouvais aussi dormir sur mes deux oreilles sans crainte. Parfois, il y avait des nuits difficiles, notamment quand j’étais confronté à la mort de blessés impossibles à sauver. Cela n’avait pas toujours été facile, mais rien d’aussi traumatisant que ce que j’avais pu vivre dernièrement.

Je finis par lâcher à l’amérindienne que c’est pire depuis novembre. Je pense qu’elle sait dans les grandes lignes ce qu’il s’est passé. Peut-être même davantage si elle a parlé à certains d’entre nous. Mais elle a eu d’autres choses à gérer que des traumatisés. Un accouchement, seule… C’est déjà pas rien. « Hum. Faudrait voir à ce que ça ne passe pas si vite, où on sera morts plus vite que prévu. » Enfin de toute façon, c’est l’issue qui nous pend au nez alors… Je réprime un frisson, le regard dans les flammes, tandis que Nihima me tend une main secourable. Est-ce que j’aimerais en parler ? Pas vraiment. Cela n’allège en aucun cas le fardeau mais… Nihima a un regard neutre. C’est une guerrière. Un instant, je me demande si elle ne va pas trouver tout cela pitoyable.

« Je ne sais pas ce qu’on t’a raconté sur Portland mais… Nous avons subi une chasse à l’homme. Avant de commencer, ils ont tabassé Erika à mort sous nos yeux puis nous ont lâché dans la nature, avant de nous poursuivre avec leurs armes et leurs chiens. » Je raconte d’une voix complètement atone, comme si cela ne me touchait pas. Comme si je racontais une histoire qui ne me concernait pas. « Contre toute attente, on a réussi à les éliminer… D’abord avec des armes improvisées, puis avec leurs armes volées sur leurs cadavres… » Je marque une pause, assez longue, avant de murmurer : « Je n’aime pas tuer… Et pourtant, cette fois… Une part de moi y a pris plaisir. Et j’ai même été déçu qu’ils meurent si vite après ce qu’ils avaient fait à Erika. A nous. Cela me révulse. Je ne veux pas devenir comme ça. » Et c’est bien ce qui me ronge, en partie, depuis des mois. Découvrir cette violence en moi qui refuse de s’apaiser. La preuve en a été faite à l’entraînement, alors que je n’ai pas toujours su me maîtriser. « Et pourtant, je recommencerai pour protéger les miens. Je me sens coupable de mon impuissance pour Erika... C'est stupide, mais c'est comme ça. »

Toujours. Kaya est bien plus mature dans son rôle de grande soeur que le reste du temps. concède sans mal la native, esquissant un sourire à cette idée. Un jour, sa fille deviendrait adulte. Bientôt. Mais pas ce soir. Ne pouvant que comprendre sa remarque sur le manque de sommeil, reprenant à son égard. C'est différent quand quelque chose te tracasse. Et elle le savait pertinemment, pour ne plus compter ses longues heures éveillée, à se questionner sur Hayden. Relevant ses yeux noirs quand Tomeo reprend finalement la parole en évoquant Portland, restant silencieuse. Lui laissant le temps d'évoquer cette chasse à l'homme, ou encore la mort d'Erika en ne pouvant qu'imaginer toute la détresse et l'impuissance de l'instant. Sans compter que la femme avait fait partie de son quotidien, tout comme celui de Nolan... Sans parler de la chasse à l'homme ou de la violence dont ils avaient dû faire preuve pour s'en sortir. Se gardant bien de tout commentaire, laissant le pompier évoquer ce qu'il souhaitait ou non. L'avisant quelques secondes de plus sans mot dire, juste au cas ou.

Tu as fais ce qu'il fallait Tomeo. sa voix reste calme, reprenant. Même si tu n'as pas pu sauver Erika, tu es revenu ici, en vie. La violence, c'est parfois la seule chose qu'il nous reste devant l'adversité, alors... Je ne risque pas de te juger pour ça. Quand à ce plaisir qu'il avait pris à tuer ? Ce n'était pas du plaisir. Tu as cette sensation parce que d'une certaine manière, tu as vengé Erika, tu dis toi même que tu étais déçu de ne pas leur avoir fait pire. Mais si demain je te mettais face à un homme sans te préciser qui il est, je doute que tu serai prêt à tuer sur commande.  Ce n'était en rien un reproche, bien au contraire. Penchant la tête sur le côté pour mieux croiser son regard, reprenant.

A mon sens, tu es bien plus humain que tu ne l'imagines. Et si tu crains de devenir un jour comme ça... Tu ne le deviendras jamais. Ca, elle aurait pu l'assurer. Leurs parcours étaient bien trop différents, pour être mis en parallèle. Pour sa part, il y avait bien longtemps que le sang qui ruisselait sur ses mains n'était plus un problème. Gravant chaque mort, chaque visage dans sa chaire, pour ne jamais oublier. Mais, il n'empêchait. En combat, tuer l'importait peu. Tant que ça permettait de sauver les siens.

Ton ressenti n'a rien de stupide. Tu appréhende un chemin que tu ne souhaitais pas approcher, et dans lequel tu as été plongé de force. Celui de la haine et de la violence, que son peuple prohibait. Sauf en cas d'extrême nécessité. Tu pense vraiment que ces morts là, effaceraient toutes les vies que tu as sauvé durant ces années ? La sienne, celle de bon nombre d'habitants ici. Tu es un homme bien. Malheureusement, je ne peux pas te promettre que tu n'auras plus jamais à tuer. Le tout maintenant... C'est de trouver ton équilibre.

Je ne l’aurais pas cru tiens… Les adolescents sont bien obligés de grandir plus vite que nous à leur âge, mais des a priori que j’ai sur Kaya, elle n’est pas la plus mature de leur petite bande. En même temps, je connais davantage Isalin, ou même Joachim, dans une moindre mesure. Mais tant mieux si elle a au moins la tête sur les épaules pour s’occuper de son petit frère et soulager un peu sa mère dans cette tâche difficile. Je ne peux qu’acquiescer quand Nima souligne que le manque de sommeil est bien différent quand l’esprit tourne en boucle sur un problème et que l’angoisse est toujours présente. Son cas est différent du mien sur le fond. Elle a peur pour le père de son fils et c’est bien normal. L’incertitude, c’est sans doute ce qu’il y a de pire…

Je finis par lui confier ce que j’ai sur le cœur et dans la tête. Tout le monde a entendu parler de notre expédition désastreuse à Portland. Sans forcément tout savoir, nul n’ignore que nous avons été attaqués par les Oblivions et capturés. Pour le reste… J’ignore complètement les rumeurs qui peuvent courir à ce sujet. Qu’elles soient vraies ou fausses. Je lui délivre une partie de la vérité. De cette effroyable réalité à laquelle nous avons été confrontés, qui nous a poussé dans nos retranchements et a fait ressortir un instinct de survie presque animal, alors que chaque mise à mort était un pas de plus vers la liberté dont ils nous avaient privé. Aucun d’eux ne pensait perdre à cette chasse, c’est une certitude. Sans doute que jamais aucune proie n’a réussi à s’en sortir vivante. Ce n’est pas ce qui me rassure, alors que je songe aux ossements que nous avons trouvé… Combien d’innocents qui se sont retrouvés piégés dans ce jeu cruel sans espoir de s’en sortir ? Combien ont vu leurs compagnons périr devant leurs yeux, chassés comme du gibier… Ou massacrés gratuitement par pur sadisme, comme Erika ?

« Je sais que tu ne le feras pas… » Je murmure, conscient qu’en effet, Nima ne jugerait pas la violence. Ni la vengeance. Ses actes, d’ailleurs, sont souvent sujet à controverse et ne sont pas vraiment étrangers au schisme qu’il y a eu au sein du camp. Marlon s’est engouffré dans ce genre de brèche pour tenter de mettre un coup de pied dans la fourmilière. Et si je n’ai jamais cautionné la vengeance ou la torture, je dois admettre que depuis novembre, je suis moins catégorique et c’est bien cela qui me dérange. J’acquiesce pourtant quand elle temporise en disant que je ne tuerais pas un inconnu sur commande. Et je retiens une question : le ferait-elle, elle ? « J’espère que tu as raison Nima. » Je souffle, cherchant le réconfort dans son calme et son assurance. « Justement. Cet équilibre, je ne l’ai pas encore acquis et pour le moment, je tombe… » Je soupire, épuisé. « Je suppose qu’il faut du temps… Comme tout… Mais je me demande quand j’atteindrais le point de rupture… Quand le prochain coup sera le dernier. » Parce qu’il arrive bien un moment où il n’y a plus aucune ressource en nous pour affronter les épreuves.

Elle n'était ni juge, ni bourreau. Se contentant d'hocher la tête pour confirmer les dires de Tomeo, l'écoutant évoquer ses doutes et ses craintes avant de reprendre avec douceur.

Tomber n'est pas un problème. Il suffit seulement de savoir se relever, Tomeo. Combien de fois l'avait-elle fait ? Qu'il s'agisse d'un deuil, d'une blessure profonde sur un champ de bataille. A chaque fois, elle avait su trouver la force de ne pas rester immobile au sol. Venant saisir sa main avec douceur, exerçant une courte pression pour témoigner de sa présence, reprenant à la suite.

Tu as le temps avant le point de rupture, crois moi. Tu es seulement passé par une étape. Difficile, mais la vie qu'ils menaient tous ici ne l'était-elle pas ? Je ne te mentirai pas en t'assurant que la suite n'en sera que plus facile. Il y aura des coups durs. concède la brune sans le cacher, ramenant finalement ses yeux noirs dans les siens. Mais tu es bien plus fort que tu ne l'imagines. Et si tu ne le crois pas, contente toi de me fier à moi. C'était bien l'une des choses sur lesquelles elle ne se trompait que rarement après tout.

Et si un jour tu doutes. Tu sais sur qui compter, non ?

Farah, Cassidy, Nolan. Elle. Leurs liens ne s'étaient que renforcés dès lors que Georges avait été mis à sac. Ensemble dans cette camionnette, à tenter de maintenir à flot une horde qui fonçait droit sur eux malgré les blessés graves. Secouant doucement la tête à cette idée, reprenant de nouveau.

Laisse toi le temps de souffler. Et ensuite, viens me voir. Les solutions se trouvent plus facilement à deux, qu'à broyer du noir seul dans son coin. Et ta violence à besoin d'être canalisée.

Parce qu'elle était toujours là. Mélange de rancoeur et de haine entremêlée de crainte, qu'il se devrait de sortir de son coeur s'il souhaitait éviter certains chemins. Ca se tentait, après tout. Les voies étaient de toutes manières bien trop nombreuses pour ne se contenter que d'en suivre la ligne toute tracée.