2 février 2022, Port Angeles

Les nuits suivant le départ des pirates avaient été agitées, difficiles. Je ne cessais de me réveiller en sursaut, persuadée qu’ils étaient de retour à Port Angeles, ou quand le froid m’assaillait tellement que mon duvet ne faisait plus barrage, jusqu’à sombrer de nouveau d’épuisement. L’électricité rétablit grâce au générateur électrique qui ronronnait en fond, nous nous pressions tous dans la salle de contrôle débarrassée plus tôt des rats, avec la toiture qui tenait encore bon.

Ce matin-là, tout le monde s’était dispersé. Certains étaient partis pour se ravitailler à l’extérieur pendant que d’autres se souciaient de rendre le poste de garde-côte plus habitable. Nous étions restées seules, Alice et moi, à surveiller les mouvements sur le radar maritime fraîchement remis en état. « C’est toujours la même chose ? » La mine soucieuse de mon amie m’indiquait que nous n’avions pas fait de nouvelles avancées foudroyantes. « Tu crois que ça veut dire quoi ? Que le temps soit trop mauvais pour qu’on puisse y voir quoi que ce soit ou… juste qu’ils ne se déplacent pas ? Après tout, si le temps laisse à désirer pour le radar maritime, c’est le cas pour eux aussi, non ? » Je lui posai dix milles questions, dans le vague espoir de me rassurer. Je finis par me lever pour lui déposer un thermos à côté du clavier de l’ordinateur. « C’est du thé à la menthe. » Je pris le mien entre mes mains pour tenter de me réchauffer un peu, mon plaid jeté sur mes épaules comme une cape. Fixer trop longuement les mouvements du radar finissait toujours par m’angoisser, alors je préférais plutôt m’atteler à la réparation de mon drone, bien contente d’avoir pu le récupérer après qu’ils aient posé leurs sales pattes dessus. Ils n’utiliseraient plus mes propres armes contre moi désormais.

Je glissai un de mes écouteurs dans mes oreilles, fredonnant un peu. C’était une habitude que j’avais rapidement retrouvé pour tenter de me tranquilliser. Mon épisode de crise d’angoisse, quand Alice nous avait prévenu de l’approche des pirates, me faisait encore un peu honte. Les paroles de Tiago me revenaient constamment en mémoire. Sois une victime et ils te percevront comme telle. Mais ça lui allait bien de dire ça, lui qui s’était empressé de déserter à la première occasion… « Tu crois que les autres vont bien ? »

Alice s’était faite plus renfermée et taciturne, ces derniers mois. Elle avait l’impression que quand elle remontait la pente, l’univers la mettait à genoux à nouveau, pour tester combien de temps elle mettrait à se relever, cette fois-ci. Elle le faisait toujours, mais le poids lui semblait de plus en plus lourd, presque insupportable, comme s’il l’étouffait. Assaillie par la peur et les cauchemars, elle peinait à sortir de son apathie. Ruby, elle, lui donnait l’impression d’avoir pris sa place et de faire la conversation pour elles deux – même si celle qu’elle considérait maintenant comme une amie n’avait jamais vraiment été avare de paroles, une fois la froideur due aux circonstances de leur rencontre estompée du moins.

Ruby s’agitait d’ailleurs non loin d’elle, point fixe devant le radar, immobile au point qu’il était facile de se demander si elle s’était endormie malgré elle. Ça lui arrivait assez fréquemment, dernièrement, sans jamais durer bien longtemps, Alice fuyant autant le sommeil que lui la fuyait. Elle était pourtant bien alerte, plutôt morose devant le radar. Elle releva lentement la tête vers Ruby à sa question, se contentant d’un simple hochement. « Pas de mouvement. » Ou aucun mouvement perceptible. Le temps était quand même peu favorable à la navigation, mais elle ne pouvait réfréner son inquiétude. « Même un marin chevronné aurait du mal à naviguer, par un temps pareil. Et il leur faudrait un équipage conséquent, pour réussir à manœuvrer en prenant les intempéries en compte. Une manipulation qui peut aisément se faire seule par beau temps demandera une voire deux personnes de plus, quand ce n’est pas le cas. »

Elle s’arrêta un instant, hésitant à poursuivre. Elle ne voulait pas donner de faux espoirs à Ruby, ne voulait pas en ressentir elle-même. « On peut… On peut supposer qu’ils ont été forcés de rester hors des eaux. Pour le moment. Même s’ils étaient assez, s’ils ont réussi à voler d’autres navires, on peut aisément parier qu’ils n’ont pas l’équipage nécessaire à tous les faire fonctionner, et que, s’ils doivent se séparer, ils ne peuvent pas se permettre de trop le faire. » Peut-être que certains étaient déjà loin, avant que le temps ne se gâte, et qu’ils ne pouvaient pas les rejoindre. C’était probablement l’issue la plus favorable pour eux.

Fixant cette fois Ruby, elle lui adressa un léger sourire qui ne montait pas jusqu’à ses yeux, en saisissant le thermos. Le froid la glaçait jusqu’aux os mais il la gardait paradoxalement alerte. Elle huma pourtant l’odeur délicieuse qui s’échappait du thermos alors qu’elle l’ouvrait, sans boire pour autant. « Merci. » Jetant un regard au drone, légèrement envieuse alors qu’elle avait perdu bien des choses aux mains des pirates, elle réprima cette bouffée d’envie alors que Ruby avait besoin de ça plus qu’elle. Elle ressentait malgré tout un léger soulagement à la voir ainsi : leur victoire était mince mais elle semblait avoir un peu redonné espoir à Ruby. Et c’était inestimable. « Je peux t’aider ? » Elle s’y connaissait moins qu’elle, mais ses quelques bases pourraient peut-être s’avérer utiles. Et elle pouvait, au moins, lui transmettre les pièces nécessaires. Le radar se ferait de toute façon entendre, s’il y avait un quelconque changement.

Se levant, resserrant la couverture qu’elle avait manqué de faire tomber autour de ses épaules, elle regarda d’un œil distrait la pièce, dénuée de presque tout, avant de poser des yeux surpris sur Ruby, hésitant à demander de qui elle parlait. Moon, Tony et Salem n’étaient pas loin et reviendraient normalement bien vite. Quant aux autres… « Ils sont utiles aux pirates, ils ne sont pas restés pour leur donner l’occasion de s’en prendre à eux. Kira et Ace… Ils sont intelligents, pour avoir survécu jusqu’à maintenant. Ils savent faire profil bas. Lennox ne fera rien qui ne lui permettrait pas de retrouver ses enfants. » Elle l’espérait, en tout cas. Elle ne le connaissait pas si bien, mais même si elle ne comprenait pas qu’il soit resté là-bas, elle ne le pensait pas agir impulsivement.

« Tu as sûrement raison. » J’essayais de lui sourire en réponse, mais le cœur n’y était pas vraiment. « C’est toi l’experte, après tout. » Malgré les paroles très sensées de la navigatrice, je ne pouvais pas m’empêcher de craindre le retour des pirates. Ce sentiment d’insécurité ne me quittait jamais vraiment. Mes compagnons avaient beau se faire rassurants, rien n’y faisait et le sommeil me fuyait. Ma seule consolation était de constater que je n’étais pas la seule dans ce cas-là. « Toi aussi, tu as du mal à dormir ? »

Je m’occupais les mains pour m’éviter de penser à ce qui pouvait nous tomber dessus à l’improviste. Nous y avions déjà échappé belle, quelques jours à peine auparavant. « Ils sont nombreux, on a déjà pu le constater. Alors s’ils ont plusieurs navires… » Je ne préférais même pas songer à ce qu’ils seraient capables de nous faire subir. Une crainte sourde germait à nouveau au creux de mon ventre rien que d’y penser. Les théories d’Alice étaient loin de me tranquilliser.

« Hm ? » Je compris avec un temps de retard qu’elle me proposait de m’aider à réparer mon drone. « Ah, ça… » Je lui tendis timidement sa carcasse, le regard dans le vague. « Il faut le démonter et remplacer les pièces endommagées. Il n’y a rien d’autres à faire, ma balle a complètement traversé. » Au moins, le drone ne s’était pas écrasé au sol. Le pire avait été évité. Avoir pu récupérer cette vidéo était une petite victoire.

Je baissai le regard, alors qu’elle tentait de me rassurer sans grande conviction. « Je parlais de Kaycee et Tiago. Ça fait longtemps que nous n’avons pas eu de nouvelles… même si Luna a fini par revenir, elle l’a fait seule. » Et elle ne savait pas grand-chose de leurs projets, au final. « Pour Roman et Joaquin, je ne me fais pas beaucoup d’illusions… et pour ceux restés dans la baie, ils nous rejoindront bientôt. » Alors nous pourrions sans doute dire que nous étions « au complet », n’est-ce pas ? J’avais arrêté de me bercer de faux espoirs depuis longtemps. Roman et Joaquin ne reviendraient pas. Kaycee et Tiago peut-être pas non plus…

Un signal strident m’extirpa de mes pensées noires. Je relevai la tête pour river mon regard à l’écran du radar maritime. « Ce sont eux ?! » Je me levai si vivement que je renversai mon thermos de thé au passage, quittant aussitôt le couvert de mon duvet pour m’installer devant l’ordinateur. « Alice, viens voir ! » L'empressai-je aussitôt. Je lui désignai sur l’écran plusieurs points lumineux. « C-combien sont-ils ?! » Bégayai-je, abasourdie. Je comptais peut-être quatre, ou même cinq, signaux resserrés au même endroit. Je pris mon carnet pour en noter rapidement les positions. « Le signal se brouille rapidement ensuite, sans doute parce qu’il atteint la côte voisine alors, ça veut dire… » J’écarquillai les yeux, sous le choc. C’était réel. Il y avait des signes de vie au large de l’île de Vancouver.

Elle était tentée de lui rétorquer qu’elle avait toujours raison, mais elle ne ressentait pas la légèreté nécessaire à une telle vantardise. Et pour causer : elles étaient toutes les deux anxieuses et l’humour ne suffirait pas à changer cela. « Quand j’étais garde-côte et qu’on cherchait des bateaux qui sillonnaient illégalement les eaux… On abandonnait la recherche en cas de mauvais temps prévu, parce que même si les concernés persistaient, soit ils finiraient par heurter des récifs ou par voir leur navire trop endommagé, soit on les retrouverait dès que le temps se lèverait. Sauf exception, ça ne faisait pas partie des prises de risques acceptables. » Alors maintenant, avec un entretien des bateaux plus que complexe ? Il était encore moins probable de se sortir d’une tempête si on ne pouvait pas accoster très rapidement. Elle grimaça alors que Ruby soulignait la possibilité qu’ils aient plusieurs navires… « C’est des navigateurs chevronnés qu’il leur faudrait… Même s’ils en ont quelques-uns, ça ne peut pas suffire. » En tout cas, elle l’espérait fortement. Elle espérait surtout qu’ils ne considèrent pas tous ces gens contraints ou non d’être à leurs côtés comme sacrifiables. Même si elle tentait de s’en convaincre depuis la soirée sur la péniche. « Mes rêves sont aussi calmes que la mer pendant la tempête… » Elle préférait ne pas dormir. Il lui arrivait même de mâcher des feuilles de menthe ou de jasmin, pour ne pas céder à l’appel du sommeil, bien qu’elle n’en ait parlé à personne.

Saisissant le drone, elle ne put retenir une grimace contrite. Il n’avait qu’à le regarder pour comprendre qu’essayer de sauver ses composants était peine perdue. Mais elle préférait tout de même le savoir détruit qu’entre leurs mains. Elle déplorait simplement qu’ils n’y aient pas vu Roman, sur la vidéo… Il s’agissait d’un élément de plus pour étayer sa conviction qu’il était mort. « Tu le connais, ce Hayden ? » Elle pas plus que ça. « Oh… Tu sais, Tiago est pire que des mauvaises herbes. On le déracinerait qu’il trouverait le moyen d’en développer de nouvelles, sorties de nulle part. » Jusqu’à que quelque chose ne l’attrape, mais à son avis, cela prendrait du temps. « On le reverra quand il aura réalisé qu’on lui manque trop, et qu’il est en sécurité. » Ou peut-être pas, mais ça lui paraissait peu probable de ne jamais le revoir. « Je… J’essaye de me convaincre qu’ils sont tous morts, depuis ce jour-là. Parce que ce serait le moins pénible à endurer, pour eux. J’y arrive, la plupart du temps. Mais parfois, une petite voix sournoise me glisse qu’ils sont encore en vie, et qu’on doit les sortir de là… » Pendant la nuit, souvent. Et la plupart du temps, les cauchemars revenaient l’assaillir. « C’est pour ça que je ne dors pas… » Pas vraiment.

Elle sursauta en même temps que le signal strident retentissait, heurtant sa main contre la table métallique sans y prêter grandement attention – même si elle serait quitte pour avoir un beau bleu. Merde ! Ils déjouaient toutes ses estimations, ils étaient sur l’eau ?! Non, c’était pas possible. Se précipitant aux côtés de Ruby, elle regarda l’écran soudain agité, perplexe. Inquiète aussi. « C’est pas… Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils iraient faire là ? » Rien ne les y attendait, là-bas. Même si l’île pouvait être auto-suffisante, et inaccessible hormis par la mer, c’était… improbable. « Qu’est-ce qu’ils y font ? » Ruby n’en avait pas la réponse, mais Alice la dévisageait, comme si elle pouvait le lui dire. Elle se refusait à penser que qui que ce soit d’autre puisse s’ y trouver.

J’écoutai attentivement Alice m’expliquer comment les choses se déroulaient du temps où elle était garde-côte. Son pragmatisme parvenait à apaiser mes craintes les plus irrationnelles. Les pirates ne nous attaqueraient pas ce soir, et sûrement pas demain non plus. « Je vais commencer à aimer le chant de la pluie… Je crois… » Je me bricolai un sourire, sans oser croiser son regard plus d’une demi-seconde. J’avais encore la boule au ventre rien qu’à songer qu’ils avaient été si proches…

Je m’occupais les mains pour éviter de songer à ce qui pourrait encore nous arriver. Au moins, je pouvais réparer mes drones quand ils les endommageaient. Une part de moi aurait voulu être une simple machine à leur image. Il aurait simplement fallu me démonter et remplacer quelques pièces pour que je fonctionne de nouveau correctement. Malheureusement, rester humain était bien plus complexe. Parfois, je me demandais s’ils n’avaient pas simplement oublié de l’être, et si je ne pourrais pas faire comme eux. Eteindre mes pensées. Faire comme si les événements sur la péniche ne s’étaient jamais produits. « Je voudrais que mon cerveau ne soit qu’une foutue carte-mère de drone sur laquelle il suffirait de prendre la sauvegarde avant novembre 2022 pour que le tour soit joué. » Lâchai-je avec frustration, avant de délaisser la carcasse de mon jouet technologique dans un soupir las.

Alice m’extirpa de mes pensées sombres en me posant des questions sur Hayden. « Je le connais très mal, il me faisait un peu peur. Il est arrivé chez ceux de la distillerie quelques mois à peine avant mon départ. Il élevait des abeilles, je crois… et il venait du groupe de Kaycee. » J’aurais été incapable de lui dire s’il serait du genre à trahir les siens, ou s’il s’agissait d’un coup de poker. On n’avait tellement peu de nouvelles de la baie qu’il avait bien pu aussi finir otage à son tour. Parler de Tiago ne m’aidait pas davantage à relativiser. « Je ne sais pas pourquoi je m’inquiète pour ce connard, vu comment il m’a parlé avant de s’enfuir à la première occasion… » Je n’étais pas prête de lui pardonner.

Je serrai doucement les mains d’Alice dans les miennes quand elle me partagea ses doutes et ses craintes. « Honnêtement, je ne sais pas s’il ne vaudrait pas mieux qu’ils soient morts… Je n’ose même pas imaginer ce qu’ils leur font – ou on fait – subir là-bas. » Et mon estomac se tordait atrocement rien que d’y songer. Le petit aperçu que les pirates nous avaient laissé sur la péniche pouvaient nous faire craindre le pire. « C’est ce qu’ils veulent. Que l’on redoute ce qu’ils leur feront subir si nous n’obéissons pas. Je sais que c’est terrible, Alice, mais… je préfère les considérer morts, sinon je ne serais pas capable d’avancer. » Et j’avais besoin de continuer à avancer.

Mais dès que le signal retentit, je bondis comme un beau diable pour river mon regard à l’écran du radar maritime. Ce que j’entrevis sur celui-ci était incompréhensible. « On parle de quatre ou cinq navires au large de Victoria. Ils… ne se déplacent pas au-delà de la côte, certainement à cause du temps. » Commentai-je avec un débit rapide. « Ils auraient réellement autant de navires ? On dirait qu’ils habitent là-bas. Tu… tu crois vraiment que ce sont eux ? Et si… Victoria n’était pas tombée aux mains des pirates, justement parce qu’ils ont une flotte suffisamment conséquente ? » Je n’osais pas imaginer un seul instant que ma famille puisse être mêlée à ces ordures. Une part de moi s’y refusait catégoriquement. Mieux valait peut-être qu’ils soient tous morts à ce moment-là.

Elle s’efforça de sourire doucement à Ruby. « Tu sais, par chez moi, on dit que la pluie porte bonheur. Parce qu’elle signifie que le calme revient après la tempête, et que les flots peuvent enfin être apaisés. » Elle était bien consciente que ça n’avait pas beaucoup de sens, maintenant qu’elle n’était plus une enfant, mais elle aimait quand même cette idée. Si elle suivait des yeux les gestes de Ruby, elle gardait le silence, consciente qu’elle avait besoin de laisser Ruby collecter ses pensées, décider quand elle voudrait parler ou non. Elle faisait ce qu’elle pouvait pour ne pas la laisser céder à ses angoisses – alors qu’elle les partageait – mais elle ne voulait pas non plus la souler de paroles comme elle savait si bien le faire, pour noyer leur inquiétude derrière des babillages.

Elle ne put retenir une grimace, pourtant, alors que Ruby s’échinait sur son drone, prononçant une phrase qu’Alice n’avait que trop pensé, dernièrement, mais bien avant aussi. Et pourtant… Était-ce réellement la solution, d’oublier ? Elle savait que c’était la facilité, mais est-ce que ça n’enlèverait pas tout le reste ? L’importance des bons moments, qui devaient contrebalancer les moins bons ? Rien n’en était moins sûr, actuellement alors qu’ils semblaient si difficiles à surmonter. « Si j’avais le moyen de le faire, je le ferai pour toi à la seconde. » Même si ça ne pouvait sûrement pas la réconforter. « Mais on est ensemble pour surmonter tout ça. » Bien plus qu’avant. Elle essayait en tout cas de l’y aider – de tous les y aider.

« Tu connaissais déjà Kaycee ? » Elle ne pensait pas que ça remontait à aussi loin, entre elles – mais elle sautait peut-être aux conclusions, cela dit. « On devrait les prévenir qu’on l’a vu. » Si ce n’était pas déjà fait. De toute façon, les autres devaient être mis au courant que les pirates rôdaient non loin, ils apprendraient ça en même temps. Elle la dévisagea un instant, alors qu’elle déversait son fiel à l’encontre de Tiago. « C’est un connard mais… Il n’a pas quitté Kaycee quand elle s’occupait de toi, pas quitté ton chevet, hormis quand on le relayait. » Peut-être était-ce dérisoire en ce moment, mais il avait veillé à son rétablissement, à sa sécurité, à ce qu’elle ne se blesse pas elle-même. Alors même si Alice ne savait pas la teneur de leurs échanges, ça devait sûrement compter, non ? Même s’il l’agaçait la plupart du temps, elle essayait de lui reconnaître ça – et de faire en sorte que Ruby le reconnaisse.

Mais au final, c’était peut-être bien Ruby qui lui apportait le réconfort dont elle avait besoin, ou qui la guidait vers la raison, alors qu’elle évoquait ses propres convictions quant aux otages. « Je leur souhaite de l’être, plutôt que de subir leur cruauté qui semble ne pas avoir de fin… Plutôt que d’être à leur merci, et totalement démunie. » Elle aurait préféré garder Roman à ses côtés, mais ça n’avait pas été possible, et maintenant, pouvait-elle vraiment faire autre chose que de se convaincre qu’il était mort ? Qu’importe la culpabilité qu’elle ressentirait si c’était réellement le cas. « Moi aussi, je préfère… » Mais elle n’y arrivait pas toujours. « Merci Ruby. » De lui dire les choses aussi franchement, même si beaucoup ne pourraient pas les entendre ou les accepter.

Elle accrocha ses mains à la table sur laquelle se trouvait l’écran, regardant sans y croire les images qui défilaient sous ses yeux. « Ce n’est pas… Ils ne peuvent pas en avoir autant. Et ils ne les garderaient pas au même endroit, s’ils infiltrent différentes communautés pour les mettre à leur service. » Est-ce qu’elle avait raison, en disant ça ? Ne voulait-elle pas juste croire que son île natale était épargnée ? « Ça ne peut pas être eux. » Elle aimerait être sûre que ça ne soit pas eux, mais elle ne pouvait pas l’affirmer. « Est-ce que… Est-ce qu’on devrait vérifier ? » Elle savait très bien ce que ça impliquait pour Ruby, qu’il n’ait pas mis l’île à genoux. Parce que ça voulait dire la même chose pour elle.

« C’est poétique. » Un mince sourire étira mes lèvres, songeur. Peut-être que je parviendrais à mieux dormir cette nuit, bercée par le chant de la pluie, barrière invisible qui me protégeait de mes pires craintes. Cette conversation avec Alice parvenait à m’apaiser un peu. « Je sais. » Lui soufflai-je en retour, quand elle m’assura qu’elle aurait effacé tous ces terribles souvenirs de ma tête si elle avait pu. Et je savais également pouvoir compter sur chacun d’entre eux. Les disparitions de Joaquin et de Roman avaient au moins permis aux survivants de se souder davantage encore, dans un même but commun. Même si certains avaient décidé d’emprunter une voie différente… Je n’en voulais pas à Kaycee et Tiago d’avoir décidé de partir de leur côté. C’étaient les propos de ce dernier, emplis du jugement, qui continuaient à entretenir ma colère. « Tiago a la compassion d’une huitre morte. Ce qu’il m’a sorti alors que je venais à peine de me réveiller… ça ne se dit pas. » Tranchai-je, sans préciser davantage. Je me détendis un peu à la mention de Kaycee. « Elle secondait Kara au troc au No Man’s Land autrefois. Elle était aussi en charge du dispensaire sur place. Kaycee est connue comme le loup blanc et tout le monde lui doit quelque chose. »

Parler du sort des otages était encore moins agréable, mais nécessaire. Je relevai la tête de mon bricolage, aux remerciements d’Alice. « Pourquoi tu me remercies ? » Je me doutais vaguement de ses sentiments sincères pour Roman, sans en connaître la teneur exacte. Entendre qu’ils vaudraient mieux qu’ils soient morts ne m’avait pas fait du bien venant de Kaycee. Alice le prenait avec beaucoup plus de détachement que moi. « Tu l’aimais ? Roman… »

Mais bien vite, le radar maritime s’agita. Les données à l’écran étaient édifiantes, mais difficiles à traduire. Nous ne pouvions qu’émettre des hypothèses sur les événements qui se produisaient en ce moment même sur notre terre natale. « Tu m’as dit qu’ils ne pouvaient pas naviguer avec la pluie, alors ce serait logique qu’ils ne quittent pas le littoral. Ça représente quand même beaucoup de navires. » Lui concédai-je. Elle me proposa d’aller vérifier. L’idée était tentante, mais… « Aller jusqu’à Victoria est déjà un sacré périple en temps normal, alors avec les pirates à nos trousses… il faudrait déjà régler cette question. Attendons de voir si c’est bien eux, même si c’est frustrant d’attendre. » J’aurais voulu partir immédiatement, moi aussi. Je fixai encore un long moment le radar maritime, comme s’il allait pouvoir répondre à toutes mes questions. Après plus d’une heure sans mouvement, je me résignai finalement mais… l’espoir était permis, non ?