22 octobre 2022, au large de Tahlequah

« Ici le Caporal Hugues. Vous m’entendez ? En attente d’un rapport de la situation. Terminé. » Le militaire coupa de nouveau la communication, avant de nous regarder tour à tour. Un silence lourd et pesant s’était abattu sur cette équipe constituée à la va-vite de militaires qui devait repartir le jour même pour Walla Walla. Nous étions tous exténués, privés de notre relève. Chacun avait hâte de retrouver sa famille, ses amis et la sécurité de son foyer après de longs mois à traquer toute trace de révolte à Providence, notamment des traces d’activités de cette bande d’anarchistes qui semaient le chaos à Providence : les Scarecrows. « Ici le Caporal Hugues… » Sam poussa un grognement irrité. « Ca sert à rien, ils répondent pas bordel ! On y va, Sergent ? » Il me lança un regard presque implorant, n’attendant qu’un mot de ma part. Au moins, Drake avait le bon ton d’attendre en silence, contrairement à eux.

Nous attendions depuis déjà des heures, dans l’espoir d’intercepter une communication des rares survivants qui avaient suivi le général O’Connell à l’assaut de cette communauté de fermiers qui hébergeaient des Scarecrows. L’équipe d’assaut aurait déjà dû être rentrée depuis deux jours, et l’espoir s’amenuisait chaque fois un peu plus que des survivants aient pu en réchapper en dehors de Clochette et une poignée de ses hommes. Leur récit était glaçant. Près de cinquante hommes seraient tombés au champ d’honneur, dont une vingtaine de Trônes parmi eux. Les vétérans de Glenwood avaient été mis en déroute avec une facilité impensable venant de survivants qui auraient dû être démunis et pris de court. Nous n’avions clairement pas reçu les bonnes informations. Je ne voulais pas reproduire cette erreur et prenait toutes les précautions possibles. J’attendais scrupuleusement le temps que je jugeais nécessaire après que nos sentinelles aient repéré le dernier navire en partance de cette île maudite.

« C’est bon. C'est l'heure. » Je fis signe aux soldats de s’équiper et de se tenir en position. « On va débarquer sur une plage non loin de la zone des combats. Notre mission est claire : ce n’est plus le général O’Connell et ses hommes que nous cherchons, mais son corps. » L’espoir n’était plus vraiment permis concernant mon supérieur. « Les autres équipes seront débarquées ailleurs, on reste en communication. D’après les quelques survivants qui ont pu en réchapper, on peut s’attendre à une horde imposante de rôdeurs, voir des sprinteurs. On évite de faire du bruit une fois sur place pour jauger la situation. Soyez extrêmement prudents. » Je ne voulais aucune prise de risques inutiles, sachant que nos ennemis étaient peut-être encore présents sur place. Nous n’étions plus qu’en effectif réduit après ce coup dur porté. A mes yeux, la réussite de cette mission restait moins vitale que de m’assurer qu’ils reviennent tous en vie et ne connaissent pas le même sort. « Des questions avant qu’on embarque ? »

« Pas de questions ? » Les hommes se regardèrent entre eux, sans faire le moindre commentaire. Ils étaient tous sur le départ, armés jusqu’aux dents. John sortit de son mutisme pour en demander davantage considérant la stratégie à adopter une fois sur place. Je réfléchis quelques secondes, pesant le pour et le contre. « Mieux vaut rester groupés. Tu as déjà eu affaire aux sprinteurs, Drake ? Ils courent plus vite encore que toi ou moi et grimpent aux bâtiments. Tu n’auras pas le temps d’en réchapper, surtout cerné par une horde. » Je ne voulais laisser aucun d’entre eux seul à leur merci. Nous avions la force du groupe en cas de problèmes. « On se couvre les uns les autres. On utilise nos armes à feu en dernier recours, misant sur la discrétion. Compris ? » Un oui, sergent ! unanime me répondit, avant que nous embarquions.

Le zodiac fila à travers les eaux sombres pour nous mener sur la côte Est, un peu en retrait de l’emplacement où le général et ses hommes avaient débarqué, quelques jours plus tôt. Je mis pied à terre, mon berger malinois sur mes talons, l’arme à la main. Nous progressions comme un seul homme au travers de la forêt dense de Tahlequah, couvrant tous les angles morts avec nos fusils d’assaut. Je leur fis signe de s’arrêter, prudent, quand les premiers grognements se firent entendre. D’un signe, je les invitais à se rapprocher de moi pour parler à voix basse : « Là, c’est clairsemé. Il y a quelques bâtiments visibles entre les arbres… et on entend la horde, toute proche. » Pour le moment, nous n’avions aucune mauvaise surprise à déplorer. « On va essayer de la contourner pour rejoindre discrètement le ferry, là où ils ont débarqué. » Les soldats me firent un signe de tête entendu. « Drake, tu fermes la marche. »

Suivre les eaux sombres nous permettait également de vérifier qu’aucune embarcation ne naviguait encore. Rejoindre le ferry ne nous prit qu’une petite demi-heure, même en avançant prudemment. Mais de là, la scène était édifiante : les embarcations étaient toutes retournées et calcinées, comme si le déclenchement d’un incendie limité à cette seule zone avait tout ravagé. « Vous voyez quelque chose ? » Où pouvait être bien parti le général ?

Le berger malinois renifla avec insistance le ponton, ce qui m’incita à sortir du couvert pour jeter un œil au ferry, à moitié courbé en deux. « Couvrez-moi. Drake, avec moi. » Je n’eus pas fait deux pas sur celui-ci que je repérais des cadavres, visiblement soufflés par une déflagration qui partait de leur droite, vu l’état de leur combinaison. J’en retournais un du pied, posant un genou à terre à côté, pour les identifier aussitôt. « C’était un de nos hommes. L’autre aussi ? » Je lui laissais le soin de vérifier à son tour, me penchant vers celui-ci pour récupérer les plaques militaires avant de lui fermer les yeux. Nous n’avions pas le temps de lui offrir une sépulture décente, mais sa famille avait besoin de savoir ce qui lui était arrivé. « Plusieurs tirs par balles directement dans le crâne. Une blessure légère à l’épaule, ça a traversé. » Je regardais celle-ci plus en détails. « Un… coup de couteau ? » Je n’étais pas aussi affirmatif.

Sur le ponton en lui-même, des traces noires et calcinées ne laissaient pas trop de doutes quant à ce qui avait pu se passer ici. « Ils ont tout fait exploser, aucun survivant. A ton avis, qu’est-ce qu’il s’est passé ? » Je poussai un soupir en relevant la tête vers Drake. Je restais vigilant quant à mon environnement direct. Je lui désignai finalement un navire qui avait attiré mon attention. « Celui-ci était le nôtre. Mais les autres ne me disent rien. »

Le talkie finit par crasher une communication, interrompant le fil de nos réflexions. « Ici Caporal Hugues. On a trouvé des traces de pas, en nombre, qui partent d’ici pour s’enfoncer dans la forêt. Ce sont nos hommes, non ? Terminé. » J’hochai la tête et fit signe à Drake. « Ici le Sergent Atkins. On vous rejoint. Terminé. » Je délaissai les cadavres et le ponton pour les rejoindre sous le couvert des arbres. « Combien de temps avant l’arrivée de la horde ? » L’avant-dernier soldat de la file se révéla moins précis et catégorique que l’avait été Drake. « Je dirais… cinq minutes, à peine. » Je leur fis signe. « Compris, on bouge. On remonte les traces. » C’était notre meilleure chance de tomber directement sur ceux que nous recherchions, même si je n’étais pas certain de ce que nous allions trouver au bout de cette piste…

Comment se faisait-il que nos hommes s’étaient laissé surprendre de la sorte ? Aucune victime n’était à déplorer dans le camp adverse, comme s’ils ne s’étaient pas attendus à ce qui leur arrivait. « Je comprends l’intérêt stratégique de faire exploser nos navires pour nous couper toute retraite, mais pourquoi les leurs ont subi le même sort ? » On aurait cru que le port avait été victime d’une explosion de grande ampleur qui avait tout emporté sur son passage. Était-ce les nôtres qui avaient riposté de façon disproportionné ou… la situation avait-elle échappée à tout contrôle ?

Nous n’avions pas le luxe d’approfondir nos réflexions, car déjà le rappel était sonné. Le temps dont nous disposions était limité. La horde agissait sur nous comme un compte à rebours qui nous rappelait constamment que le danger n’était jamais loin. Hugues ouvrait la marche avec la chienne, Ashe, chacun reprenant sa position initiale en resserrant les rangs derrière eux. Nous progressions lentement, trop peut-être. Des grondements commençaient à se faire entendre partout dans la forêt environnante, devant et derrière nous. « On va finir par se faire encercler. » Soufflai un des soldats, dans un élan de panique. Je lui fis signe de la boucler. Nous en étions tous parfaitement conscients.

« Là. » Hugues nous désigna des bâtisses à l’orée de la forêt. Celle-ci s’ouvrait finalement, après un temps certain à grimper et trimer dans la boue, sur un petit village perdu au milieu de nulle part. Malheureusement, les rôdeurs étaient toujours au rendez-vous… mais ils semblaient plutôt concentrés sur un des bâtiments qu’ils grattaient avec beaucoup d’insistance, sans doute avides de mettre la main sur ce qu’il refermait. « Des survivants, vous croyez ? » Je ne donnais pas cher de leur peau s’ils avaient dû se réfugier dans cette vieille bâtisse délabrée, au milieu d’une horde, pendant des jours avec le peu de rations qui devaient leur rester. « On va devoir s’en assurer. En position. » Je fis signe à Drake de se positionner à un point stratégique, indiquant à Hugues de le couvrir. « On a besoin d’une diversion pour approcher, mais tout en évitant que la horde nous tombe dessus. » Pas simple. L’usage de nos armes pourrait rapidement nous être fatal, d’autant plus si des coureurs se dissimulaient parmi celles-ci.