« Alors… Dans quelques jours, c'est cela ? » Qu'elle demande en lissant sa robe sur ses jambes. Quelques examens avaient été nécessaires, Luther et elle avaient suivi attentivement son cycle et de manière très clinique, avaient programmés cette conception. C'était à la fois étrange et… rassurant. Même si cette solution la mettait mal à l'aise.

Luther lui avait laissé le temps de se sentir prête mais, un peu conditionnée depuis son arrivée, elle s'était imaginée que le plus tôt serait le mieux. Et puis, son désir d'enfant avait toujours été présent … même si elle était loin d'imaginer que cela se passerait ainsi.

Elle observe un instant son mari qui termine d'étudier son dossier sans doute. Il faut dire qu'ils viennent une nouvelle fois de faire le point sur son état de santé.« Vous êtes… toujours d'accord, n'est-ce pas ? » Sa question est prudente, un peu timide peut-être. Elle a toujours un peu de mal à savoir où se placer dans cette vie à deux, mais c'est peut-être le cas pour lui aussi. Il lui a toujours semblé plus facile de s'adresser au médecin qu'au mari, mais le médecin n'est pas tenu de partager ses pensées… le mari, le fera-t-il ?

Silencieux, absorbé par le dossier qu’il tient à la main, Luther ne réagit pas tout de suite. Il préfère aborder la question sous un angle purement médical, plutôt que sentimental, émotionnel. Cela n’a jamais été son fort, de toute façon, et il est bien plus à l’aise avec les faits, rarement contestables. Les informations qui s’étalent devant lui pourraient appartenir à n’importe laquelle de ses patientes, se dit-il. Une anonyme, ou presque. Même ainsi, le médecin se préoccupe du bien-être de ces femmes qu’on le charge de rendre mères. Mais celle qui lui fait face n’est pas n’importe qui, non. C’est son épouse, celle qu’il a choisi pour endurer une mascarade grotesque, une farce sans nom. Assez désespérée pour accepter son offre, assez complaisante pour ne pas se plaindre de ses conditions. Luther lui-même n’en revient pas, et préfère d’autant plus évacuer tout sentiment de l’équation. C’est plus facile de ne pas s’interroger sur les raisons qui poussent Ela à entamer ce processus avec lui – outre la pression qu’on lui impose – plutôt que d’en discuter à l’envi avec elle.

Mh ? Il relève la tête, réalisant avec un temps de retard que ce n’est probablement pas la première question qu’elle lui pose. Posant les yeux sur elle, il laisse passer quelques instants avant de répondre. Doit-il privilégier l’honnêteté, ou lui dire ce qu’elle voudrait entendre, pour la rassurer ? Peut-être un mélange des deux. Les enfants n’ont jamais fait partie de mes plans, soupire-t-il en reposant le dossier sur la table. Mais cela fait partie de notre marché, et… eh bien, de nos conditions de vie. Nous n’avons pas réellement le choix. Une manière peut-être un peu maladroite, froide, de répondre, dont il n’est pas fier. Sincèrement, Luther voudrait avoir des sentiments pour Ela. Il voudrait l’aimer passionnément, comme Elijah aime Hoani. Il voudrait la désirer, convoiter son corps, le vénérer, l’idolâtrer. Mais il en est tout simplement incapable. Sa carcasse reste sourde aux appels de la chair, et il ne peut que la regarder tristement lorsque, la nuit venue, elle referme doucement la porte de sa chambre, solitaire.

Sans doute qu’une partie d’elle-même espérait une autre réponse. L’amour de Luther, elle ne le convoitait pas - bien trop consciente de ne pouvoir le lui rendre comme il le mériterait. Leur mariage était un arrangement qui lui sied plutôt bien, une pression qu’elle s’ôte du cœur, voire une reconnaissance même pour l’homme qui lui a proposé ce plan objectivement pas si impensable que ça. Les mariages de convenances ne dataient pas d’hier. Mais peut-être est-elle un peu déçue du manque d’envie concernant sa paternité. Elle hoche la tête, néanmoins. « Je sais bien, ce n’est pas vraiment comme ça que j’espérais fonder une famille autrefois. » Le désir de maternité, Ela l’avait toujours eu. Sa fausse-couche et ses traumatismes n’avaient fait qu’exacerber cette envie ; comme un moyen pour panser ses plaies ? Peut-être bien.

« Mais nous sommes… Partenaires, dans cette histoire, n’est-ce pas ? » Que cherchait-elle au juste, pour se rassurer ? Elle ne savait pas vraiment elle-même. Elle laisse le silence lui répondre avant de continuer, un peu malgré elle ; « J’ai… J’ai déjà perdu un enfant, vous savez. Je… J’ai un peu peur que cela ne se reproduise et je… Je ne veux pas être… Complètement seule si cela arrive. » Elle a un peu baissé la tête pour parler. « Je ne vous demanderai jamais plus que vous ne pouvez donner, vous le savez, n’est-ce pas ? Mais je voudrais savoir si vous serez là, en tant que… père, pour m’accompagner ? » Ou si elle devait se préparer toute seule aux risques qu’elle prenait compte-tenu de son âge et de ses traumatismes. « ... Ou peut-être comme médecin, si vous avez plus facile ? » Elle le savait à l’écoute et concerné pour ses patientes. Elle se sentait d’ailleurs en confiance avec le médecin, mais parce qu’elle ne connaissait pas vraiment l’homme - le mari, ou ne serait-ce que l’ami - qu’il était ou pourrait être avec elle.

Peut-être un peu trop observateur pour son propre bien, Luther perçoit, ou du moins devine, la déception d'Ela. Lui faire de la peine de cette façon attriste le médecin. Il aimerait tellement lui offrir plus, être capable d'éprouver de l'amour pour elle, et surtout, le lui montrer. Mais ses désirs sont ailleurs, et peu importe à quel point il tente de réprimer ces pensées coupables, Luther ne peut que poser un regard indifférent sur le corps de la jeune femme. Je suis désolé, Ela. Je vous prive de votre idéal. Malgré tout, il n'est pas dénué de compassion et espère qu'elle ne regrettera pas leur arrangement dans le futur. Car il est maintenant trop tard pour reculer et trouver l'amour ailleurs.

Le terme qu'elle utilise lui paraît une juste définition de leurs relations, à défaut d'autre chose, et il hoche la tête. Attentif, compréhensif, il l'écoute évoquer ses traumatismes, ses craintes, ses pertes. Tout cela, il y est confronté quotidiennement, dans le cadre de son travail. Mais elle a raison, il est plus facile pour lui de prendre une distance médicale avec tout cela, plutôt que d'essayer de se mettre à la place de ses patientes. Je… je ne suis pas sûr de savoir comment faire, mais j'essaierai, je vous le promets. Je ferai de mon mieux. Il est difficile, en l'état actuel des choses, de savoir quelle forme prendra son mieux. Mais c'est le mieux qu'il puisse faire actuellement.

Il y a beaucoup de résilience sur les traits de la jeune femme - cela fait longtemps qu’elle a accepté ce que serait sa vie. Les excuses de Luther lui met un peu de baume mais c’est sincèrement qu’elle parvient à esquisser un léger sourire à son intention. « C’est la vie que j’ai accepté de vivre… Et… Et cet enfant sera en sécurité. » Elle pouvait s’oublier pour cet enfant - même s’il n’était pas encore là. Ce n’était pas un problème. Loin de là. Il lui fallait bien quelque chose auquel se raccrocher de toute façon. Peut-être n’était-ce pas la chose la plus saine, mais l’esprit d’Ela était encore trop ravagé pour se révolter. Et la perspective d’un enfant à naître venait plutôt œuvrer pour l’enfermer encore plus dans cette prison dorée.

Elle appréciait sincèrement les efforts et la tentative maladroite de Luther pour lui accorder un soupçon de plus que ce qu’il accordait à ses simples patientes. Elle-même serait bien incapable de l’aimer en retour de toute façon. Mais l’amitié - pour elle du moins - lui semblait possible. Timide et réservée, mais possible. « Merci. » Répond-elle, simplement, sans avoir besoin d’en entendre plus. « Alors, nous nous lancerons la semaine prochaine dans ce cas. » Dit-elle ainsi, en leur permettant à tous deux de prendre congé l’un de l’autre. Pendant un moment encore, ces têtes-à-têtes resteraient maladroits les concernant.

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Début avril 2022.

« Luther je… » Elle était bien pâle en cette matinée. En vérité, cela faisait déjà quelques jours qu’elle n’était pas bien au réveil. Ce n’était pas la première fois et elle connaissait les symptômes mais à dire vrai, elle n’y croyait pas. Sa conscience avait eu beaucoup à dire sur leur méthode de procréation, et elle était persuadée que cette tricherie se solderait sans résultat. Mais les symptômes étaient là, et cela faisait quelques temps maintenant qu’elle ne se sentait plus… plus vraiment seule avec elle-même.

Elle avait trouvé Luther à la cuisine, alors qu’il rentrait d’une garde de nuit - ou d’un accouchement tardif, elle ne savait plus très bien. Elle avait comme les larmes aux yeux, elle avait peur d’y croire - parce que c’était un sentiment qu’elle avait toujours ressenti si fort en elle - et en même temps. « Je crois que je… Que je suis enceinte. Je crois que ça a fonctionné. » Souffle-t-elle au médecin - à son mari et futur père - avec une voix mêlée d’appréhension et d’émotions.

Hochant la tête doucement, Luther ne peut qu’acquiescer. Certes, ce n’est probablement pas la réponse qu’Ela espérait, mais c’est la seule qu’il est capable de donner sans mentir, sans blesser plus que nécessaire. Il le sera, je vous le promet. Lui, et vous aussi. Autant que possible, je ferais ce qui est en mon pouvoir pour vous garder en sécurité tous les deux. C’est le mieux qu’il puisse faire, encore et toujours. Malgré toutes ses bonnes intentions, le cinquantenaire reste pieds et poings liés par sa nature, par ce secret infâme qui le ronge de l’intérieur et le terrifie. De crainte d’être exposé, de perdre tout ce pour quoi il a travaillé toute sa vie, Luther n’avance qu’à pas comptés, en mesurant à chaque fois les risques qu’il prend. Promettre sa protection à Ela et à leur enfant à venir, c’est accepter l’idée que, peut-être, il les entraînera tous dans sa chute.

En refermant le dossier, une sorte de nouvelle entente semble être conclue entre eux, au-delà de ce que prévoyait leur contrat de mariage. Ils savent tous deux ce qu’ils attendent de l’autre, et ce qu’ils sont prêts à faire, à donner, à sacrifier, pour y parvenir. Leurs objectifs diffèrent peut-être, mais le moyen de les atteindre semble pour l’instant les mener sur la même voie. La semaine prochaine, confirme-t-il doucement.

***
Pinçant l’arête de son nez, Luther s’appuie contre l’îlot central. Un mal de crâne menace derrière ses yeux, pulsant à ses tempes. Le travail ne s’arrête jamais et qu’importe ce qu’il fait, rien ne semble réussir à ralentir le flot continu des blessés, la valse incessante des malades. En apercevant Ela dans l’encadrement de la porte, il se redresse, s’apprête à la saluer. Mais elle l’interrompt, d’une voix hésitante. Finalement, la nouvelle qu’elle était venue lui apporter tombe de ses lèvres et le médecin se fige, partagé entre la terreur et l’espoir.

Vous en êtes certaine ? demande-t-il d’une voix blanche. Question stupide, évidemment. Elle peut peut-être le deviner, le sentir au plus profond d’elle-même, mais aucune intuition ne remplacera jamais la science pure et dure. Nous ferons un test, pour être sûrs. Il ne remet pas en doute sa parole. Il sait, parce qu’elle le lui a dit, que ce n’est pas sa première grossesse. Ela est capable de reconnaître les signes. Mais les conséquences de l’auto-persuasion peuvent être dramatiques. Comment vous sentez-vous ?, risque-t-il après un instant de silence.

Leurs regards se croisent et elle a l’impression que la peur qui lui noue le ventre est soudain partagée. Elle, en tout cas, est terrifiée d’y croire et à la fois terrifiée de se tromper. En était-elle certaine ? Elle rosit légèrement. « Je le crois… Je le crois depuis suffisamment longtemps pour avoir besoin de… confirmer. » Qu’elle lui confie. Elle n’était pas crédule, elle ne se basait pas sur son seul instinct - pouvait-elle encore lui faire confiance, d’ailleurs ?

Elle hoche la tête, un test était nécessaire. Par contre, que dire ? Que penser ? Il devait sûrement se poser lui-même la question. Cette annonce n’était pas teintée du même espoir, du même sentiment d’impatience qu’elle avait pu ressentir par le passé. Son cœur battait la chamade et ses pensées se chamboulaient. Elle allait avoir quelque chose à laquelle se raccrocher. Désespérément. Peut-être.

« Je… Oui. Mais j’ai eu quelques nausées, quelques douleurs reconnaissables et puis j’ai le sentiment… » Comment le dire ? Comment l’expliquer ? « Est-ce qu’il faut encore attendre, pour faire un test ? » Qu’elle lui demande, finalement. Elle avait aussi besoin de savoir.