Au moins, il est cohérent. Il a l’air de savoir plus ou moins où il est mais, surtout, qui il est. Et ça, ça m’arrange. Parce que bon, devoir gérer des gens totalement désorientés qui ont oublié jusqu’à leur prénom, c’est pas forcément jouasse. Enfin, je suis en train de me dire qu’en réalité, j’ai aucune idée de son nom. « Au fait, tu t’appelles comment ? » Soufflé d’un ton léger, curieux, sans trop me montrer inquisiteur. Faut savoir doser aussi dans ces moments-là, ça fait partie du job mine de rien. Surtout que je suis quand même en train de lui demander de me raconter toute sa vie ou peu s’en faut.

J’arque un sourcil quand il parle des groupes et je me fais pensif. « Marrant, moi ça a été l’inverse jusqu’à ce que je tombe ici. On a été à trois pendant des années et je suis resté tout seul presque deux ans avant d’arriver fin 2019 dans ce campement. » Est-ce que je regrette d’être dans un groupe ? Pas le moins du monde. Et je me dis que même si j’avais pas retrouvé Cass’ et Tom. L’homme reste un animal sociable qui a besoin de ses semblables. Et pas uniquement pour s’en débarrasser ou le torturer.

Je hoche doucement la tête quand il reprend. « C’est compliqué. De relâcher son attention. » Et parfois mortel si on tombe pas sur les bonnes personnes. Je connais. « Tu vas pouvoir souffler un peu ici. » Même si je me doute que je dois être en train de parler dans le vide un peu et qu’il faut toujours du temps pour arriver à faire confiance. Un mince sourire à sa réaction quand je lui demande ses antécédents et j’attrape mon calepin, notant rapidement tout ce qu’il me raconte. « Et bah, pour un peu, on pourrait dire que t’es en pleine forme. Bon, à deux ou trois détails près. » J’ai un clin d’œil dans sa direction. « Sinon, la dernière date dont tu te rappelles, c’est quand ? » Histoire de pas lui faire un choc trop gros s’il se croit en janvier 2020 quoi. Je le regarde avec attention, attendant de voir ce qu’il va me répondre.

Avant de me concentrer sur le moignon. « Il a une sale gueule, mais t’as de la chance, c’est pas infecté. Tu l’as pas ménagé par contre. » Je l’examine avec un peu plus d’attention avant de reprendre, pensif. « On a déjà eu à gérer des amputations et les suites. Je vais te nettoyer tout ça correctement et on trouvera de quoi compenser la perte de muscles. » Comme revoir sa prothèse, vu qu’on a pas mal bossé dessus avec Juliet. « Et si t’es sage, on pourra même boire un coup quand tu seras remis. » Pour le paiement des soins et compagnie, ça, il verra avec le Conseil qui lui présentera la facture. Ouais, le bénévolat c’est sympa, mais ça nourrit pas mon gamin. Ou sa mère. Pour autant, je sais pertinemment que, même s’il avait pas les moyens de rembourser ce qu’il doit, je l’aurais quand même soigner. Mais c’est aussi histoire de me persuader que je suis pas totalement un pigeon. Vite fait quoi. « T’étais militaire alors ? Avant tout ça ? » Largement avant d’ailleurs si on se réfère à l’année qu’il m’a indiquée. C’était quoi déjà ? Ah ouais, 2008. Ca fait un bail.

J’ai un sourire avant de reprendre, d’une voix plus douce. « Enchanté Joseph. Et bienvenue à The Haven. » Je sais pas s’il restera là temporairement ou s’il va s’installer mais, dans le fond, c’est pas vraiment le plus important. Le tout, c’est qu’il se remette maintenant. Et on avisera ensuite. Enfin, surtout le Conseil. Et j’ai une grimace quand il reprend. « Tu t’étais trop attaché à eux ou au contraire, ça a été l’enfer ? » Je sais pas ce qui est le pire au fond. Mais dans tous les cas, depuis près de sept ans qu’on vit la fin du monde ou peu s’en faut, on est tous passé par des phases sacrément merdiques.

Même si, parfois, ça s’arrête. Et on a l’impression de vivre quelques instants de paix. Oh, je sais que ça va pas durer, je suis pas si naïf. Mais je sais aussi que je dois en profiter autant que possible. J’ai un temps de réflexion à sa question, fixant de nouveau les quelques notes que j’ai pu prendre. « Deux ou trois semaines je dirais. Si tu suis tout ce que je te dis. » Après, il sera pas franchement capable de gambader mais au moins, il sera assez alerte pour repartir s’il le veut.

Je lève un sourcil quand il reprend, sans faire plus de commentaire que ça quand il semble un peu confus sur la date. Autant voir ça quand il aura totalement recouvré ses esprits, ce qui a pas l’air d’être le cas. « Le temps n’aide pas, c’est certain. Et puis, ça fait pas mal perdre certains points de repère. » A une époque, j’arrivais même plus à savoir quel jour on était. Voire quelle semaine. Et, quand on est seul, c’est encore pire. C’est bien un truc qui me manque pas. Avec le fait d’oublier jusqu’au son de ma propre voix quand je passais plusieurs jours enfermé tout seul.

Je lui rends un sourire que j’espère rassurant. « Pas de raison que ça s’infecte. Je sais ce que je fais. Même si c’est pas toujours évident. » Un clin d’œil avant de continuer, comme si de rien était. « Et quand bien, si ça s’infecte, on a des antibios. La note sera juste un peu plus salée, c’est tout. » Il lui suffira de bosser pour payer tout ça, je m’inquiète pas pour lui. Je tousse un rire au reste de ses propos. « Ma femme risquerait de pas apprécier si tu fais ça, mais je prends ça pour un compliment. » Pas la première fois que je me ferais draguer par un mec. Ni la dernière j’imagine. Et un sifflement admiratif m’échappe quand il me dit avoir été démineur dans l’armée donc. « Ah ouais, quand même. Je sais que tu te donnes un genre, mais c’est quand même sacrément impressionnant comme boulot. Et tu sais toujours faire ? C’est genre comme le vélo et ça s’oublie jamais ? » Voire mieux, il pourrait en remettre en état ? Sait-on jamais, c’est un talent qui pourrait plaire au Conseil ça.