- Différent ? Comment ça, différent ?

Oui, elle peine à l'imaginer autrement que comme un grand geek renfermé. Cliché ou pas, Cole ne donne pas l'impression d'être bien dans sa peau ou d'avoir eu un passé contrastant avec son présent. Elle lui imagine une vie. Le soupçonne d'avoir été maltraité à l'école et sans doute à la maison. Peut-être même de s'inviter un courage qu'il n'a pas. Oublie, l'essentiel c'est qu't'aies gagné ! Au final, ouais, c'est tout ce qui importe. Et puis le vécu du hacker ne l'intéresse pas plus que ça. C'est ce qu'il est devenu qui l'intéresse, Zelda.

Même tes proches tu pourras pas tous les sauver ! Tu sais qu'on va encore perdre pas mal de monde, hein ? Ils ont tous déjà trop perdu. Des amis, des amants, des enfants, des frères ou des soeurs... Mais la loterie de la mort ne s'arrêtera pas tant qu'il n'y a aura plus un seul être vivant sur Terre, ou que les cadavres soient renvoyés dans leurs tombes. On est à peine au début d'l'Apocaypse, là, tu sais ? Ils devront en endurer encore bien d'autres. Ce qui m'amène à la deuxième leçon, d'ailleurs : commence par t'protéger toi-même avant d'vouloir sauver les autres ! Ca demande des compétences, du sang-froid, une capacité de décision rapide. Et des connaissances martiales en tout genre. Il les possède ? Ca l'étonnerait ! T'prendre une balle à la place d'quelqu'un d'autre n'sauvera personne ! Y'aura toujours une autre bastos derrière pour finir l'boulot ! C'est du suicide, ça, pas de l'aide. Et encore moins de la protection. Pis on a pas inventé les gilets pare-balles pour les chiens, en plus ! Pas à sa connaissance, du moins. Mais ce monde ne cesse de l'étonner alors bon...

Lorsqu'il lui dit qu'il trouve son nez très bien, elle balaie la remarque d'un revers de la main et se fend d'un petit sourire : C'est gentil mais t'es pas obligé d'mentir pour m'rassurer ! M'enfin j'imagine qu'on a l'nez qu'on mérite, quoi... Elle hausse les épaules et puisqu'ils en sont à parler d'anatomie, l'australienne poursuit son enseignement en écrasant son poing dans le visage du trentenaire. Elle se masse la main, un peu surprise. Mais le coup a porté et elle guette surtout la réaction du hacker à présent.

Et elle soupire quand la seule riposte se limite à une mise en garde, et à un verre d'eau en pleine tronche qui aura au moins eu le mérite de la pousser au silence. Putain, Cole... grogne-t-elle, dépitée, en écartant ses mèches détrempées. L'adolescente les yeux au ciel et expire longuement dans la foulée. Fais un effort ! Il n'est pas sensé se laisser faire de la sorte. Il est un représentant de Fort Ward, pas une saleté de gueux ! Oublie que j'suis plus jeune que toi, que tu m'connais ou qu't'as pas envie d'me faire du mal ! Peu importe la raison qui justifie sa retenue, il doit l'enfermer à double tours quelque part dans le donjon de sa conscience. Tu serais déjà mort, là, tu sais ? Elle aurait largement pu le flinguer dans la foulée ou poursuivre son assaut en profitant de la surprise pour le mettre au sol définitivement. Ca lui a traversé l'esprit, ça ? Ce qui nous amène donc à la troisième règle, l'une des plus vitales ! annonce-t-elle en levant le doigt d'un air presque théâtrale. Vas-y, j't'écoute ! T'as une idée de c'que ça peut être ? En cherchant un peu elle est pratiquement certaine qu'il finira par trouver. Il est malin, Cole, quand il s'y met !

- Non seulement je vois mais en plus, j'approuve !

Les bras croisés, aussi sincère que l'air ou les regards qu'elle arbore, Zelda hoche la tête pour donner davantage de poids à son affirmation. Cole vient de lui décrire ce dont la plupart des gens peuvent témoigner. Ceux qui ont agi comme lui, en tout cas. Pas ceux qu'ils ont dû laisser dans leur sillage. Tu t'en veux, c'est ça ? Ce que certaines personnes portent avec pragmatisme, d'autres le traînent tel un boulet. Et les regrets peuvent peser très lourds. Elle le sait aussi, ça, Zelda.

Sa première réaction consiste à lâcher un soupir un peu agacé face à ce qu'elle ne peut pas s'empêcher de percevoir comme de la faiblesse. Mais elle l'aime bien, Cole, l'australienne. Et elle voit mal l'intérêt de tirer sur une ambulance, aussi. Enfin sauf si l'ambulance s'appelle Adel ou Maddie. L'accabler ? Pourquoi ? D'autant plus qu'il semble conscient du soucis et que lui remettre le nez dans sa merde ne l'aidera pas davantage. Et alors qu'elle souhaitait le secouer un peu, elle se retrouve à envisager l'idée de le réconforter.

Sauf que Zelda, réconforter les gens...

Elle soupire à nouveau mais avec plus de délicatesse. Puis fait quelques pas pour tapoter l'épaule de Cole. Comme elle le fait parfois avec son labrador lorsqu'il a peur des orages, et des éclairs qu'ils charrient. Allez, allez ! C'pas grave ! Elle le patpat encore un petit peu avant de s'écarter, empruntée, cherchant ses mots tout en s'humectant les lèvres. Disons que y'a pas d'profil type de survivant, okay ? Y'a des gens qui auraient dû survivre qui sont morts et bordel, l'inverse est encore plus vrai ! Parfois - souvent, même - ce n'est pas la meilleure frange de la population qui a survécu. Mais celle qui était capable de faire ce que la morale interdisait aux autres. Si t'es là, c'est que tu l'mérites ! Qu'ce soit parce que t'as été fort, malin ou juste chanceux, ça change que dalle ! Tu comprends c'que j'dis ? Ou pas du tout ? Parce qu'elle n'est même pas sûre elle-même de dire un truc super pertinent, là, Zelda... Et puis maintenant que j'y pense, y'a aussi l'point numéro trois qu'on doit aborder : sur la passé, aucune emprise tu n'as ! Peut-être qu'en lui parlant en Yoda, il captera un peu mieux l'idée qu'elle tente de lui transmettre ? Concentre-toi sur l'avenir, toujours ! Et le présent, mais juste quand il faut ! Sinon il va t'bouffer ! Aussi sûrement qu'tes regrets ! Enfin merde, quoi. Est-ce qu'elle est vraiment en train de lui apprendre quelque chose ?

Il faut croire que non puisque au fond, il a l'air de le savoir depuis un moment que la vie se résume au simple fait de tuer ou d'être tué. Bingo ! Que dire de plus ? C'est la nature, rien d'plus ! Faut pas l'prendre personnellement ! Imagine que c'est... un jeu vidéo ? Quand t'as plus d'vies, tu crèves ! Et pour éviter ça, faut dégommer du mob ! Oui, dans le fond, il n'a qu'à faire comme elle et voir l'aspect ludique des choses. Ca l'a aidée. Alors peut-être que lui aussi ? Enfin quoi, Cole ? T'as déjà eu des remords parce que tu zigouillais des tortues dans Mario ? Ben là, c'est pareil ! À peu de choses près...

Pour Zelda, en tout cas, le problème semble réglé. Alors elle endosse à nouveau l'habit de l'entraîneuse inflexible et adopte une allure plus martiale, semblable à celles que Stan', Ari' ou Roza adoptaient lors de ses entraînements. Transmission du savoir, tout ça ! Maintenant l'bleu-bite, tu vas m'faire le plaisir d'trimballer ton cul jusqu'à l'extérieur ! C'est un peu ce que disait l'espèce de taré dans Full Metal Jacket, non ? Elle s'est endormie à peu près au début du film, chez Casey. Oh et tu m'donneras plus qu'du Cheffe, oui Cheffe ! à partir de maintenant, d'acc ? Tant qu'à faire, hein, autant en profiter un peu. C'pour l'immersion, tu vois ? Peut-être que ça suffira à le convaincre ? Qui n'essaie rien...

Une fois à l'extérieur, en tout cas, Zelda tapote dans ses mains et sautille pour se réchauffer un peu avant de se tourner vers son pupille d'un jour. Bon, alors... Qu'est-ce qu'on fait avant de s'entraîner d'habitude ? Ouep, on s'échauffe ! Sauf que ça sert franchement à que dalle en vrai, c'est comme l'histoire d'attendre deux heures avant d'aller s'baigner ! Alors on va directement passer à la partie marrante ! explique-t-elle avec un enthousiasme. Marrante pour moi, en tout cas ! Autant être honnête, ça ne coûte rien et il ne pourra pas dire qu'il n'a pas vu venir le truc... Du coup dis-moi, Cole, puisqu'on y est... Est-ce que t'as un soucis particulier avec c'que tes congénères et toi devez appeler - j'suppose - une phase de farming intensive ? Elle espère qu'il lui répondra oui. Sinon ce ne serait pas très drôle...

- Ouais, j'vois !

Les remords, Zelda, elle connait. Comme tout le monde en fait. Elle ne prétendra pas qu'elle n'en a pas mais elle peine toutefois à comprendre comment Cole arrive à endosser ceux des autres. J'adhère pas du tout mais j'vois ! Et elle ne s'attardera pas davantage sur ce sujet avec son élève ce matin. Il doit cogiter. Et puis elle aussi. Trouver une façon de l'aider vraiment. Sans l'accabler, si possible. L'ennui c'est qu'elle est pas du tout douée pour ça.

Ce qu'elle maîtrise plutôt bien, par contre, c'est le ton de cet enfoiré de sergent Hartman dans Full Metal Jacket. Elle se l'approprie bien vite en traînant Cole à l'extérieur. Et y'a un petit soucis, en fait : c'est que le geek ne semble pas vraiment vouloir jouer à ce petit jeu-là ! Abuse pas, Cheffe ! le reprend-t-elle directement. Il croit qu'elle va céder avant lui ? Pas la moindre chance... Aujourd'hui j'suis pas ta pote, j'suis ton instructrice ! Frau Dobermann, qu'tu peux m'appeler ! C'est de l'allemand. C'est cette langue qui est utilisée pour éduquer les animaux si elle a bien tout compris. Bon la comparaison entre l'informaticien et un chien est super déplacée et bien loin de la réalité mais bon, sur le principe...

Et forcément l'élève se rebelle déjà lorsqu'elle parle de ses congénères. Ce mot était de trop visiblement. Il menace même de retourner se coucher à présent, Cole. Si j'te respectais pas, mon gars... Bah j'me serais pas levée en pleine nuit pour venir te tirer du lit et t'inculquer des notions d'fierté ! C'est une preuve en soi qu'elle le considère, non, ça ? J'essaie de t'aider, là, au cas où ! Ca s'voit pas ? Si elle le bouscule, c'est pour son bien. C'est si dur à croire ? Tu m'remercieras un jour, tu peux m'croire ! Mais en attendant, eh, tu t'écrases et tu pompes ! Ils en rigoleront dans quelques années. Quand il aura eu assez de souffle pour échapper à une horde de morts ou de bigots. Hop hop hop, putain ! Et la voici qui montre l'exemple en s'agenouillant pour se mettre en position, et en esquissant quelques pompes. Faut montrer l'exemple, qu'il parait...

- Si c'est pas d'la conviction, ça...

Zelda se retrouve forcément à ironiser alors que Cole n'a pas l'air du tout convaincu qu'elle fait ça pour lui. Et depuis qu'elle l'a réveillé elle a même acquis la certitude qu'il a besoin d'être un peu bousculé. Le geek oscille constamment entre une espèce de sale résignation et ce qui ressemble à de l'apitoiement.

Alors forcément, oui, il y a une part d'elle qui tente de l'aider. Probablement celle qui est digne d'être qualifiée d'amie, ou du moins de camarade. Mais il y a aussi cette survivante qui proteste en elle et qui se dit qu'elle ne peut pas sauver quelqu'un contre sa volonté, ni de lui-même. Et Zelda se situe donc là, quelque part entre son désir d'aider et son mépris pour ce qu'elle perçoit comme une faiblesse. Face à un Cole qui ne semble même plus vraiment vivant. Happé par le passé, dévoré par les regrets et noyé dans les souvenirs.

Zelda exécute en tout cas les pompes avec lui. Parce qu'il paraît qu'il faut montrer l'exemple et aussi parce qu'elle trouve qu'il y a quelque chose de malsain à rester à côté de lui pour lui dire qu'il est trop mou. Elle n'est pas l'instructrice Hartman. Pas tout à fait, en tout cas. Mais lorsque Cole lâche que l'exercice est fatiguant alors l'australienne ne peut plus retenir un ricanement aux relents désagréables. Non mais ?! Sans blague ! grogne-t-elle. Je rêve, putain ! Bien sûr que c'est fatiguant. C'est exactement le but. Faire travailler les muscles, les endurcir. La remarque de Cole lui fait prendre conscience qu'il n'a pas la moindre idée de ce qu'est l'exercice physique. En tout cas il ne faut pas en avoir fait beaucoup pour s'étonner de devoir faire un effort, ça c'est sûr !

L'épreuve continue cependant encore quelques secondes. Le temps qu'il faut à l'australienne pour prendre une décision un peu étrange. Et pour accepter l'idée de devoir faire ce qu'elle déteste faire, aussi. Bon, stop ! On arrête ! ordonne-t-elle avant de se redresser et frotter ses paumes pour chasser le mélange de terre, d'herbe et de rosée qui s'y est agglutiné. T'sais Cole, j'peux pas faire des miracles ! Et il peut être certain qu'elle le regrette d'ailleurs même si ce n'est pas vraiment la question, en l'occurrence. Y'a pas mal de gens dans c'camp qui peuvent t'aider à d'venir un peu plus costaud mais t'es l'seul qui peut décider d'te foutre un coup d'pied au cul ! Un efficace, en tout cas. On ne peut pas forcer les gens à faire avec enthousiasme ce qui ne les intéresse pas. La motivation est importante. La capacité à croire en l'avenir aussi.

L'adolescente attend un peu avant de poursuivre. Le temps d'observer avec un peu plus d'attention l'air de son camarade, et ce que son regard peut bien vouloir traduire. Mais que faire sinon supposer ? T'as envie d'vivre, oui ou non ? La question peut paraître stupide mais elle demeure pourtant sérieuse. Presque grave. Parce que moi j'ai l'impression qu't'attends la mort. J'sais pas, p'-têtre parce que tu penses que c'est la punition qu'tu mérites pour n'pas avoir réussi à sauver la moitié d'la planète ? De dépit, elle lève ses bras puis les laisse retomber le long de ses flancs. Elle espère qu'il se rend compte à quel point ça peut être stupide. Alors pourquoi tu t'suicides pas tout d'suite, histoire d'en terminer ? Ils économiseront des ressources et lui, de la souffrance et des doutes. Il sera libre d'une certaine façon. Pourquoi se forcer, hein ?

Ce n'est pourtant pas l'option qu'elle espère le voir prendre. Démissionner de la vie, c'est un truc de lâche. Beaucoup trop facile. Sauf pour ceux qui restent. Mais si t'as envie d'recommencer à regarder devant toi ou j'sais pas, juste de t'comporter comme un être humain fonctionnel ben... On est là ! Moi, les autres... Peut-être pas June, ni les scientifiques. Mais il n'est sûrement pas aussi seul qu'il le pense. Et les choses pourraient sûrement être pires qu'il le croit, aussi. C'est toujours le cas. C'est en partie ce qui rend ce monde si merdique.

Il y a quelques secondes supplémentaires qui s'écoulent. Zelda ne sait plus vraiment quoi dire, ni comment argumenter face à un fatigué de la vie. Alors ? On fait quoi ? finit-elle par demander, un brin radoucie mais aussi un peu gênée. Comme à chaque fois qu'elle a l'impression de se montrer un peu trop dure. Mais c'est la seule solution pour le réveiller, non ? On essaie d'te rebooter la cervelle ou on va voir à la biblio s'ils ont l'Suicide pour les nuls ? C'est un peu imagé mais l'australienne est toujours aussi sérieuse. Qu'est-ce qu'il veut, lui ? Le sait-il seulement ?