« Eh bien… il faut dire que tu te fonds parfaitement dans le décor. » rétorqua le grec avec un sourire narquois, avant de tirer profondément sur sa cigarette et d’en expirer par les narines les relents grisâtres. Ces piques amicales étaient courantes entre eux, et ce depuis toujours. Autrefois, ils s’étaient violemment invectivés, entretenant une relation destructive qui les avait brisés l’un et l’autre. Ensemble, ils s’étaient entraînés plus bas que terre. Il leur avait ensuite fallu des mois pour se reconstruire et bâtir cette nouvelle amitié sur des fondations fragiles, rudement éprouvées. Aujourd’hui, en dépit des moqueries, des provocations, ils avaient l'un pour l'autre un respect solide. « Ce n’est pas ce que j’ai dit ! » se récria-t-il ensuite, subitement embarrassé. « Pour la énième fois, je n’ai pas le béguin pour Anton ! C’est arrivé une fois, et j’avais trop bu ! C’était à cause de ce fichu pari ! Jamais je n’aurais dû accepter ! » La russe prenait depuis bien trop plaisir à le tourmenter avec cette anecdote.    

Le front creusé d’un pli mécontent, Valérian tira une dernière fois sur sa cigarette avant de la jeter par-dessus le bastingage. « Je n’ai pas le béguin pour Anton… » bougonna-t-il une nouvelle fois. Il ne réalisait pas que ses jérémiades ne feraient qu’alimenter les moqueries de la jeune femme. Certaines choses ne changeaient pas, visiblement. « Parle pour toi ! Je refuse personnellement d’être assimilé à de la moisissure. J’ai trop d’amour-propre pour ça. »

Le vent se leva à ce moment-là, emportant dans son sillage glacé ces moqueries inconséquentes. Toute trace de malice déserta subitement le visage du grec. Il se raidit, les phalanges de ses mains, rivées au bastingage, soudain blanchies, gagné par un certain malaise, comme s’il avait rassemblé son courage pour annoncer une mauvaise nouvelle à son amie. Les mots se bousculèrent à l’entrée de sa bouche et formèrent un formidable méli-mélo : enfin, ils franchirent ses lèvres pour se jeter à l’extérieur dans une cascade désordonnée. Valérian eût alors l’affreuse impression de trébucher sur chaque syllabe, comme un bègue.

Le silence qui suivit son intervention maladroite le mortifia. Le grec ne lâcha pas des yeux l’horizon, comme s’il s’était agi d’une échappatoire à cette situation embarrassante. Enfin, la voix de Yulia s’éleva et le grec se détendit aussitôt. Il jeta une oeillade à son amie qui lui adressait un sourire timide, mais sincère. « J’en suis heureux. » bredouilla-t-il maladroitement. Devant la coopération dont faisait preuve la jeune femme, le soulagement se répandit dans son organisme comme une liqueur revigorante. « Écoute, Yulia, je… j’ai conscience de ne pas être un bon confident. Je crois même être particulièrement mauvais. (il esquissa une risette désolée) mais je serai toujours là si tu as besoin de moi, tu sais ? » À la question de son amie, il s’esclaffa d’un rire rauque, semblable à un aboiement, et balaya ses interrogations d’un geste de la main. « Je vais bien. Dieu merci, je n’ai pas une pastèque qui grandit dans le ventre, moi. »  

Ses yeux noirs fondirent ensuite vers Yulia et l’examinèrent avec attention. « Le père ? » répéta-t-il comme s’il n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille. « Le père de l’enfant ? Je ne sais pas, Yulia, c’est un peu prématuré, tu ne crois pas ? » Malgré lui, Valérian avait bombé le torse avec suffisance comme s’il morigénait sa petite soeur : « est-ce que je le connais seulement ? J’espère que ce n’est un pas un de ces crétins prétentieux à la botte de Phelbs ! Ces types se donnent de l’importance comme s’ils étaient les sauveurs de l'humanité. Mais la plupart d’entre eux sont des gorilles écervelés, complètement dépourvus d’éducation ! » Les narines frémissantes, le grec dévisagea un instant son amie et reprit d’un ton impérieux : « alors comment s’appelle-t-il ? J'espère qu'il te traite correctement ? »

Ah ouais, t'as grave un crush sur lui ! J'ai un sourire qui s'agrandit, les yeux qui deviennent humides à force de retenir le fou-rire que je contiens comme je peux : Tu veux que je t'arrange un coup ? J'suis sûre, il est partant ! Mais c'est trop pour moi, je me marre si fort que je commence même à en avoir mal au ventre. Et bordel, ça fait grave du bien de... De j'sais pas, me poeler comme ça, sans crainte de quoi que ce soit. Depuis combien d'temps c'est pas arrivé ? Ici, on rigole pas tous les jours, mais on s'aime comme des cons je crois.

Je parviens maladroitement à retrouver mon calme, portant le regard sur Valérian. Le vent balaie mon appréhension, alors que je porte une main tendre sur mon ventre. T'es pas le pire, si ça peut te rassurer, je lui offre une œillade complice. Mais celle-ci se voile un peu, devient plus sombre. C'est juste... C'est difficile de parler de ça, tu sais ? Pas seulement pour toute la violence que ça incarne. Parce que j'ai pas envie qu'tu penses que c'est ta faute si c'est arrivé. Et j'ai l'impression que tu portes ça sur tes épaules comme si t'en étais responsable, mais c'est pas le cas, j'peux pas partager ma peine si ça le broie. J'te suivrais jusqu'au bout, Val, et j't'ai jamais... Jamais considéré coupable de c'qui s'est passé sur ce navire, que j'ajoute.

Il a besoin de l'entendre. Depuis l'temps qu'on fait ça tous les deux, le grec a gagné ma loyauté la plus entière. On est ensemble jusqu'au bout, y'a même pas à rechigner. J'soupire, tandis qu'le sujet de Logan vient sur le tapis, et qu'papa semble un peu frileux de ma fréquentation : Bah prématuré, c'est à dire ? On va quand même avoir un enfant, lui et moi ! Que je plaide alors en riant de plus belle : Nan tu le connais pas, en tout cas, pas qu'Logan me l'ait dit. Par contre c'est clairement un gorille écervelé sans aucune éducation ! Mais il a une énorme queue, donc ça l'excuse un peu ! J'avise de sa tête avant d'éclater de rire.

A nouveau, je me marre devant sa réaction : Ooooooh oui, il me traite très bien, t'inquiète pas pour ça, que j'ajoute : C'est principalement pour le chevaucher que j'veux le voir, c'est toujours mieux que de devoir me rabattre sur Cez, tu comprends ? Et la petite moue suppliante suit, j'vais bien réussir à l'avoir à l'usure : Du coup, c'est d'accord ? J'reprends un peu mon sérieux : On en a un peu parlé lui et moi... Il a dit qu'il était ok pour prendre ses dispositions pour qu'il soit accepté. Genre... Même avoir les yeux bandés s'il le faut, que j'ajoute. Il est loyal. J'veux dire, pas qu'à Phelbs. Et il veut vraiment faire sa part, alors il fera rien pour m'mettre en danger, moi, ou le bébé. J'l'aime bien, Logan, pour de vrai. Depuis Jaren, il est ma bouffée d'air frais, j'ai plus l'impression d'me noyer avec lui.

La gorge de Valérian se grippa douloureusement lorsque Yulia évoqua les sévices qu’elle avait subis sur le bateau des pirates. Une coulée de plomb se déversa à ce moment-là dans ses entrailles. Elle répandit dans son organisme sous la forme d’une lourde appréhension qui le foudroya sur place, le laissant statufié - raidi dans la brise vespérale. Il n’osa pas rencontrer le regard de la jeune femme. La honte l’en empêchait. Comme toujours, l’évocation de ces viols le plongeait dans une grande tourmente.

Le regard fiché dans le voile de pénombre qui recouvrait le paysage, le visage taillé dans la roche, seul le chatoiement particulier de ses yeux trahissait la détresse qui l’habitait. Les paroles de Yulia débarrassèrent cependant ses épaules du fardeau de la culpabilité : elles firent sauter l’étau qui comprimait sa poitrine depuis des mois, lui permettant de prendre une brusque et soudaine inspiration tremblante. Une vague d’émotions le submergea brutalement, et le grec papillonna frénétiquement des yeux pour garder contenance - les mains fermement arrimées au bastingage. « Je ne mérite pas tant d’indulgence. » dit-il d’une voix rauque. Il s’éclaircit la gorge, et s’efforça de rester digne en dépit des affres qui le tourmentaient. « J’ai envoyé beaucoup de gens à leur perte. Des gens qui avaient confiance en moi. Des amis. Tous l’ont chèrement payé au bout du compte. » Que ce soit Yulia, Axelle, Ruby ou Joaquin, ils avaient tous placé en lui une confiance aveugle. Et tous l’avaient regretté. « Ce qui s’est passé sur ce bateau… il faut que j’en porte une part de responsabilité. Dieu m’en soit témoin, j’endurerais même votre calvaire à votre place si j’en avais la possibilité ! » C’était sa manière à lui de faire pénitence. Il ne supportait pas d’être indemne quand ses amies avaient, elles, enduré un tel supplice entre les mains de ces salopards. Pas quand il les avait envoyées à leur perte. Le visage de Valérian se ferma tout à coup, et se transforma en un masque dur. « Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour faire payer à ces salopards ce qu’ils vous ont fait. » promit-il froidement. Cette idée l’obsédait. Quoi qu’en dise Reese, il ne pouvait pas concevoir que Yulia ou Axelle ne partage pas cette envie de vengeance.

Du reste, l’atmosphère changea drastiquement lorsqu’ils abordèrent le sujet de Logan. Les yeux de Valérian s’arrondirent devant le commentaire de son amie sur l’anatomie manifestement hors norme de celui-ci. « Juste ciel, Yulia ! » s’écria-t-il, effaré. « Je ne tiens pas à connaître ce genre de détails ! » Et il secoua la tête d’un air franchement mécontent tandis qu’elle en rajoutait volontiers une couche, le plongeant dans l’embarras le plus total. S’il était mortifié, une part du grec était néanmoins heureuse de constater les changements qui s’opéraient chez la jeune femme : à l’évocation de ce “Logan“, elle paraissait en effet se détendre. Elle était moins acerbe, moins désabusée, et devenait guillerette comme une adolescence vivant ses premiers émois.  

« Eh bien, je n’y vois pas d’inconvénient. Si tu te fies à cet homme, alors j’en ferais de même. » concéda-t-il finalement d’un ton bourru. « Cela dit, je doute que Phelbs le laisse venir à sa guise. A-t-il déjà formulé cette demande auprès d’elle ? » Nul doute que ces allées et venues devraient être scrupuleusement encadrées, si elles devaient avoir lieu. « Avez-vous déjà réfléchi à l’organisation de ces trajets ? Comment compte-t-il venir jusqu’à Crescent Bay ? »

C'est pas que j'ai pas envie de le leur faire payer, tu sais ? Je le fixe en pinçant les lèvres, je trépigne au contraire qu'la peur change de camp, qu'ils souffrent, qu'ils aient vraiment mal, comme j'ai eu mal au point d'en suffoquer. Mais on a vu pour New Eden ce que ça a donné, et les Scarecrows aussi et... Je pince les lèvres, dépitée d'la situation, notamment parce qu'y'a rien qui peut vraiment nous aider. Tu crois qu'on peut continuer éternellement comme ça ? Que j'lui demande. D'tomber sans arrêt d'Charybde en Scylla.

On va finir par s'épuiser tous ensemble, même si l'fait qu'on reste groupé nous sauve, parce que comme des idiots, on s'est attachés les uns aux autres. Y'a pas un moment où on devrait simplement... Sortir de tout ça... Ou trouver une solution pour les terrifier tellement qu'ils se permettront pas de nous la faire à l'envers ? J'donne que des idées en l'air, je sais pas c'que le cerveau bizarre d'Valérian pourra en faire mais dans tous les cas, ça sera pas plus mal d'essayer d'trouver une solution pour maintenir constamment un statu-quo avec toutes les communautés environnantes.

Même si on les connait pas forcément. Bon, j'me remets à rire, au point d'devoir m'en tenir les côtes, et d'manquer de me faire pipi dessus. Tu verrais ta tête, c'est la meilleure chose au monde ! Que j'ajoute alors, toujours secouée par une hilarité qui m'quitte pas. Je retrouve mon calme sur les aspects plus techniques d'ma demande, soufflant longuement pour m'apaiser. J'ai les joues rouges, ça m'fait vraiment du bien d'pouvoir me marrer un peu. Je crois pas, mais je pourrais toujours voir avec lui à ce moment-là, que j'ajoute : Par la mer, ça serait le plus judicieux non ?

Enfin, je réfléchis tout haut encore. Moins de temps, moins de ressources dépensés, ou à pied, même s'ils fabriquent leurs essences, le trajet est long, les routes pas sûres, c'est un peu osé de vouloir y aller en caisse dans ces conditions, et j'imagine sans peine qu'ils ont pas débloqué le cheat-code de la réserve infinie d'essence et de munitions, ça serait abusé. On a pas grand chose comme accord à leur proposer, et si on contribue pour... J'sais pas, leur donner des produits d'la pêche, ça sera toujours un peu peanuts pour eux, que j'ajoute.

Je me mords l'intérieur d'la joue, je réfléchis. L'enlèvement d'Logan pourrait aussi être une solution, surtout si on veut une guerre totale dans la foulée. Ils sont nombreux, mais... Si jamais on essaie d'établir des accords à la hauteur d'nos moyens, ça peut contribuer aussi à créer une voix commerciale entre nos deux groupes, d'une manière ou d'une autre, que je lui souffle : Même si on va pas s'le cacher, ça sera pas grand chose d'notre part, du coup j'en sais rien.