24 janvier 2023 ••

Idée. De. Merde.
Venir ici toute seule n’a pas été la plus brillante des lumières. Mais avec Kaya partie chassée et Joachim qui s’occupait d’Anoki, Isalín a eu envie de se sentir utile. Jodie leur a parlé de « The Store », il n’en a pas fallu plus pour que la jeune intrépide se décide à venir y faire un tour. Avec sa tenue en cuir poissée par une bonne semaine sur les routes – déjà – la jeune femme est entrée dans l’un de ces ex-temples consuméristes américaines. Ses converses aussi humides que ses cheveux plaqués sur son crâne par la pluie couinent sur le vieux carrelage fissuré. Là, il n’a suffit que d’une dizaine de minutes pour qu’une bande de gaillards viennent lui racketter son sac à dos. Seule contre trois, elle n’a pas cherché à faire la maligne. Mais outre le fait qu’elle commençait à s’attacher à cet Eastpack, il contenait sa boussole, sa gourde et… l’un des précieux talkies récupérés à Talequah. Un équipement de valeur à une époque pareille.

Qu’à cela ne tienne : l’Islandaise n’est pas du genre à reculer devant les risques ! Surtout qu’après les Oblivions, les New Eden et les pumas, reprendre ses affaires à une bande de vagabonds maigrichons, c’est peanut, hein ? Pour commencer, elle a réussi à repérer leur spot. Une ancienne boutique de jeux vidéo, où ils ont dressé des tréteaux branlants sur lesquels s’étalent un tas de babioles. Ça va du couteau suisse rouillé à la paire de chaussettes. Sur un bout de carton scotché à ce qui reste de la vitrine est écrit « échange tout – bouffe uniquement ».

Isalín aperçoit son sac, sa gourde, mais pas le reste. Possible que ce soit paumé dans le fourbi. Son plan ? Passer par les conduits d’aération, il y a une grille juste au-dessus du butin des voleurs : descendre en trombe, choper ce qui lui appartient et se barrer en courant. Propre. Ça commence même plutôt bien, car elle trouve aisément une entrée dans le réseau, en grimpant sur les étagères d’une enseigne de parfumerie dont tous les produits ont été saccagés par des vandales. Hormis qu’elle doit ramper dans les crottes de souris et les cadavres d’insectes morts, ça le fait. Mais ça pue.

Par contre… elle a beau prendre ses précautions et ne pas être lourde, le conduit métallique usé et non entretenu proteste à chaque mètre qu’elle parcourt. Dernier virage, à quelques efforts de sa destination, les parois semblent gémir à l’unisson et soudainement, le faux-plafond cède sous son poids dans un fracas sonore. Juste devant la boutique de jeu vidéo squatté par ses racketteurs, elle se vautre admirablement, suivie par une pluie de débris métallique, d’immondices et de bouts de plâtre moisi.

Aouch…

Un soupir agacé lui échappe. Hazel, avec elle, tente bon gré mal gré de dompter cette conversation en adoucissant les angles. Mais des informations qui les ont conduits ici, auprès de ce petit groupe d'abrutis, sont visiblement surtout une belle impasse. Ces types ont réussi à leur soutirer quelques denrées dont elles ont besoin pour passer l'hiver avec le reste du groupe, tout ça pour du vent. Ils les embobinent, leur parlent de tout, de rien, surtout de rien, et la patience d'Ana-Lucia est malheureusement aussi une denrée plutôt rare par les temps qui courent.

Un mot supplémentaire pour Hazel, qu'on prend un peu trop pour une belle poire à son goût, l'hispanique s'approche d'un pas menaçant. Elle n'est pas bien grande, mais ses cicatrices visibles, ses tenues noires et son regard intransigeant font toujours leur effet sur des personnes plus jeunes. Elle a des airs de matrone à qui on ne dit pas "non" impunément. Et c'est exactement ce qu'il va se passer. Bon. Tu me parles, à moi. Pas à elle, annonce-t-elle d'un timbre sifflant, pire qu'un serpent, alors qu'elle en saisit un par le col. Les autres se tendent de plus belle, hors de question de se laisser faire.

En revanche, Ana a les yeux rivés sur celui qu'elle saisit et qui referme ses mains sur son poignet fin, alors qu'elle a la poigne portée à son kukri : Ma question est claire, je veux une réponse claire ou alors tu me rends ce que nous venons de te donner pour cet échange, et un peu plus, d'ailleurs. La perte de temps vaut son pesant d'or à son sens. Elle pourrait bien leur tirer quelques affaires dans le lot des frusques qu'ils ont dérobées à d'autres. Ma patience a des limites, tu n'as aucune envie de voir quand je perds mes nerfs, lui annonce-t-elle froidement, son regard se fait si sombre que sa pupille n'est plus qu'une orbe noire.

Ils n'ont ni le temps de trembler, ni de les chasser. Le gémissement sinistre du métal au-dessus d'eux les fige soudainement tous, et un grand fracas vient interrompre cette configuration étrange. Là, au sol, enrobé dans sa tenue en fer, une jeune fille vient de faire une belle chute du plafond. L'incompréhension les saisit tous : Qu'est-ce que...? Ana en est à resserrer sa main sur sa prise, même si tous les regards sont tournés vers l'ange brun tombé du ciel... Mais qu'est-ce qu'il se passe ici ?

Bon, je sers à rien. Quelle surprise… J’aurais pas dû accompagner Ana… J’essaie tant bien que mal de réussir à avoir les infos dont on a besoin, je ne veux pas les braquer donc je les écoute. Sauf que ça mène nulle part.

- Oui, mais… Pas le temps de terminer pour essayer de ramener la conversation sur le bon sujet… En fait, le type ne m’écoute même pas et continue de parler.

Je désespère un peu, mais j’ai vraiment peur d’être trop impatiente. De tout gâcher et de rater l’occasion d’avoir ne serait-ce qu’une info utile pour retrouver mon frère et les autres. Je suis certaine qu’Ana m’en voudrait à mort. Elle doit déjà me trouver nulle à chier avec ces types… Elle va préférer partir, c’est obligé. Je suis juste un boulet à sa cheville…

Je sursaute d’ailleurs quand elle bouge et s’approche vivement des autres. Elle a perdu patience. Je retiens mon souffle, m’en veut qu’on en soit arrivé là à cause de moi. Du coup, je reste silencieuse quand elle leur dit de lui parler à elle et qu’à elle. J’ai peur aussi que ces gens lui fassent du mal, puisqu’elle a la main sur son kukri. Instinctivement, je pose la main sur mon pistolet. Je ne peux pas la perdre. Pas elle aussi. Elle est ma famille maintenant. Même si c’est peut-être pas réciproque de son côté…

Tout est coupé court alors qu’un bruit métallique se fait entendre, suivi de poussière de gypse, d’une tombée de débris et d’un bruit sourd. J’ai fermé les yeux, j’ai honte de le réaliser, mais je me suis un peu recroquevillée sur moi-même en ayant peur de me prendre quelque chose sur la tête. J’ouvre vite les yeux et découvre quelqu’un au sol.

Sans réfléchir, je me penche pour poser une main sur son bras, inquiète de son état.

- Est-ce que ça va ? Est-ce que tu t’es blessée ?!

La pauvre ! La chute a dû être rude ! On pourra toujours voir après, pourquoi elle se trouvait dans les conduits au-dessus de nous, mais avant elle a peut-être besoin d’aide !

Aïe, aïe, aïe. La chute a été rude et l’intégralité de son squelette la fait souffrir. Le bon côté des choses, c’est qu’elle ne s’est pas cogné la tête. Le revers de la médaille, c’est que c’est l’un de ses genoux qui a absorbé le premier choc. Elle a l’impression qu’il a triplé de volume et sa jambe a décidé de faire grève pour l’instant. La poussière moisie lui irrite les narines, une quinte de toux l’ébranle douloureusement tandis qu’on se penche sur elle. Une voix douce, bien plus sympathique de ce à quoi elle se serait attendue.

- Ouais, ouais, ça va… j’fais qu’passer, pardon pour l’dérangement, ironise-t-elle en crachotant.

Elle se redresse tant bien que mal, non sans un regard pour la sollicitude de l’inconnue, et découvre une scène… surprenante. Les gus qui l’ont rackettée la fixent avec des yeux ronds, l’un d’eux est d’ailleurs chopé au col par une nana qui a les prunelles de Medusa. Ok, ni elle, ni celle qui lui a adressé la parole n’étaient là tout à l’heure. Ça aurait été une bête de diversion, si l’Islandaise ne s’était pas viandée de la sorte. Un coup d’œil au-dessus sa tête lui permit d’admirer le trou qu’elle a laissé dans le plafond. Oupsi.

- Bon, euh…, elle tente un pas en avant mais boite, son genou a vraiment pris cher, j’veux pas vous déranger dans vos… affaires, la jeune femme tente de paraître détachée, mais son cœur bat à 3000 – jouer avec le feu avec les monstres, pas de souci ! Mais avec les vivants…, du coup moi j’vais juste…

Elle ne termine pas sa phrase et se jette en avant. L’objectif reste le même : choper ses affaires, déguerpir. Le problème, c’est qu’elle est bien plus loin que là où son plan initial était supposé l’amener, et que sa patte folle ne lui obéit pas aussi bien que prévu. Trop lente, elle trébuche, retrouve l’équilibre in extremis mais se fait choper à la taille par l’une des trois crapules. Merde.

- Lâche-moi, putain !

Rien à faire, il a plus de force qu’elle et par-dessus le marché, il lui plaque une main sur la bouche. Ces deux emmerdeuses viennent déjà pourrir leur business, ils ne vont pas laisser une gamine faire un raffut qui a faire fuir les bonnes affaires – ou attirer trop de curieux. Isalín se débat et plante ses ongles dans ses mains, mais ça ne change rien.

- Bon aller, tu lâches notre pote déjà, qu’il crache à la plus vindicative des deux femmes, et j’évite de l’emplâtrer dans un autre mur.

Hazel est évidemment la première à s'inquiéter pour la gamine tombée du plafond. L'avantage sans doute, c'est que le statu-quo lui donne l'initiative pour saisir son kukri et le sortir de son fourreau. L'instant d'après, celui-ci ne menace pas encore, mais elle n'a pas lâché le col de sa cible, et la situation en est encore à évoluer entre eux tous. Quand la gosse se fait attraper après une tentative d'une lenteur accablante par l'un des négociateurs, l'hispanique en est encore à lancer un regard impassible à l'assemblée. La menace passe. Un silence aussi.

Vraiment ? Fait-elle en fronçant les sourcils. Donne-t-elle l'impression d'en avoir quelque chose à faire de cette morveuse ? Elle ne la connait même pas. Ils peuvent bien lui retourner la peau du visage si ça leur chante qu'elle ne retiendra pas le bâillement que ça lui inspirera. Très bien, va-y, amuse-toi, articule-t-elle sans une once d'hésitation. Comme dit, ça n'est pas son problème. Elle se doute qu'Hazel n'en sera pas rendue au même point : sa belle-sœur est tendre, un peu trop en comparaison d'Ana qui est tout son extrême inverse. C'est ennuyeux mais bon...

C'est comme ça.

Je ne connais pas cette gamine, et pour peu que ça m'intéresse, tu peux bien en faire ce que tu veux, grogne-t-elle alors en venant poser le bout de la lame de son kukri directement sur l'entrejambe de sa prise, qui a un sursaut de circonstance : Mais pour le temps que vous me faites perdre, on a qu'à dire que je vais vous couper une couille chacun, en compensation, suggère-t-elle soudainement avant d'offrir un grand sourire carnassier à celui qui se retrouve vite avec un col un peu plus serré entre ses mains, et bientôt un pantalon qui lui glisse jusqu'aux chevilles : Oh putain... articule-t-il en sentant le froid de la lame sur sa cuisse : On est obligé de commencer par les miennes ? Demande-t-il d'une voix tremblante, des fois qu'Ana se décide à choisir un de ses copains. Tu ferais mieux de ne pas bouger, je suis assez maladroite, et j'ai peur d'en couper deux au lieu d'une seule, suggère-t-elle juste.

La jeune femme se relève et me dit que tout va bien, malgré sa chute. La pauvre, j’ai du mal à y croire, elle s’est fait mal c’est certain, mais… elle est peut-être gênée de l’avouer après cette entrée… fracassante. Tout ça, ça se confirme quand je la vois essayer de faire un pas. Je me pince les lèvres, je ne veux pas être agaçante, mais clairement elle a mal. Je ne peux l’ignorer quand même…

Je fais un petit pas pour m’approcher un peu et lui proposer de sortir pour qu’elle s’assoie plus loin à l’écart de ces types, mais elle fonce vers l’avant sans que je ne voie rien venir.

- Mais at…

Elle essaie de les voler ?! Je suis foncièrement déçue de découvrir ça, mais c’est ma faute. Je suis trop naïve et je me dis toujours que les gens sont meilleurs qu’ils ne le sont. Est-ce que pour autant elle n’a pas droit à des soins ? À un peu d’aide ? Au contraire j’ai envie de dire, surtout maintenant qu’un des types l’attrapé et la retient contre son gré.

En même temps, Ana est passé à l’action. Elle menace de couper des bouts à ceux présents et déjà un pantalon glisse au sol.

- Mais je… Attendez… mais…

Qu’est-ce que je peux faire ? La situation m’échappe complètement. Ma belle-sœur dit qu’elle se fiche de la nouvelle arrivée, qu’ils peuvent bien lui faire ce qu’ils veulent et je ne peux simplement pas y croire. Je n’ai pas envie non plus que notre conversation finisse en ablation…

- Est-ce que vous pourriez nous donner de v-vraies informations ? Parce que jusqu’ici… vous nous faites tourner en rond. Sinon… Elle va vraiment s’en prendre à vous. Ana-Lucia, je l’admire pour ça. Elle sait se débrouiller et s’imposer. J’aimerais vraiment être un peu plus comme ça… mais je suis moi. Puis… vous pourriez la lâcher, elle s’est visiblement blessée en tombant, vous avez déjà le dessus non ? On pourrait juste parler ?

Je parle sans doute dans le vide. Je ne suis pas éloquente moi, mais je ne peux pas rester silencieuse pour autant. Je m’en voudrais trop… J’espère juste que le jeu va se calmer, je ne veux pas blesser personne pour protéger Ana ou… la jeune tombée du plafond. Pire encore ? J’espère que je n’aurai pas à me défendre d’elle…

Mais dans quoi elle s’est fourrée…

Sur le coup, Isalín pense que ce n’est pas une bonne chose que l’autre femme réfute direct qu’elles soient ensembles – disons que l’Islandaise n’a pas trop envie que les racketteurs fassent « ce qu’ils veulent ». Mais en fait, ça semble les prendre de court. Ils hésitent, ça laisse le temps à un pantalon de se faire tomber jusqu’aux chevilles et à une lame de rafraîchir une couille ou deux. Merci pour la vision, mais en terme de diversion, on ne fait pas mieux.

Même le type qui la retient a un moment de flottement, qui passe de la foldingue aux kukri à sa complice toute gentille. Good cop, bad cop. Isalín, elle, saisit l’occasion pour écraser son talon sur le pied de son geôlier. La surprise fait son office, il laisse échapper un grognement et surtout, il desserre sa prise. Là, ni une ni deux, elle plante ses dents dans la main qui lui obstrue la bouche. Elle maintient la pression suffisamment longtemps pour faire hurler le bonhomme, puis elle se dégage d’un coup de coude et prend vivement ses distances.

Bilan : elle est libre, mais il y a toujours des glandus entre elle et ses affaires. Son genou lui fait toujours mal et la seule raison pour laquelle aucun des jeunes voyous ne la poursuit, c’est parce qu’un de leur pote est toujours à un rien de devenir castra. Bien obligée, l’Islandaise se range donc aux côtés du good cop. Si elle ne connait même pas leurs noms, force est de constater qu’elle n’aura pas d’autres options pour récupérer son sac.

- Vous feriez mieux d’leur donner leurs infos oui ! … et d’me rendre mes affaires !

Est-ce que ça suffirait ? Isalín jette un bref regard à sa voisine, accompagné d’un haussement d’épaule qui dit quelque chose comme « bon bah aller, yolo ! ». Elle ne songe même pas à sortir l’arme lacée par sa ceinture – même avec trois balles, elle pourrait faire illusion. La jeune femme croise plutôt les bras, ajoutant d’un air bouffi d’insolence :

- J’viens d’un groupe où on coupe pas qu’des kikis, on coupe les têtes carrément ! Donc j’peux r’partir d’ici avec toutes mes affaires, ou j’peux revenir avec des fous d’la hache.
- Mais ta gueule la merdeuse, rugit le type qui se masse encore la main, on a déjà troqué la moitié de tes trucs ! Nous fais pas chier. Et vous deux, on vous a déjà dit c’qu’on sait ! Et nous aussi on peut appeler des potes !

Bluff ou pas bluff ?