Combien de temps s’était écoulé, entre le moment où William était rentré, et celui où l’autre équipe était revenue ? Il n’en avait aucune idée. S’il ne l’admettrait à personne, contrairement à son habitude, il avait ressassé inlassablement les évènements. La diversion prévue, qui avait très mal tourné, l’envolée seule d’Adrienne, l’attaque des trois avions… Il n’avait pas eu d’autre choix que de fuir, et s’il ne l’avait pas fait, il était peu probable qu’il y ait survécu. Mais il ne pouvait empêcher la culpabilité de l’assaillir. Il n’avait rien à faire des mercenaires censés mener à bien le plan, les aider à sauver les rescapées de New Eden. Il n’avait même rien à faire de ces femmes, et de ces enfants. Jamais il n’aurait dû laisser Adrienne y aller seule. Jamais.

Et pourtant… S’il s’était forcé à aller la voir, sachant qu’elle aurait besoin de soutien plus que jamais, il n’avait pas insisté quand le personnel du dispensaire lui avait dit que les visites n’étaient pas autorisées. Parce que, bien qu’il n’en soit pas conscient, il s’accusait un peu du sort de la Française. C’était inconscient qu’elle s’éloigne seule, et en abattant les gardes qui défendaient leur position, William avait permis de réduire les problèmes auxquels auraient été confrontés leurs alliés, mais ils auraient dû rester soudés. A eux deux… A eux deux, ils auraient pu faire plus, et elle n’aurait pas perdu sa jambe.

Allait-elle jamais s’en relever ? Si quelqu’un le pouvait, c’était bien elle, mais ça ne diminuait pas la colère que ressentait le Québécois. Ni sa légère culpabilité, s’il devait être parfaitement honnête. Même si les torts étaient partagés, entre lui et elle. Mais il serait de mauvais ton de lui reprocher de ne pas être revenue de suite, n’est-ce pas ? Pouvait-il seulement lui demander comment les choses s’étaient passées ? Inspirant longuement, il prit son air le plus détendu, le plus charmant aussi. « Je me disais que voir un visage amical et charmant te ferait du bien. Et ils nous ont enfin autorisés à venir te voir… » Une façon détournée de dire qu’il avait essayé de lui rendre visite auparavant, même s’il aurait pu insister et obtenir le droit bien avant. En se montrant charmant et persuasif ou trop insistant, pénible, et tout aussi persuasif. Mais il craignait ce qu’il allait voir. Il la regardait d’ailleurs dans les yeux, s’attardant sur les signes de fatigue, de maladie, s’efforçant de ne pas regarder sa jambe. Non pas pour l’ignorer, mais pour la faire se sentir elle, malgré ce coup du sort.

William passe la porte de ma chambre alors même que je ne m’attendais plus à une visite. Ses mots me touchent : « Amical. » Je donne rarement dans les sentiments, mais là j’aurai presque aimé avoir un câlin ou une accolade quelconque. Mais je ne vais pas non plus le supplier, je l’invite à approcher et je cherche les premiers mots que je vais pouvoir lui donner. Et en fait, la seule chose qui m’importe, c’est qu’il soit en bonne forme.

« Tu ne t’es pas fait descendre, c’est au moins ça. Pas trop de dommages ? » Comment était l’avion ? William ne semblait pas être blessé, mais j’avais cru comprendre qu’il ne s’en était pas sorti sans rien : « Tu as pu en avoir un au passage ? » Et surtout, maintenant que j’ai mon second sous la main, je dois lui poser une question très importante qui me brûle aussi les lèvres : « Comment va l’aérodrome ? Nous allons avoir beaucoup de travail pour réorganiser nos techniques. » La façon dont nous allons voler, nous battre et comment nous allons nous entrainer, je mets un point d’honneur à ce que ça n’arrive plus jamais, il n’est pas question que quelqu’un d’autre se fasse abattre de cette façon.

S’il n’était pas certain de l’accueil que lui réserverait Adrienne, ni-même de son état et du fait qu’elle pourrait le voir, il lui adressa un léger sourire, allant s’asseoir sur le bord de son lit le plus proche, comme si de réduire la distance physique diminuait tant la culpabilité que la colère qu’il ressentait, sentiments tous deux motivés par sa cheffe. Il saisit sa main avec douceur, pour rendre encore plus concrète sa présence.

« J’ai eu de la chance, j’ai réussi à les semer assez rapidement. Grâce à tous nos entraînements, à la pratique, mais aussi à tes conseils. » Il cherchait à la flatter, évidemment, mais ça n’en restait pas moins vrai. Et, si elle était comme lui et exécrait l’inaction, comme elle était comme lui plutôt, ce genre de remarques lui ferait le plus grand bien. Même clouée dans un lit d’hôpital comme actuellement, tout ce qu’elle leur avait appris leur servirait, qu’elle les supervise directement ou non. « Il faudra quelques réparations, mais rien de majeur, et j’ai réussi à leur échapper. »

Secouant légèrement la tête, il fit signe qu’il n’avait pas pu en abattre. « Seul contre eux, c’était suicidaire… » Et ils auraient fini par l’abattre, les dégâts auraient été trop nombreux, pour lui, pour leurs alliés d’infortune s’il s’était crashé sur eux, pour l’aérodrome. « J’ai eu peur de ne jamais te revoir… » Même s’il n’aurait pas été contre prendre la tête de l’aérodrome, il était sincère. Il était attaché à la Française, à sa manière. Malgré son caractère particulier. « Et si tu t’autorisais à te reposer un peu ? Crois moi, je sais à quel point c’est difficile, j’étais moi-même comme un lion en cage quand je me suis pris une balle dans le dos – même si tu ne m’as pas connu comme ça – mais au final, si j’avais fait quoi que ce soit plus tôt, je ne serai peut-être pas en mesure de voler. » Il savait quand même pertinemment qu’elle ne pourrait pas lever tout à fait le pied, mais il se devait d’essayer.

Je me redresse un peu sur le lit quand William me parle dans sa balle dans le dos : « J’ai eu une double fracture de la colonne William, j’ai déjà donné d’être couché dans un lit à cause d’un crash ! » J’ai passé des mois sans pouvoir bouger, ce n’est pas une jambe qui va m’empêcher de me lever. Mais je me rends compte un peu tard que William essaie simplement me de me réconforter : « Désolé… Je sais que tu essaies juste d’être gentil avec moi. »

C’est vrai qu’il ne mérite pas spécialement d’être malmené : « Je suis frustrée. J’aurai dû simplement fuir, comme tu as fait et tant pis pour les piétons. Ils ne voulaient pas de notre aide de toute façon. » ça aurait fait ça de mois à gérer pour nous et pas de survivants, pas de témoins après tout.

Je glisse une main vers William : « Je suis contente que tu sois venus me voir. » Un pilote comme lui, ça compte pour moi.

S’il hocha la tête doucement alors qu’elle s’offusquait, son visage se fit plus ferme malgré tout. « Tu sais que moi aussi – même si ma blessure n’était pas aussi grave que la tienne, elle aurait pu l’être si je n’avais pas accepté d’être aussi immobile qu’on l’avait exigé de moi. » Et il avait eu beaucoup de chances d’être soigné ici. « Je ne te le reproche pas, Adrienne. J’étais exécrable, blessé, bien plus que tu ne l’es parce que tu as un petit éclat. Mais même si la blessure est différente, tu dois comprendre que tu dois te ménager aussi actuellement. Te précipiter ne fera que nier ta blessure, et peut-être ne jamais vraiment t’en remettre. » Or, si elle revenait, elle devait être là à cent pourcent, et pas diminuée parce qu’elle ne s’en était pas donné le temps.

« Je pourrais te dire que tu as seulement cherché à les protéger mais toi et moi savons que ce n’était pas le cas. » Elle avait cru pouvoir les défaire, il en était à peu près certain. « D’autant qu’ils ne voulaient effectivement pas notre aide ou estimaient se débrouiller mieux sans. » Pourtant, s’il n’avait pas détruit cette tourelle, ils auraient probablement été décimés. « Tu sais aussi bien que moi que tu aurais insisté pour que nous fassions face à une telle menace à deux, jamais seul. Mais je comprends que tu l’aies fait par volonté de me protéger, parce que tu estimais pouvoir les handicaper suffisamment pour que nous les finissions ensemble, mais tu as été à l’encontre de tout ce que tu nous répètes continuellement. » Il secoua doucement la tête, s’asseyant au bord du lit de la française. « On est plus efficaces et plus forts à deux, quand on peut veiller sur nos arrières, c’est ce que je veux dire. Je ne cherchais pas à t’accuser. Je suis là pour te prouver que tu as notre soutien, peu importe la temps que ça prendra pour toi de te remettre. »

Saisissant la main qu’elle avançait vers lui, il lui sourit. « Et moi d’être là. Tu ne devrais pas broyer du noir à te fustiger pour tout ça. Ça n’est pas la fin. Tu es forte et courageuse, tu te relèveras, et on sera tous là pour t’y aider. » Si elle les laissait faire, et si elle ne faisait pas sa tête de mule. « On est une équipe, Adrienne, dans les airs aussi bien qu’ici. »

Je n’ai pas forcément envie d’entendre de légitimes remarques sur ce que j’ai fait ce jour là. Mais il faut bien ouvrir les yeux sur ce que peuvent penser mes pilotes de moi. Je presse la main de William dans la mienne, car il me renouvèle encore son soutien et sa loyauté en dépit de ce que j’ai fais : « Merci William. »

Je me penche et je tente de l’attirer vers moi. Pour la première fois depuis très longtemps, j’ai envie d’un contact physique très particulier. Je veux simplement sentir sa présence rassurante contre moi. J’ai confiance en lui et le savoir ici m’aide à me sentir mieux. Ce n’est pas dans mes habitudes je sais mais pour moi William est quelqu’un d’assez spécial : « On fait quoi maintenant ? »

Je pensais à l’aérodrome entre autre, beaucoup de chose allaient changer et on le savait tous les deux. Ma main serre encore plus la sienne et je sens une larme couler le long de ma joue, je n’avais pas pleuré depuis très longtemps mais j’ai besoin de relâcher la pression à cet instant, je me rends compte que je peux lui faire confiance, oui, je peux me permettre de me reposer sur lui de me laisser aller et de ne penser à rien d’autre.

Une autre larme et un sanglot me secoue légèrement, heureusement qu’il est là, qu’ils sont là. Sinon je ne sais pas comment j’aurai pu faire pour me relever encore une fois. Survivre encore une fois à ce drame...

S’il accueillit l’étreinte d’Adrienne avec surprise, il se rapprocha d’elle, refermant un de ses bras autour d’elle, gardant sa main dans la sienne. « Tu te reposes, et tu te laisses le temps de te remettre de ce que tu as vécu. Je suis là pour t’épauler. » Saisissant doucement le drap qui reposait sur sa jambe mutilée, il le releva légèrement pour essuyer les larmes qui coulaient sur ses yeux, peu habitué à la voir si vulnérable.

« Et tu me dis ce que tu veux que je mette en place à l’aérodrome, car il n’y aura que ça pour que tu te rétablisses et que tu acceptes de prendre soin de toi sereinement. Je viendrais te voir tous les jours, Adrienne. Pour parler de tout et de rien, et pour écouter les mille idées d’amélioration qui fourmilleront dans ton esprit. Et veiller à ce que tu ailles bien. » Si elle ne se lassait pas de sa présence. « Alors je t’écoute, dis-moi tout ce à quoi tu as déjà pensé. »

Souriant légèrement, il se redressa. « Mais fais-moi de la place sur ce lit, que je m’assois à côté de toi. » Si elle pouvait se décaler facilement… Mais il préférait faire comme si la perte de sa jambe n’était qu’un contretemps et qu’elle n’était pas handicapée.