•• Mi-juillet 2022

Ils sont partis ?

L’islandaise déplie son corps félin, s’agenouille sur la banquette et jette un œil à l’extérieur. RAS. La petite meute de monstres qui l’avaient prise en chasse a dû bêtement continuer son chemin. Ça lui a quand même coûté une bonne heure de planque cette histoire, mais tant mieux tiens : elle avait besoin de réfléchir. A Joachim, à Nisqually, à ses ambitions. Et c’est dur de cogiter avec ses deux camarades, surtout quand on se chamaille toute la journée. Avoir trouvé son petit ami n’a pas atténué les tensions, bien au contraire. Ils sont tous épuisés, affamés et inquiets aussi. Ils sont partis de chez eux depuis si longtemps : quelles mauvaises surprises les attendent à leur arrivée ?

Isalín ouvre donc précautionneusement la portière de l’épave, pose le pied dehors et s’étire comme un chat. Elle devrait rentrer maintenant, mais ce contretemps a contrarié ses plans, elle n’a rien trouvé encore. Ni à manger, ni quoique ce soit d’utile. Même si Kaya sait chasser et qu’elle les nourrit environ 99% du temps, la jeune femme n’a pas envie de laisser sa meilleure amie clamer qu’elle est la seule qui ne mourrait pas de faim en solo. Même si c’est vrai, chut ! Bon, qu’est-ce que dit ce gros centre commercial là…

L’islandaise s’approche de ce qui devait autrefois être une belle verrière d’entrée, avec ses lampes stylées et ses affiches format A0. Maintenant, comme le reste, ça a été abimé par le temps, les monstres et les gens. Hum-hummm, bizarre. Il y a une classieuse borne d’accueil, un tourniquet, des panneaux clamant des cagnottes faramineuses en dollars… et enfin, le nom de l’établissement, effacé de la façade, se répète en lettre délavé sur une arche esthétique : « Muckleshoot casino ».

- Aaaaaaah, ne peut s’empêcher de faire l’adolescente à haute voix, sur le ton de celle qui capte un truc.

C’est pas un centre commercial, c’est un casino ! Mais c’est quoi cette fâcheuse tendance, aux États-Unis, à tout faire en énorme ? Comment elle est censé faire la différence entre un casino, un hôpital, un hypermarché et un stade de foot s’ils font tous les mêmes dimensions, hein ?! Isalín est prête à faire demi-tour mais de là, elle aperçoit les fameuses machines d’antan. Elles sont éteintes et muettes, comme autant de créatures échouées dans l’oubli. Ça l’intrigue, elle n’en a jamais vu en vrai. Et puis, y’a un panneau qui dit qu’il y a des restaus aussi, alors… peut-être qu’il reste un truc oublié dans un placard ! Autant trainer dans le coin et vérifier.

- Tching-tching, blip blip blip, tilililing !

Pas de monstres en vue, alors la jeune femme s’amuse avec les machines, simulant ce qu’elle imagine être les bruitages d’un bandit manchot. Franchement, elle n’a pas vraiment la notion de l’argent – le monde moderne s’est effondré avant qu’elle ait le temps de l’apprendre – mais elle peut comprendre ce que ces trucs avaient de cool : on dirait des consoles vidéo ! Isalín n’a pratiquement jamais joué à la console, mais si elle en avait eu une, elle y aurait certainement passé des heures. Elle pige pourquoi Felix a troqué des munitions contre une Game Boy sans piles finalement…

- Les gars, je mise ma collection d’Amazing Spider-man sur le 3 rouge !

Passage à la roulette, qu’elle fait tourner dans le vide, vu qu’il n’y a pas de bille. En vrai, ça donne des perspectives : ils devraient dire aux expéditeurs de ramener ce genre de machin au camp ! Ce serait drôle de pouvoir y jouer. Bon, bon, bon… elle continue d’explorer nonchalamment le grand bâtiment vide de vie, ce qui lui change carrément les idées. Elle oublie bien vite d’aller chercher Kaya afin de lui en faire profiter, et met la main sur une poignée de jetons. Bon… bah elle les fourre dans sa poche, elle trouvera bien quoi en fait un jour !

Direction les restaurants parce que mine de rien, faut songer à être efficace. Après une première fouille, elle réalise que les cuisines sont vides , mais peut-être pas la réserve ? Isalín n’en finit plus de s’enfoncer dans l’établissement, toujours plus téméraire et désormais trop loin pour entendre ce qui se passe à l’entrée.

- Ah putain…

Elle n’y voit rien ! A priori, elle est dans un espèce de sellier maintenant – vide, évidemment – mais pour le reste… elle doit attendre que ses prunelles s’habituent à l’obscurité. L’unique source de lumière provient de la salle du restaurant, qui dispose de fenêtre – autant dire que ça fait loin. A tâtons, la jeune femme comprend qu’un amoncellement de mobilier bloque une porte : des étagères métalliques, deux chaises, un four micro-onde, et… d’autres trucs. Dans la manœuvre, elle fait un peu de bruit et fait rouler deux ou trois saladiers en équilibre précaire. Oupsi.

- Oh, merde !

Elle capte trop tard le faisceau lumineux qui flamboie dans son dos. Son esquive, bien que vive, est un peu tardive, et elle se retrouve face à… un soleil avec des jambes. C’est tout ce qu’elle voit, parce que le rayon l’éblouit.

- J’vais surtout finir aveugle si vous baissez pas c’te lampe, grogne-t-elle.

L’Islandaise essaye de donner le change, mais elle est tendue. Un inconnu, au masculin, on lui a souvent dit que ça peut être source de beaucoup d’ennuis quand on est une fille. Elle s’applique donc à conserver la distance qui les sépare, voire à la creuser encore un peu.

- Mon groupe est pas loin hein, ment-elle effrontément, sans répondre au question, donc ouais, vaut mieux pas m’faire de mal ! Elle fronce les sourcils, défie le gus du regard, mais consent finalement à dire : j’ai fait un peu d’bruit oui… j’essayais de débloquer la porte là. Y’a pas d’monstres dedans, y’a pas de mouvements. Alors…, elle hausse les épaules, puis percute : attends, j’suis pas dans votre planque là ?!

- Hey, nan mais tu m’prends pour une débile en fait, s’offusque-t-elle à sa dernière question, immédiatement plus familière, j’te dis que j’ai rien entendu, c’est que y’a pas d’monstres dedans !

Elle est quand même au fait de leur fonctionnement et ils ne sont pas assez évolués pour attendre en silence qu’une proie leur tombe dans le bec – ce serait grave flippant d’ailleurs. Et pour prouver qu’elle a raison, elle flanque un coup de pied dans l’étagère métallique qui tient en place toute la barricade improvisée. Un « blang » résonne dans le sellier – et probablement dans tout l’établissement gargantuesque. Après quelques secondes sans réponse évidente, Isalín affiche un sourire satisfait :

- Voilà, content ?! Elle se montre exagérément insolente, heureusement qu’il y a la distance de sécurité, on ne sait jamais, y’a plein d’explications pour la barricade !... enfin, au moins une, c’est qu’les monstres qu’ils ont enfermés sont sortis ailleurs.

Et oui, car si c’est une réserve, c’est qu’il y a une entrée « livraison » qui donne sur l’extérieur. Peut-être même que plusieurs restaurants débouchent dans ce hall, et tout cet échafaudage ne sert à rien. Elle se tapote la tempe d’un index ; pas bête là-dedans, hein ?!

- Donc s’ils sont partis, peut-être que personne n’a check les lieux avant nous, et sachant qu’ils ne mangent pas de conserves, ni de pâtes, ni de riz,… c’est peut-être le jackpot !

Il a intérêt à admirer son raisonnement, que ça lui en bouche un coin un peu. Bon… le souci, c’est qu’il va faire quoi maintenant ? Il cherchait un animal, elle est un animal, mais du genre que les gens normaux ne mangent pas. C’est donc l’heure de vérité. Discrètement, l’obscurité aidant, elle passe une main dans son dos, pour la rapprocher de l’arme qu’il ne peut pas avoir vu. Bon, elle n’a plus de balles, mais ça… personne ne peut le savoir, éhéh.

- Du coup… tu m’aides à ouvrir pour voir c’qui a derrière ? Si y’a des tonnes de bouffe, on peut partager ! Hum… 70-30, parce que c’est mon idée quand même ! … et que moi j’ai un groupe à nourrir, toi t’es tout seul.

Elle invente rien, il vient de le dire – en disant que la surface est trop grande à couvrir pour une personne. A ce moment, un gros bruit résonne, loin dans le bâtiment. Impossible à identifier, mais ça ressemblait à un truc lourd qui se casse la gueule.

- Euh… , ça change un peu la donne ça…

Ah-ah ! Il veut ouvrir maintenant ! Elle l’a convaincue, c’est sûr. Bon, le bruit qu’ils ont entendu n’y est peut-être pas pour rien, mais il est encore loin. Quoique ce soit, ça ne sera pas là tout de suite, hein ? Isalín se détourne donc vers l’étagère à dégager, au moment où son partenaire forcé pivote vers l’entrée du sellier.

- Hey, éclaire par-là plutôt ! S’exclame-t-elle sans répondre à sa question.

Par où commencer dans ce bordel ? Elle essaye d’abord de déloger un micro-onde, lui-même recouvert de plusieurs casseroles, mais il pèse ARCHI LOURD. Isalín est affaiblie par des mois de privation et des années de sommeil en retard, alors ça n’aide pas. Elle va ouvrir la bouche pour demander à l’homme de l’aider, quand un autre bruit retentit – beaucoup plus proche lui. On aurait dit une masse qui retombe sur une table branlante. Ça, c’est pas un monstre… les sons n’y ressemblent pas, et ça s’est déplacé vachement vite.

- ok, on fait ça à l’arrache, aide-moi !

A deux, ils devraient réussir à faire bouger l’ensemble. Déjà, l’Islandaise agrippe l’un des montant de l’étagère métallique et tire de toutes ses forces. D’abord, ça tremble et ça s’ébranle de quelques millimètres. Ensuite, quand le type-dont-elle-ne-connait-pas-le-nom se joint à l’effort, ils parviennent à faire bouger tout le barda qui grince terriblement. Le genre de crissement qui fait mal aux dents. Si on ne les avait pas encore entendu, c’est chose faite désormais.

- On aura pas mieux j’pense, constate la jeune femme en expirant, les muscles en feu.

Le bazar vient buter contrer un autre promontoire, alors l’ouverture qu’ils ont dégagé n’est pas totale. Une silhouette gracile comme la sienne peut s’y glisser sans problème ; pour l’autre gus, ce sera pas la même histoire. Nouveau bruit. Cette fois, ça vient de la cuisine, juste avant la pièce où ils se trouvent. Ça a été très léger et suivi d’un feulement discret. Isalín blêmit soudainement. Elle a compris ce que c’est… et elle aurait largement préféré une horde de monstres.

- Putain ! J’crois que c’est un cougar ! murmure-t-elle les dents serrées, on bouge, vite !

Et sans plus attendre, elle se faufile dans la réserve plongée dans le noir.