Je suis un peu perdue dans mes pensées depuis qu'on a du quitter Crescent Bay. Entre Ace qui a choisi de rester là-bas, Joaquin et Roman qui ont été pris en otages et Ruby qui est gravement blessée, l'ambiance n'est pas à la fête. J'essaye de m'occuper l'esprit pour ne pas trop m'inquiéter pour Joaquin et pour Ace. Il faut que j'arrive à me rentrer dans la tête que mon frangin n'est plus un enfant. Il sait se débrouiller, surement mieux que moi oui, mais bon sang, on a à peine pu fêter nos retrouvailles qu'on est déjà séparé, c'est dur. Alors je tente de donner des petits coups de main à droite et à gauche.

Devant moi, les flammes du feu crépitent. Je suis chargée de préparer le repas, ça au moins, je sais faire. Au menu de ce soir : carottes et poireaux. Pour la viande, on repassera et de toute manière, j'ai pas l'impression que grand monde ait faim. Les esprits semblent moroses. Soudain, une odeur de brûlé vient titiller mes narines. « Oh non ! » Je souffle en me redressant vivement. Le repas est en train de cramer. On doit justement se rationner un peu, c'est vraiment mais vraiment pas le moment de tout faire bruler. En désespoir de cause, j'attrape sans faire attention la casserole brulante et forcément, à main nue, je me brûle presque immédiatement et lâche le récipient. Le contenu de la casserole se répand par terre, mélange orange, brun, verdâtre et surtout noire-cramoisie. Oups. Je reste interdite quelques secondes, tenant ma main brûlée et craignant la colère des autres pour le repas. Merde, merde, merde.

Alice peinait à dépasser l’état de torpeur dans lequel elle plongeait lorsqu’elle était inactive et que ses pensées la rattrapaient – couplé à l’inquiétude quasiment constante qui l’assaillait alors qu’elle repensait à ceux qu’ils avaient laissé derrière, dont les plus jeunes du groupe. Auraient-ils dû les forcer à revenir avec eux, sous réserve qu’ils savaient mieux qu’eux ce qu’il convenait de faire ? Personne n’y avait pensé, parmi ceux qui avaient constaté de leurs propres yeux la cruauté des pirates, mais de toute façon, Kira et Ace n’avaient-ils pas suffisamment vécu pour que leur décision soit respectée au même titre que les leurs ? Kira avait fui avec Tiago et Alice suite à l’attaque des Sinners, et elle était encore en vie, aussi forte voire plus qu’eux.

Alice n’aurait de toute façon pas eu l’énergie ou la volonté de les convaincre de venir avec eux, ayant surtout Joaquin et Roman en tête. Étaient-ils vraiment morts, comme elle l’avait affirmé à Lee ? Est-ce qu’ils les abandonnaient lâchement et que leur départ signifiait leur mort, si ça n’était pas le cas ? Est_ce qu’elle devrait revenir là-bas ? Plongée dans ces sombres réflexions, elle n’était pas attentive à ce qu’il se passait, en sortant en entendant l’exclamation de Luna. Jetant un regard désintéressé à la nourriture échouée au sol, elle saisit la main de la jeune femme, pour regarder la teinte rouge qu’elle prenait. « Mets ta main sous l’eau. » Son ton, d’habitude plus doux, ne souffrait pas vraiment de réplique. « Je vais chercher du poisson. » Luna ne comprendrait peut-être pas mais, aussi écœurant que ce soit, la peau de poisson avait un effet bénéfique sur les brûlures. La pêcheuse revint au bout de quelques secondes, et entreprit rapidement d’ôter la peau de l’animal et de la découper en petits morceaux. « Comment tu te sens ? » Si elle parlait de la brûlure en premier lieu, elle espérait inciter la jeune fille à se confier. Est-ce qu’elle hésitait à revenir sur leurs pas pour rejoindre son frère ? Alice l’aurait sûrement fait sans hésiter, à sa place.

Alice arrive vers moi et je m'exécute, sans la contredire : plonger ma main dans l'eau donc. Je trouve une casserole vide, je la remplis et immerge la partie brûlée. Le contact du liquide froid me fait du bien presque immédiatement. « Du poisson ? » Je fronce les sourcils avant de comprendre : ce doit être pour le repas, évidemment. « Désolée.. » Mes joues prennent une teinte plus rouge tandis que mes yeux se posent sur le contenu de la casserole, répandue au sol. Que de gâchis. « Je mangerais pas ce soir, ça compensera et je vais nettoyer tout ça » Et ça me permet de m'excuser au moins un peu...

Mes yeux fixent la peau de poisson que découpe Alice. Wow, elle ne perd vraiment rien niveau nourriture, mais après tout, il parait que c'est plein de vitamines la peau. « C'est douloureux » Je préfère l'avouer, la brûlure n'est pas très belle et même immergée dans l'eau, j'ai pas trop de mal à voir la peau commencer doucement mais surement à faire des cloques. « Je suis pas trop maladroite généralement, mais j'étais perdue dans mes pensées » Difficile de garder constamment la tête froide quand on traverse autant de choses en si peu de temps. Je suis inquiète pour Ace évidemment, même si je devais suivre les autres. « Je me fais un peu de soucis pour mon frère » Je souffle, un peu intimidée. Je n'ai pas forcément l'habitude de me plaindre ou de faire part de mes émotions, mais, l'inquiétude prend le pas sur beaucoup de choses ces temps-ci...

Alice sourit doucement devant l’incompréhension de Luna, vérifiant qu’elle immergeait bien sa brûlure, avant de s’éloigner pour récupérer un poisson. Se tenant loin de l’eau autant que possible, il leur était difficile d’avoir du poisson à consommer, mais Alice avait posé quelques filets dans une rivière quelque peu éloignée ces jours-ci. Son harpon lui manquait… « Ça aurait pu arriver à tout le monde. » Surtout actuellement. Aucun d’eux n’était serein, aucun d’eux n’était jamais totalement concentré sur ce qu’il faisait. « Et tu mangeras ce soir, comme tout le monde. Ce n’est pas grand-chose, mais on aura le poisson. On pourra aller cueillir quelques baies, ensemble, aussi. » Tant qu’elles étaient prudentes sur ce qu’elles cueillaient et se contentaient de ce qu’elles connaissaient réellement. « Je n’ai plus mon fusil-harpon, sinon j’aurai pu pécher davantage… » Elle se sentait bien démunie, si elle devait être honnête, mais quel intérêt de l’évoquer ?

« Quand tu sortiras ta main de l’eau, d’ici cinq minutes, je te mettrais la peau du poisson dessus. Avec un linge pour la tenir. Ça fera office de cataplasme naturel. C’est mon père qui m’a appris ça. » Parce qu’elle était si turbulente qu’elle se blessait de bien des manières, et qu’il avait fallu y remédier. « Je ne le connais pas bien, mais il est débrouillard. Et même s’il n’a pas froid aux yeux, il m’a donné l’impression de savoir se préserver. » Elle ne voulait pas lui mentir pour autant. « Et son jeune âge peut lui servir. Les autres… Ils chercheront à le protéger, probablement aux dépends de leur propre vie. » Ce n’était pas le plus réjouissant, mais c’était une vérité. « Tout ça jouera en sa faveur. De ne pas être une femme aussi. » Parce qu’il sera utile pour les pirates.

Alice se montre rassurante et bienveillante. En quelques mots, elle balaye mes inquiétudes à propos du repas tombé au sol. Un poids s'envole alors de mes épaules. « Ok... » Je souffle à propos des baies qu'on pourra aller chercher après. « Et.... Merci » Je rougis légèrement. J'ai plus vraiment l'habitude qu'on se montre aussi bienveillant à mon égard. Je sais ce que ça fait de perdre un repas, surtout quand on est rationné, alors forcément, j'avais un peu peur des représailles.

Elle évoque ce fusil-harpon qu'elle a perdu et qui lui aurait été bien utile pour pêcher. Je sors de ma poche mon lance-pierre. « Je n'ai pas de fusil, mais j'ai ça... Je m'en sers pour tuer les rôdeurs, ça peut, peut-être, marcher sur les poissons ? » J'ai jamais essayé sur ce genre de cibles en tout cas. « Si tu veux essayer » J'hausse les épaules, toujours un peu intimidée. Je sais que certains peuvent se moquer de cette arme jugée un peu trop "moyenâgeuse" mais en réalité, elle peut être redoutable et moi au moins, je ne serais jamais à cours de munitions.

« De la peau de poisson sur une brûlure ? » Je répète, un peu surprise de cette méthode que je ne connaissais pas. J'hoche doucement la tête quand elle parle de Ace. Elle a raison. Il est débrouillard, jeune et bien entouré. Pour autant, je ne peux pas m'empêcher d'avoir peur et un instant, mon regard se perd dans le lointain. « Il est aussi un peu tête brûlé et il a tendance à se croire plus fort qu'il ne l'est réellement. Et il veut toujours protéger les autres, il peut se mettre en danger un peu trop facilement et... » Je m'arrête et je rougis un peu plus. « Oui, t'as raison, je ne devrais pas m'en faire.. » Mais c'est dur bon sang... Que c'est dur.

Lui adressant un sourire compatissant, Alice l’aida à disposer du repas gâché, qui pourrait revenir à Meiko ou à Paco probablement – quitte à ne pas le consommer… « On peut toujours le servir aux autres, ils n’y verront que du feu. » Elle essayait de parler sur un ton léger, ce qui était assez difficile pour elle ces derniers temps, accompagnant sa remarque d’un clin d’œil à l’attention de Luna.

Observant le lance-pierre, elle fit une petite moue. « Je ne sais pas si le caillou ne sera pas trop ralenti en entrant dans l’eau. Si oui, je pense que le poisson aura le temps de s’éloigner avant qu’il ne le touche. » Elle lui sourit légèrement tout de même. « Ruby m’a donné sa fronde, pour… compenser. Même si ça ne valait pas, et de loin, son fusil-harpon. Mais Alice avait été touchée malgré tout par ce geste. On pourra essayer toutes les deux, si tu veux. Et je pourrais t’apprendre à faire des pièges. » Ou à tresser des filets avec de la corde. A en réparer, aussi. Si tant est que ça intéresse Luna.

« On apprend à faire avec les moyens du bord, sur un navire. Surtout quand on ne peut pas se ravitailler facilement. » Pendant des années, dans un monde dévasté par les morts-vivants, par exemple. « Il me rappelle quelqu’un. Elle sourit davantage pour elle-même, avant de reprendre la parole. J’habitais dans un village côtier. Quand j’avais trois ans, je me suis jetée à l’eau, avec des vagues aussi hautes que moi. Mes parents ont eu la peur de ma vie. Mais pour moi, qui voyais mes grands frères faire, je ne craignais rien. Il ne m’est rien arrivé, parce que j’étais dans une cuvette et qu’on m’en a sorti rapidement. Mais j’ai appris à mesurer les risques, même si je me suis souvent moquée d’eux… Même si je me suis souvent érigée en bouclier, pour mes petites sœurs. Mais j’ai aussi appris à me préserver quand c’était réellement important… Ces gens, là-bas, il était des leurs. Ils comptent pour lui, mais je suis prête à parier que la réciproque est vraie aussi. Ils sauront l’arrêter, quand il faut. » Elle l’espérait, en tout cas : elle ne les connaissait pas vraiment.

Prenant un morceau de tissu propre, elle saisit la main de Luna pour s’assurer que la graisse ne tomberait pas et qu’elle hydraterait bien sa brûlure. « Tu ne pourras pas arrêter de t’inquiéter. Mais tu pourras te rappeler ce que je viens de te dire, peut-être. » Si ça suffisait à la tranquilliser. Alice aurait bien aimé se dire un mantra similaire au sujet de Roman. Se convaincre que les pirates avaient besoin de lui et qu’elle le reverrait vivant, mais son espoir s’amenuisait chaque jour qui passait.

« Oh ? » J'écarquille un peu les yeux avant de me rendre compte qu'Alice plaisante. Non, elle ne compte pas donner les restes du repas au sol à leurs coéquipiers. J'ai eu un peu peur sur le coup, je ne me serais pas vue lui refuser de faire ça étant donné que j'étais responsable de la chute des aliments et donc du gaspillage...  

Je réfléchis quelques secondes. Effectivement, en entrant dans l'eau, le mouvement du caillou sera forcément ralenti et le poisson risque de s'enfuir un peu trop vite. « C'est dommage » Pour autant, je ne changerais pas d'arme, même si certains trouvent ça beaucoup trop rudimentaires. J'ai une peur bleue des armes à feu, hors de question d'en utiliser une ! « Ce serait chouette ! » Je suis toujours partante pour apprendre de nouvelles choses ! Les pièges ça peut être utile !

Alice explique ses connaissances par ses périples en bateau. Je comprends mieux même si je n'ose pas lui demander comment ils en sont venus à mettre de la peau de poisson sur une brûlure, c'est un peu une énigme quand même. « T'as dû apprendre un tas de trucs ! » J'hausse les épaules. « J'ai toujours grandi au même endroit, dans le même appartement, dans la même ville, jusqu'à... Jusqu'à l'apocalypse quoi. » Même si j'ai été toujours débrouillarde, suffisamment en tout cas pour m'occuper de mon petit frère depuis son plus jeune âge, j'ai pas autant de connaissances que ça sur la survie ou autre. Que des trucs appris sur le tas.

J'écoute en silence les explications d'Alice sur elle, petite. Quand elle finit, j'hoche doucement la tête, reconnaissante. Ce qu'elle dit est bien vrai. Ace est comme chez lui là-bas. Les Gentle Bastards sauront comment veiller sur lui. « C'est juste que... j'ai toujours veillé sur lui alors.. » A nouveau, j'hausse les épaules. Ce besoin de protection envers mon frangin sera toujours là, puissant, fort... « Je m'en souviendrais » Je lui en fais la promesse tandis que je grimace quand la peau de poisson se pose sur ma brûlure.