Il arrêta sa tâche et se redressa, se posant sur ses fesses. Ses mains se frottèrent l'une contre l'autre, il darda son regard sur Chiara qui enchaîna encore avec les questions … et des questions loin d'être stupides. Personnelles, oui. Mais c'était de bonne guerre, après tout. Et … c'était le genre de questions qu'il ne se posait pas lui-même. Elles étaient intéressantes.
Alors il choisit de se prêter au jeu.

Parce qu'elles ont survécu des années sans moi, et s'en sont très bien sorties. Que je sais pas me comporter avec elles autrement qu'en jouant au daron, mais qu'elles ont sûrement plus besoin de moi en tant qu'adulte avec des qualifications qu'en tant que père. Je suis maladroit avec elles, Chiara, si tu veux tout savoir. Je sais pas comment agir. C'est tout.

Il haussa les épaules, pinça les lèvres dans une expression qui dédramatisait ce qu'il racontait. C'est vrai, c'était pas si grave, et au final, il aimerait pouvoir se détacher d'elles et vivre sa vie. Mais il savait qu'il en était incapable. Que sa vie, il n'avait pas envie de la vivre, et plus envie depuis de nombreuses années. Quand il était avec son frère, au moins, il avait un but. Mais son frère était mort. Ses fils partis. Donc … oui, c'était ses filles qui prenaient.

Elles sont en sécurité, oui. Enfin, je pense. Comme on l'est tous, quoi. Je sais qu'elles prennent des risques, qu'elles s'investissent dans des combats que j'aimerais qu'elles évitent mais … j'ai pas mon mot à dire.

Une seconde, il continua de fixer la jeune femme, conscient d'avoir beaucoup parlé à son sujet, chose qu'il ne faisait clairement jamais. Il récupéra ensuite sa pince, et se repencha en avant, tirant le barbelé pour le dérouler un peu, et Chiara enchaîna encore avec ses théories et suggestions.
Il marqua une pause, yeux baissés vers son travail. Est-ce qu'elle avait conscience qu'elle venait de taper pile là où il fallait ? Pile l'endroit où ça faisait pas vraiment mal, mais que ça chatouillait assez pour titiller les nerfs ?

Peut-être aussi, souffla-t-il simplement en reprenant sa tâche.

Et avant qu'elle enchaîne sur cette ligne :

Pourquoi, t'es bien nulle part et tu veux pas t'attacher aux gens, toi ? Pourtant t'as l'air bien attachée au p'tit jeune, là, Lee.

Il lui jeta une oeillade taquine par en-dessous. Richie avait beau ne pas beaucoup parler, rien ne lui échappait. C'était ça, aussi, qui était intéressant, dans le fait de n'être que spectateur.

Incroyable, il me semble que je perce la carapace du grand ours discret qu'est Richie. Enfin, les ours n'ont pas de carapace mais j'me comprends. J'pensais presque qu'il m'enverrait chier ou alors au moins, qu'il détourne la conversation pour que je me montre moins curieuse mais étonnamment, il se prête au jeu. Ca doit être la première fois qu'on a une vraie discussion. Du moins, qu'on se laisse aller aux confidences.

Il me fait un peu penser à mon père. Dans une certaine mesure. Déjà parce que j'étais sa seule fille, mais aussi parce qu'il a toujours su s'y prendre avec moi. C'est avec mes frères que ça collait mal, qu'il avait du mal à y faire, qu'il était maladroit lui aussi, se calquant sur le schéma de son propre père.

"Du coup, ouais, t'es plutôt papa poule, c'est juste que t'es aussi bourru qu'tu le laisses penser quand il s'agit d'elles ? Monsieur le daron !"

J'me marre. On dirait qu'il utilise ce terme exprès pour moi, parce que j'suis jeune. Mais j'conçois bien la chose. Et pourtant il leur lâche les basques ! Sinon on ne serait pas là tout les deux, assis, en train de discuter. Même plus, quand j'l'écoute, j'peux que songer au dernier être de ma famille parvenu jusqu'ici, Finan. Lui, il avait jamais lâché l'idée de me faire intégrer son groupe pour m'avoir à l'oeil, malgré mes refus. Mais c'était une autre histoire...

"Et pourtant t'aimerais bien nan ?" Interrogeais-je, ne pouvant que continuer à comparer les choses pour tenter de comprendre ce sacré Richie. "J'suis sûre que oui."

Je me réponds à moi-même en l'imitant alors qu'il reprend le travail. J'ai bien envie de percer un peu plus mais il semble déjà en avoir trop dit. J'crois que la discussion est terminée... Sauf qu'il finit par répondre à ma dernière taquinerie. Je fais semblant de ne pas relever mais je croise son regard avec des yeux plein de compassion. Retour au travail...

C'est c'que j'pensais mais...

"Que... Quoi ?" A son tour de me surprendre par une fine analyse. J'en perds les mots et j'fais tomber ma pince en rougissant. "Nan, nan, j'suis bien ici. Ok, je joue un peu la connasse de service mais... Nan, ça va. Et toi ? Qu'est-ce que ça veut dire ce "peut-être" ? Tu comptes nous quitter ?"

Même si j'le formule pas, personnellement, j'suis attaché à mon groupe. Ce sont les miens qui sont ici, ce sont certains des miens qui ont disparus et même si je les ai moins pleuré que d'autres, ça m'a touché. Si je m'éloigne, c'est parce que j'ai besoin de mon jardin secret comme chacun. Mais il a percé quelque chose, je dois l'avouer.

"Lee... Euh... Oui." Que j'bégaye. J'ai un p'tit coup de chaleur. "Il... Bah, il m'a sauvé la vie. Et je sais pas, il est beau. Il est gentil. Il me regarde comme personne m'a regardé depuis bien longtemps et j'pense que..." Merde, c'est lui qui vient de me désarçonner là, ça se retourne contre moi. "Ouais, j'suis un peu attachée mais j'veux pas que ça fasse comme avec Eli. Il va finir par repartir de toute façon. Je sais pas comment je dois faire avec les garçons. Le suivre ?"

Nan, hors de question. J'veux pas perdre ce que j'ai ici. Mais en même temps, ça, ça me crève le coeur. J'me laisse tout de même aller, après tout, tant qu'on est dans les confidences.

"J'aimerais bien ne plus être seule. Ca fait un peu désespérée dit comme ça non ?" Et là, c'est le moment de renvoyer la balle, "Qu'est-ce que t'en penses papa Richie ? Si j'étais ta fille, qu'est-ce que tu m'dirais ?"

Mon sourire moqueur refait surface.