Les projections n’étaient pas bonnes. L’avocate avait beau refaire les calculs de Layla et retourner les chiffres dans tous les sens, la tempête avait eu l’effet d’une bombe à retardement sur leurs réserves de nourriture. La courbe devenait sévèrement décroissante et si rien n’était fait, d’ici quelques mois, il allait être impossible de nourrir tout le monde. Dans l’immédiat apparaissaient trois solutions, dont aucune n’était entièrement satisfaisante :

- Négocier une augmentation des imports venant de Nisqually ? Cela renforcement l’indépendance de Fort Ward vis-à-vis d’eux, et June détestait cette idée.
- Imposer un rationnement drastique ? Cela minera les forces et les esprits, ce qui n’était pas recommandé en temps de guerre.
- Redéployer des grandes campagnes de ravitaillement ? Cela voulait dire dépenser d’énormes quantités de carburant pour des résultats qui ne seraient peut-être pas au rendez-vous.

Un long soupir lui échappa alors qu’elle retombait contre le dossier de son fauteuil. Plongée dans ses réflexions, elle observait distraitement la marche du soleil qui s’invitait sur le plancher de son bureau. Un drôle de cri l’arracha à ses pensées. L’avocate s’était raidie d’un coup et instinctivement, elle avait tiré du tiroir de son bureau l’arme qu’elle y cachait depuis maintenant quatre ans. Ce n’était ni la voix de Madisson, ni celle de Valentine, pourtant ça venait de son jardin.

Coup d’œil rapide par la fenêtre. Une silhouette menue campait la pelouse de sa propriété, alors qu’elle n’avait rien à y faire. June se souvenait de cette petite, elle avait lu le rapport de son arrivée et certaines de ses frasques lui parvenaient parfois. Mais généralement, elle était plus volontaire que dangereuse. La quadragénaire expira le coup de stress, replaça le Beretta dans sa cachette et quitta la pièce. La tension redescendait au fil des marches de l’escalier. On s’était introduit chez elle par deux fois pour essayer de l’assassiner, son cou laiteux portait encore le souvenir de la lame qui l’avait égorgée. Sans la magie de Maeve, elle ne serait plus là aujourd’hui ; alors aussi blindée qu’elle pouvait être, ce genre d’expérience laissait des séquelles.

Quand elle quitta la maison, la rouquine sentit les rayons diurnes doucher ses épaules d’albâtre et sa nuque, dégagée de ses cheveux de feu relevés en chignon. Elle vint se planter à quelques mètres de l’intruse, main sur les hanches et regard perçant. Comme d’habitude, son visage était un roc impénétrable.

- Tu as besoins d’un coup de main peut-être ? Demanda-t-elle d’un ton glacial, qu’est-ce que tu fais ici ?

Les prunelles glaciales de June dévisageait la gamine, sans l’ombre d’un sentiment de sympathie. Elle n’avait donc pas d’excuses valables, c’était simplement une fouineuse qui s’était cru tout permis. Malheureusement pour elle, l’avocate était aussi patiente avec les enfants qu’elle était douée en cuisine – pas du tout donc. A cet instant, si son regard se plissa légèrement, ce fut simplement à cause du soleil exceptionnellement haut qui l’aveuglait.

- A aucun moment tu n’as jugé peut-être plus correct de frapper à ma porte avant ?

Même Zelda était capable de comprendre ce genre de limite élémentaire, et elle n’était pas un modèle brillant d’éducation. D’ailleurs, par la fenêtre, elle avait cru qu’il s’agissait de l’adolescente. June n’étant pas pédagogue pour un sou, elle se garda bien de mettre en garde la petite sur la plante qui l’intriguait. Elle n’était pas au camp depuis suffisamment longtemps pour connaître l’usage qui en avait été fait, quelques années auparavant. Un sourire sans joie fendit son visage d’albâtre, alors qu’elle désignait les fruits noirs semblables à de petites cerises.

- Cueille-en quelques un et vient à l’intérieur si tu veux, je vais te montrer comment ça se prépare.

June s’écarta, de manière à faire comprendre à l’intruse qu’elle pouvait en effet la suite. Elle allait lui faire comprendre, à sa manière, la dangerosité de s’aventurer ainsi sur les propriétés des autres. Dans un pur souci éducatif évidemment ; la gamine s’endormirait un peu moins bête ce soir. Et espérons-le : un peu moins téméraire aussi. Voyant toutefois que sa cadette hésitait et ne réagissait pas, la quadragénaire enfonça un peu le clou :

- Qu’est-ce qui ne va pas ? Si tu sais qui je suis, alors tu sais que je n’ai aucun intérêt à te faire du mal, n’est-ce pas ? pas physiquement en tout cas, et ce n’était pas non plus pour la harceler, tu me rappelles ton prénom au fait ?

Généralement, elle avait une bonne mémoire des appellations mais là, la petite était trop jeune, la rouquine n’avait pas autant épluché son dossier. Elle n’avait retenu que l’identité de ses tuteurs, ça lui convenait.

- Ce que je voudrais surtout, c’est que les gens ne viennent pas rôder dans mon jardin, avait froidement répliqué l’avocate.

L’histoire des clochettes n’était en elle-même pas idiote – ce n’était pas comme si plusieurs personnes avaient déjà recommandé à June un système anti-intrusion. Elle refusait l’idée de montrer une forme de vulnérabilité en aménageant sa défense personnel, mais la réalité, c’était que la tentative de Clyde avait bien failli lui être fatale. Et son cou en portait désormais l’indélébile cicatrice.

- Si ce n’est que ça, je vais te montrer alors…

La rouquine s’approcha, réduisant à néant la distance qui la séparait de la petite fille. Elle la toisa un instant, puis commença à lui désigner les baies dont l’aspect était visiblement caractéristique. Valentine lui avait déjà plusieurs fois expliqué comment reconnaître la maturité des fruits de la belladone. Pour son instruction personnelle, la quadragénaire s’était fait un impératif de retenir l’apparence de cette plante. On ne savait jamais…

- Tu sais Kalia… si je demande de t’annoncer, ce n’est pas seulement par politesse, reprit-elle posément, en cueillant les premières baies en guise d’exemple, c’est parce qu’il y a déjà eu des gens qui ont voulu me faire du mal, chez moi, elle ne regardait pas l’enfant, sa voix était égale, impersonnelle, on m’a suggéré d’embaucher un garde-du-corps, il aurait eu pour rôle de se montrer intraitable avec les intrus, au cas où.

Ce n’était même pas un mensonge le pire. Pas la proposition en tout cas. La suite, néanmoins, n’était pas tout à fait exacte.

- Jusqu’à maintenant, j’ai refusé mais… on ne sait jamais, pas vrai ? Ce serait dommage que demain, ou après-demain, il y ait un garde-du-corps dans mon jardin, et qu’il te tire dessus parce que tu n’as pas sonné.

Une moue navrée fabriquée de toute piève ourla brièvement les lèvres de l’avocate. Elle ne ferait évidemment pas tuer une enfant pour si peu – pas une enfant de sa communauté en tout cas – mais ça, Kalia n’était pas censée le savoir. Et comme la leçon anti-curieuse n’était pas finie, elle afficha un sourire tout aussi peu sincère que son expression précédente et cessa la cueillette.

- Je vais te montrer comment les préparer alors ?