J’garde un oeil sur le radar. J’comprends pas toujours c’que j’vois, mais… j’en peux plus d’attendre des nouvelles des autres. Ca m’rend tellement nerveux que ça m’empêche de dormir depuis notre retour de la plateforme. Les Stars veulent pas encore retourner à Crescent Bay. Ils préfèrent rester prudents… Moi j’me ronge le frein à guetter le moindre petit clignotement sur ce putain d’écran.

Assis par terre, le cul sur le duvet en vrac et les jambes ramenées vers moi, j’gratte quelques dessins sur mon petit carnet ; un pirate décapité, cinq couteaux dans le ventre, hurlant dans une mare de sang.

Une partie du groupe est sortie, profite de la journée pour faire un peu de repérage. J’suis seul avec Ruby, vers qui j’lève les yeux quand elle approche. J’crois que j’l’aime bien. Elle est franche, a un fort caractère, un peu comme ma soeur, et a pas trop l'air de m'prendre pour un gamin.

Simple hochement de tête quand elle pose une tasse de thé encore fumante sur le sol à mes côtés, garde la sienne entre ses mains. “Merci.” Le froid est épuisant, malgré nos dix-huit couches de vêtements. “Y’a toujours rien.” sur l’écran. C’est p’t’être la dixième fois que j’lui dis ça en une heure - j’pense que mon inquiétude est cramée.

L’aube s’était levée sur un jour nouveau, mais nous n’avions toujours aucune nouvelle de nos alliés disparus par-delà l’horizon lointain. J’avais eu beau fouiller toutes les cartes, les relevés du radar maritime étaient formels, et les possibilités bien trop nombreuses pour se faire une idée précise de leur sort ou de leur localisation exacte. Cette incertitude mettait mes nerfs à rudes épreuves, mais ce n’était jamais pire que ceux de l’adolescent à mes côtés. Ace ne lâchait du regard l’écran que pour noircir de sombres pensées sur une page vierge.

J’haussai un sourcil appréciateur, en jetant une œillade à sa nouvelle création du moment. « Tu pourrais le dessiner encore plus monstrueux. » Avec un sourire mutin, je me levai pour aller chercher mes propres carnets de dessin que je lui remis ensuite. J’avais eu le double de son âge pour m’entraîner, alors ils étaient encore plus précis dans le tracé, même si je n’avais pas privilégié le réalisme. Je n’avais cessé de dessiner ces derniers mois avec acharnement. Ce qui était, au tout début, de vagues formes noircies d’une main tremblante, s’était peu à peu transformé en véritables démons qui hantaient mes songes. Il était bien le premier à qui je montrais sans pudeur ces dessins. Ils étaient une fenêtre ouverte sur mes pensées les plus sombres, les plus noires, lorsque la haine s’était faite si dévorante que le dessin avait été le seul moyen d’extérioriser ma peine. Et tous ces monstres griffonnés n’avaient pas uniquement l’apparence d’hommes diaboliques… parfois, c’était aussi des formes vaguement plus féminines, vite raturées et inachevées.

Je m’assis en tailleur à côté de lui, mon mug de thé me réchauffant les mains. J’étais toujours engoncée dans mon immense sweat informe et masculin qui me donnait l’impression illusoire que toute cette souffrance couchée sur papier n’avait jamais réellement existé. Mais je commençais enfin à comprendre que je n’étais pas la seule qui vivait dans l’angoisse permanente de ce que ces démons à forme humaine pourraient faire de pire. « Tu crois en eux ? » Lui soufflai-je dans un mince sourire. Je ne voulais pas lui souffler des phrases toutes faites, comme quoi tout irait bien et que ceux de son ancien groupe reviendraient bientôt. Ace avait passé l’âge de se faire consoler comme un enfant. Il avait besoin de croire en leur ténacité.

J’pose mon carnet sur mes cuisses pour prendre avec précaution et à deux mains celui que me confie Ruby. J’suis bien placé pour savoir à quel point c’qu’on peut griffonner est personnel et reflète le fond d’nos pensées - tous ces trucs qu’on veut pas exprimer. Je l’ouvre, scrutant avec une attention assidue les tracés adroits et terriblement expressifs de la blonde. “J’savais pas que tu dessinais.” La voix marquée d’un intérêt nouveau. C’est cool. Et surtout, ça m’prouve qu’elle couve la même envie de vengeance, toute aussi violente. Parfois plus imagée.

Si j’crois en eux ? “Ouais, mais…” J’me pince les lèvres, hésite une seconde, finis par souffler un peu plus bas, “J’crois pas aux miracles.” ou quoi qu’ce soit de divin à vrai dire. Si c’était une petite opération ou un simple contrôle de la part des pirates, on aurait déjà eu des nouvelles. Ils ne seraient pas partis si longtemps, on ne sait où… “Je crois que j’aurais dû rester avec eux.” Après notre retour d’exploration avec Kira. On est rapidement passés par la péniche avant de les abandonner. Au mauvais moment, encore une fois. C'est super frustrant d'pas savoir ce qui s'passe. “La première fois…” que je commence un peu plus timidement sans la regarder, les yeux parcourant avec minutie ses dessins, les formes féminines qui n’ont pas grand chose à faire dans ce massacre ; je ne veux pas réveiller de mauvais souvenirs pour Ruby. “J’aurais déjà dû être là.”

Je marque une pause, tourne lentement la tête vers la blonde, le regard flottant une seconde sur son buste bien couvert avant de grimper avec culpabilité jusqu’au sien. “J’suis désolé. Pour c’qu’ils t’ont fait. Les autres m'ont raconté.” Même si ça sert probablement à rien, et que j’aime pas verser dans l’sentimentalisme. J'peux pas savoir c'que ça fait, d'toute façon, mais j'vois juste à quel point ça l'atteint. J’soupire en tournant une page de son carnet, “J’me sens complètement inutile.”

« Je dessine depuis toujours, ou presque. » Lui soufflai-je doucement en réponse, dans un vague sourire. Je reposai ma joue contre le haut de mes genoux repliés, bras enlacés autour, lançant une œillade curieuse dans sa direction. Partager mon jardin secret avec lui nous rapprochait un peu. J’étais toujours heureuse de découvrir de nouveaux talents qui appréciaient également refaire le monde à leur façon, du bout du crayon.

Ace était bien jeune pour nourrir des pensées déjà si noires, mais le nouveau monde ne faisait pas de cadeaux non plus aux enfants. Par de nombreux aspects, ils étaient plus préparés que nous au pire. Ils avaient grandi avec l’impression que tout ce qu’ils devaient subir était… normal. Et si une certaine candeur transparaissait encore des paroles d’Ace, il était déjà suffisamment adulte pour faire preuve d’un pragmatisme poussé. « Je ne peux pas te promettre que tout ira bien, Ace. On sait tous de quoi les pirates sont capables… et si j’ai fait le choix de partir, ce n’est pas sans raison. Je ne voulais pas que ça recommence, que quelqu’un d’autre subisse ce que nous avons dû subir, qu’il y ait d’autres morts. »

Je plissai les lèvres, à l’entendre exprimer ses regrets. « J’aurais préféré ne pas être là. » Les miens étaient bien différents. « Ils ont pris tout ce qu’ils pouvaient. Ils ont fait des exemples. Ils se sont amusés… » Soufflai-je avec amertume. « Tu n’aurais rien pu faire pour Daniel, Thaïs ou même pour moi. Tu aurais été comme les autres, impuissant à détailler la scène, ou mort d’une balle dans la tête. » Je ne lui cachai rien de la réalité crasse. Ses regrets n’avaient pas lieu d’être pour moi.

Je me renfrognai un peu quand il porta son regard vers ma poitrine mutilée, pourtant bien cachée derrière mes genoux relevés. « J’aurais préféré que personne ne soit là pour témoigner de ça. Non… J’aurais préféré que ça n’arrive pas, évidemment mais… c’est seulement trop dur de maintenir leur regard. » Je cillai pour chasser l’humidité qui recouvrait mes yeux d’un léger voile, détournant la tête. « Ils n’auraient même pas dû t’en parler. Je suis sûre que tu te demandes maintenant à quel point c’était horrible à regarder. » Son regard avait déjà changé. Peu importe où j’irais me réfugier, au final, je ne pourrais pas y réchapper. Et ça m’attristait. « Je voudrais tellement pouvoir tout effacer. »

“J’sais.” Qu’elle peut rien m’promettre. J’lui demande pas ça. Ce s’rait puéril d’ma part de penser que tout ira bien simplement parce qu’on me le dit. Et j’soupire, “J’comprends.” Le choix de partir. De se préserver. Même si ça m’arrange pas, moi qu’aimerais être là pour les protéger.

Le reste, je n’aime pas tellement l’entendre. Dans un coin de mon imagination, j’aurais pu tous les gérer. Tous les buter. Le couteau dans la trachée de l’un, l’orbite de l’autre, j’aurais fini leur chef d’un tir de fusil à bout portant. Mais bien sûr ça s’passe jamais comme on aime l’imaginer. Et j’oublie pas que Thaïs était présente. Si elle a pas sû les gérer…

J’me ronge le frein, m’pince les lèvres en tournant doucement les pages de son carnet. Les représentations de mort, de sang nourrissent mes fantasmes. Mais c’est rien de plus pour l’instant.

Quand mon regard s’échappe brièvement vers sa poitrine, j’capte le sien et comprends que j’aurais du m’abstenir de regarder. Ruby est blessée, pas que dans son corps. C’est… j’sais pas, comme si j’venais de l’insulter.

J’reporte mon attention sur les dessins mais elle reprend la parole et j’aime pas c’que j’devine dans sa voix. Ca m’fout la rage… qu’ils se soient permis tout ça. “Nan.” J’me demande pas à quel point c’est horrible. J’relève le nez mais j’peine à capter son regard fuyant. Alors j’me mordille les lèvres, hésite. J’me suis jamais retrouvé dans cette situation. A vouloir rassurer quelqu’un… sur un truc aussi important.

"Tout l'monde a des cicatrices maint'nant. Moi aussi. Y'en a même qui sont bien crades." fais-je doucement en m'efforçant un sourire aussitôt évanoui, quand j'comprends que c'est pas tout à fait la même chose. "J'trouve pas ça dégueu. Bon après… j'saurais pas comparer. J'ai jamais vu de… enfin… en vrai j'veux dire…" on va pas finir cette phrase, hein. Tout c'que j'pourrais dire sera retenu contre moi. J’me détourne à nouveau, gêné, "Tu pourrais faire un tatouage, si tu trouves ça moche. Un truc badass, t'sais." En reprenant mon carnet pour le lui tendre, comme un échange de bons procédés. “J’ai pas mal de croquis d’idées si tu veux… y réfléchir.”

J’étais soulagée qu’il comprenne. Ace – tout comme Lenny – avaient eu de nombreuses réticences à nous voir partir de la baie. Ils avaient eu la chance inestimable de ne pas avoir été au mauvais moment au mauvais endroit. Il avait forcément fallu leur raconter ce qu’il s’était passé pour qu’ils puissent accepter notre départ. Heureusement pour eux, si les pirates leur avaient mené la vie dure, ils n’avaient pas fait de nouveaux carnages dans la baie. Ils avaient été relativement épargnés, malgré leur choix de rester en arrière pour aider ceux sur place à tenir le coup.

Je cillai pour chasser le voile humide qui menaçait de faire déborder mes yeux. Je n’arrivais pas à maintenir le regard d’Ace, à l’image de tous ceux qui avaient été présents cette nuit fatidique. Pourtant, sa négation catégorique me força à lui jeter un coup d’œil interrogateur en retour. Je soufflai ce qui s’apparentait presque à un rire face à ses tentatives de me consoler. C’était presque mignon, en vérité. « Ce n’est pas vraiment pareil, Ace. S’ils m’avaient simplement lacéré le ventre… » Mes lèvres se plissèrent. « Ils ont voulu s’en prendre à ce qui faisait de moi une femme, à cause des sentiments que Joaquin éprouvait pour moi. I-ils se fichaient que je survive. Ils voulaient juste… le briser, lui faire subir pire que la mort. Et… qu’on serve d’exemple, au même titre que Daniel. » Ma voix se brisa à mesure que je parlais. Je ne parvins plus à contenir quelques larmes. Je me dérobai à son regard en enfermant ma tête entre mes bras le temps de me calmer.

Il me fallut longues minutes avant d’oser risquer un regard en dehors vers Ace, me servant de mes manches pour essuyer mes joues. « Un… tatouage ? » Je n’y avais pas vraiment réfléchi encore. J’avais tenté de me dessiner moi-même, reconstituée, sans songer à cette éventualité. Il parvint à me faire sourire un peu, en me disant que ce serait badass. « Et qu’est-ce que ce serait pour toi, un tatouage badass ? Je ne veux pas de tête de mort ou… tu aurais des… des ailes ? » Les oiseaux m’avaient toujours fasciné. Ils étaient un symbole de liberté à mes yeux. « Je voudrais pouvoir prendre mon envol, moi aussi. Je voudrais être capable de… renaître de mes cendres. » Oui, le phénix était un magnifique symbole. « Tu crois que ça m’aiderait vraiment à oublier de me graver dans la peau ce à quoi j’aspire ? »

“C’est pas…” pareil, ok, mais… “C’est pas ça qui fait d’toi une  femme, si ? J’en connais plein qu’ont rien du tout…” Même si elles apprécieraient pas que j’le relève. J’me pince les lèvres, toujours assez gêné, autant par le sujet de la conversation que par l’impuissance que j’ressens à vraiment la rassurer.

Je hoche doucement la tête quand elle parle de Dany. Ils voulaient nous intimider. J’l’ai bien compris. Et j’mentirais si j’disais que ça ne marche pas, en partie.

Bon sang, j’aime pas la voir comme ça. Ruby enfouit son visage dans ses bras, et c’est pas compliqué d’deviner qu’elle est en train d’pleurer. J’sais bien que c’est pas trop le genre à s’épancher d’habitude. Elle a… étonnamment bien encaissé tous les coups qu’on lui a mis.

J’hésite, lève une main pour la poser maladroitement sur son épaule. J’sais pas quoi lui dire. J’suis pas un bavard, j’ai peur de mal choisir mes mots et faire encore plus de mal. Alors j’dis rien, j’bouge pas, détourne simplement la tête pour observer l’horizon à travers les vitres pendant que Ruby surmonte ses émotions.

J’la relâche quand elle se redresse, fourre une main dans ma poche pour en sortir un paquet de mouchoirs et lui tendre, sans remarques ni jugement.

“T’sais, quelque chose qui dit “On a essayé d’me briser mais c’était voué à échouer”, un truc du genre.” Des ailes, donc. J’inspire, essaie de retrouver tout mon professionnalisme en tournant les pages de mon carnet. J’ai bien quelques oiseaux. Mais j’ai jamais pensé à ce placement, alors faudrait que je dessine autre chose. “Tu penses à un phoénix ? J’peux… t’faire un croquis déjà.” En reprenant mon crayon pour débuter l’esquisse sur une nouvelle page vierge. D’abord, la silhouette d’un buste aux reliefs timidement évoqués, de dos, de face, de côté. Et puis, d’un trait plus léger, le dessin d’un oiseau qui se construit peu à peu, l’aile enroulée autour de l’épaule jusqu’au centre du buste.

J’lui réponds sans quitter le dessin des yeux, “Pas à oublier. C’est plutôt l’contraire. Ca t’rappelle que t’es toujours debout après c’que t’as traversé. Qu’t’as cette force-là en toi, tu vois ?”