Est-ce qu’elle l’aurait fait, si elle avait renversé le plat ? Au moins, sûrement, ce qui n’avait pas vraiment touché le sol. Si ce n’était pas tout. Aussi écœurant que ça puisse sembler ; aussi peu hygiénique que ce soit. Mais quand on avait faim et qu’on ne savait pas quand serait notre prochain repas… Secouant légèrement la tête, elle se força à sourire à Luna. Elle y serait peut-être contrainte plus tôt qu’elle ne le pensait, même si Alice ne le lui souhaitait pas. « Peut-être qu’on pourrait trouver un moyen pour que ça fonctionne. Avec la pression, l’angle d’envoi… » Après tout, le fonctionnement d’un fusil harpon ne devait pas être si différent, mais Alice ne connaissait pas vraiment le sujet.

Elle hocha doucement la tête. « Quand j’étais plus jeune, avant tout ça… J’ai appris à faire les tâches les plus ingrates de la navigation. C’est un apprentissage obligatoire, avant de se spécialiser. Mais je me suis dévouée à la communication en mer, dès que je l’ai pu. Je sais utiliser un poste de radio, je sais coder des communications, je sais décider ce que l’on transmet. Je sais intercepter des communications ou rendre les nôtres imprenables. » Tout ça datait de ses études, et de ses débuts au sein d’un navire, en réalité, en tant que mousse. « Mais depuis, j’ai appris à utiliser une arme à feu. A utiliser tout ce qui nous entoure, et à ne rien gâcher, y compris la graisse du poisson : même si la peau se mange. » Elle essaya d’adresser un sourire encourageant à Luna. « Mais tu sais, tout ça, je l’ai appris au large de mon village. Je n’ai quitté Victoria, l’île pas la ville, que pour aller faire mes études. Et pour travailler, bien sûr, mais mon pied à terre était toujours ma ville natale. » Ce n’était pas un mal, de ne pas avoir bougé. « Vous étiez nombreux ? Qu’as-tu fait, depuis l’apocalypse ? » Le sujet était peut-être douloureux pour sa cadette mais elle avait, au moins, retrouvé son frère.

« Et c’est difficile de se défaire de tes habitudes, j’imagine. Mais… Il a survécu seul et il est encore là pour le dire. » Ses paroles étaient peut-être dures, mais c’était une réalité avec laquelle Luna devait faire. « Il est assez intelligent pour y être parvenu. Que ce soit grâce à lui ou grâce aux gens dont il s’est entouré. » Lui adressant un léger sourire, elle prit un morceau de tissu propre, l’enroulant autour de la main. « Comprime la, même si c’est douloureux. » Doucement, elle attacha tant bien que mal le tissu autour de la main de Luna. « Il ne faut pas le garder trop longtemps, et il faudra que tu la rinces bien, après. » Histoire que la graisse ne reste pas dans la plaie.

J'hoche doucement la tête. « Il n'y a qu'en essayant qu'on aura des réponses » Autrement dit, rendez-vous dans quelques temps pour mettre en application toutes nos interrogations sur la pêche possible au lance-pierre. Si ça pouvait être efficace, j'aurais moi aussi un atout pour aider les miens en pouvant ramener des poissons pour les repas.

J'écoute avec une attention toute particulière ce que me raconte Alice sur son passé. « Wahou, tu as eu une vie passionnante » Il n'y a aucune ironie dans ma voix, c'est vrai. Du haut de mes 20 ans, j'ai l'impression de n'avoir rien fait d'extraordinaire, alors que les connaissances de la navigatrice sont exceptionnelles. « Alors, on a de la chance, tes connaissances sur la communication nous sont bien utiles ! » C'est un peu le gagne-pain des Stars tout de même.

Je pince mes lèvres et je plonge mon regard dans le feu, un peu intimidée. Ma propre vie semble bien pâle comparée à celle remplie d'aventures d'Alice, même si elle dit qu'elle a appris la majorité des choses sur son île. « Au début, j'étais juste avec mon frère, ma mère et ma voisine mais elles se sont... suicidées. » J'emploie rarement ce mot qui semble un peu trop crue pour parler de ça, je ne sais même pas si Ace en a ce souvenir. « Ma mère s'est transformée alors on a du fuir notre appartement avec deux de nos voisins, on a trouvé refuge dans un centre commercial puis quand il est tombé à son tour, on a atterit par hasard dans un ranch. J'ai appris pas mal de choses là-bas, sur les plantations, le bétail, le lasso, le lance-pierre » Et tout ce qui découlait de la vie d'un ranch. « Quand il y a eu la canicule, un incendie a tout détruit, on s'est alors rapproché d'Olympia et c'est là-bas que j'ai été enlevée.. » La suite, Alice la connaissait. L'enlèvement par les Brotherhoods, la libération par les Stars...

Et elle a raison pour Ace, il faut que j'arrive à me persuader qu'il saura s'en sortir tout seul. Ce ne sera pas simple, mais il le faut. « Je vais essayer. » Mon regard se pose sur le morceau de poisson et je le comprime légèrement, grimaçant lorsque la plaie se rappelle à moi. Je laisse Alice attacher un bandage autour. « Merci... » Je lui souffle, reconnaissante pour son aide.

En miroir, Alice hocha la tête elle aussi. Elles vérifieraient ça ensemble. Elle ne put s’empêcher de sourire, à la réaction impressionnée de Luna. Tout ça lui semblait tellement normal, à elle, pourtant. Parce que c’était sa vie, justement, qu’elle l’avait vécue mais n’avait pas forcément cherché à en faire plus que ce qu’elle était : une vie heureuse, la plupart du temps, et surtout une vie dans laquelle elle ne s’ennuyait pas. Une vie qui lui donnait la soif de liberté qu’elle avait toujours chérie.  « Et encore, je ne t’ai pas raconté mes exploits en surf ! Ni mes nombreuses gamelles. » Elle en plaisantait maintenant mais, en réalité, elle avait fait de sacrés chutes et avait failli se blesser plusieurs fois. Plusieurs de ses amis avaient abandonné le surf suite à de grosses blessures, quand certains n’avaient tout simplement pas disparu, emportés par une vague qu’ils avaient surestimée… Mais elle secoua vivement la tête : elle n’avait pas besoin de ses souvenirs pour broyer du noir, et elle le faisait déjà bien trop souvent, elle ne voulait pas donner prise aux idées noires qui l’assaillaient déjà régulièrement, ces derniers mois. « Je pourrai t’apprendre, si tu veux ! À utiliser une radio, et à communiquer sans pouvoir être comprise. » Elle n’avait jamais appris le langage des signes, ce qu’elle aimerait bien malgré tout, mais il y avait d’autres moyens de communiquer à l’insu des autres.

Alice gardait le silence, alors que Luna se confiait à son tour, l’écoutant attentivement. Elle avait beau avoir eu une vie trépidante, aux yeux de la jeune adulte, elle avait été bien plus épargnée qu’elle… d’une certaine façon. Parce qu’elle avait été mieux entourée. Elle posa sa main sur l’épaule de la jeune femme, sans l’interrompre pour autant, avant qu’elle ne s’arrête d’elle-même. « Je suis désolée que tu aies vécu tout ça. Pour ta famille, pour les Brotherhood. Mais tu sais ce que ça fait de toi ? Une femme forte. Une survivante. Et personne ne pourra jamais te retirer ça. » Avait-elle besoin d’entendre ça ? Était-ce même nécessaire de le lui dire ? Alice ne la connaissait pas assez pour l’affirmer, mais elle disait la vérité. Ce que Luna devait avoir subi, ce qu’ils savaient des Brotherhood… Il fallait une force incroyable pour y survivre.

Elle essaya de lui adresser un sourire encourageant. « Et on le saurait, s’il lui était arrivé quelque chose. » Parce qu’ils n’étaient pas totalement coupés des autres. « Ne le garde pas trop longtemps, et rince le bien, d’ici une dizaine de minutes. Tu m’aides à préparer le poisson ? » Il y avait quelques herbes aromatiques, et peut-être pourraient-elles prendre quelques légumes, sans causer trop de problèmes pour les jours suivants.

J'écarquille les yeux, encore plus impressionnée : « Tu fais aussi du surf ! » Alice est épatante. Un petit bout de femme qui a tellement de compétences et de qualités ! Je me sens vraiment toute petite à côté. Aussi, quand elle me propose de m'apprendre quelques trucs, j'hoche vigoureusement la tête, enthousiaste. « Oh, ce serait tellement bien ! » Presque aussitôt, je me réfrène un peu «  mais, je ne veux pas te faire perdre ton temps... » Je ne suis pas sûre d'apprendre très vite et elle a l'air déjà bien occupée sur le campement. Si j'ai envie de me rendre utile et d'être la plus efficace possible, j'appréhende plus que tout de passer pour un boulet. C'est probablement pour ça que je m'isole souvent. J'ai peur de déranger.

Alice affirme que toutes les épreuves que j'ai traversé font de moi une femme forte. Je pose sur elle un regard un peu confus. « Tu le penses vraiment ? » Est-ce qu'elle a raison ? Est-ce que je suis suffisamment forte maintenant que j'ai connu tous ces trucs négatifs ? Je repense à ce que j'ai traversé. Pour moi, ça fait partie de la vie des survivants. On a tous notre lot de trucs pas cools qui nous est arrivé. Je finis par hocher doucement la tête. L'idée d'être plus forte que je ne le pense me rassure un peu et j'ai bien envie de croire aux paroles d'Alice.

A nouveau, j'hoche la tête. Oui, s'il était arrivé quelque chose à Ace, je le saurais déjà. « Avec plaisir ! » Mais malheureusement, une fois de plus, je ne vais pas être la plus utile parce que je ne suis pas une fine cuisinière mais je tente de faire avec mes moyens à moi. « J'ai planté quelques herbes aromatiques dans le potager » Une petite fierté d'ailleurs, si pour le moment, le potager ne donne pas grand chose, j'ai espoir de pouvoir réellement aider le groupe avec ! « A ton avis, quelles plantes iraient bien avec le poisson ? » Et je croise les doigts très fort pour que le potager ait ces fameuses plantes justement !

C’était agréable, de susciter l’admiration de Luna, même si elle n’était pas et n’avait jamais été orgueilleuse. Et même si, surtout, elle ne s’était jamais posé la question de savoir si c’était surprenant ou pas. C’était ce qui l’entourait depuis toujours, et elle avait appris parce qu’elle vivait sur un village côtier. « Et si je te dis que je fais aussi du parapente, tu me crois ? » Elle lui sourit d’un air malicieux, avant de lui donner un petit coup d’épaule amical. « Je plaisante : J’aurai beaucoup aimé, mais je n’ai jamais eu l’occasion. » Peut-être que ça pourrait quand même se faire un jour. « Mais je t’apprendrais avec plaisir. Et vois ça comme un investissement : si tu apprends, tu peux nous être utile pour gérer tout ça, si je ne peux pas le faire. Si ça peut te convaincre que tu ne me fais pas perdre mon temps. » Luna était assez mignonne, et gentille mais elle se ferait bouffer, si elle avait tout le temps l’air de déranger comme ça.

Surtout alors qu’elle n’était pas une petite fille démunie. « J’en suis même sûre. Et tu sais quoi : les gens te sous-estimeront sûrement parce que tu es une femme, parce que tu es jeune, parce que tu es plus petite… Mais tu vaux mieux que ça. » Ces encouragements, elle ne les avait jamais eus. « Laisse-les le penser, et utilises le à ton avantage. » Les gens pourraient être plus déterminées à l’aider s’ils la prennent pour une petite chose inoffensive. Ou plus déterminés à la manipuler et, dans ce cas, elle pourrait jouer le jeu avant de renverser la situation. « Tu as des ressources que les gens ne soupçonnent pas. » Quelles qu’elles soient.

Partant à la suite de la jeune fille vers le potager, elle sourit devant son enthousiasme. « Ça, c’est un de tes atouts. Faire pousser des choses et les garder en vie. » Tout le monde n’en était pas capable, même si tout le monde était plus ou moins forcé de s’y mettre. « L’aneth ou le thym. Ma mère aimait bien mettre du fenouil aussi, avec ce qu’on ramenait de la pèche. » Elle, l’assortiment du poisson avec les autres mets ne l’avait jamais vraiment intéressée.

« Du parapente ? » C'est à retardement que je comprends qu'Alice blague à ce niveau-là et je laisse échapper un petit rire. « ça ne m'aurait pas étonné, tu vois ! » Elle a l'air d'avoir fait tant de choses ! « Tu pourrais me dire que tu as parti d'un cirque ou que tu as construit une montgolfière toute seule, je t'aurais cru » Est-ce que je suis un peu naïve ? Oui, beaucoup même. La réflexion de la jeune femme est loin d'être bête. Si elle m'apprend ce qu'elle sait, je pourrais m'en servir si un jour elle n'est pas là ou en capacité de le faire. C'est une sorte de transmission de connaissances et l'idée me plait vraiment. Je ne lui arriverais jamais à la cheville, c'est certain, mais je peux toujours aider. J'esquisse un petit sourire pour lui montrer que tout ça me botte bien.

Je me sens rougir face aux déclarations d'Alice. Tout cogite dans mon esprit. « Ouais, les hgens ont tendance à me trouver faible, et c'est vrai qu'il ne tient qu'à moi de les surprendre ! » J'hoche doucement la tête. Quelles ressources je peux bien avoir ? J'ai du mal à me trouver des qualités ou des compétences particulières à part tirer au lance-pierre, faire du violon -pas le plus utile en post-apocalyptique- et ma petite taille à la limite, ça me permet de me glisser un peu partout. « Et j'apprends vite ! » Une qualité pour apprendre plus de choses, plus rapidement. J'augmenterais plus facilement mes compétences comme ça !  

Je suis fière de mon petit potager et je rougis à nouveau lorsque Alice me complimente dessus. « J'ai de l'aneth ! et du fenouil ! » Pour le thym, ce n'est pas encore la bonne saison, mais bientôt ! Un sourire illumine désormais mon visage. « On va se régaler ! » La journée un peu maussade promet d'être un peu plus belle désormais.  

Elle ne put retenir un sourire amusé, alors que Luna sautait à pieds joints dans le piège amical qu’elle lui avait tendu. « Tu me tentes, là. La prochaine fois, je te dirai une vérité pour deux mensonges. Et tu pourras faire de même. » Ça pourrait très bien être un petit jeu pour apprendre à se connaître davantage – et à se confier plus facilement l’une sur l’autre. « Si ça t’emballe ! » Même si elle pourrait lui parler d’elle sans trop de souci, si Luna avait des questions. « Je dois admettre que je pouvais faire quelques figures sur une planche de surf, mais rien sous un chapiteau, ou en parfaite équilibriste ! »

Elle sourit d’un air encourageant, pourtant, alors qu’elle essayait de la convaincre de sa valeur, de ses capacités, même si elles n’étaient pas évidentes de prime abord. « Et t’es motivée, ça fait la moitié du travail ! » Parce qu’elle ne rechignerait pas à apprendre. Alice en avait la preuve en image, avec le potager qui semblait bien pousser. « Parfait ! Allez, au travail, je serai ton commis, pendant que tu me dis quoi faire. Histoire de ne pas te rebrûler. » Après tout, elles s’entraidaient, non ? Les deux femmes cuisinèrent côte à côte, cherchant à donner un peu plus de saveur au maigre poisson dont elles disposaient pour nourrir tout leur groupe, discutant paisiblement.