Notre dernière rencontre a été brève ; un air pris de pitié et quelques mots échangés ont suffit à ce que je me retrouve invité à venir chez Neela et Min-Oh pour travailler. A quoi, je ne sais pas vraiment. La jeune femme est visiblement arrivée au bout de sa grossesse et mon ex-mentor a hérité de nouvelles responsabilités, la laissant sans doute trop démunie ou épuisée face à la charge que représente un nouveau-né…

Nerveux, timide, je m’arrête devant leur porte. La maison est écrasante dans sa hauteur, le jardin spacieux typique du deuxième district. J’ai… peur de revoir le médecin. Toujours aussi honteux de l’état dans lequel il m’a ramassé quelques temps avant mon envoi au bidonville - et tout ce que je lui ai imposé.

Heureusement, c’est elle qui m’ouvre. “Neela.” En guise de salutations. Je sais que je fais tâche dans ce joli quartier et, à vrai dire, il me tarde de me mettre à l’abri des regards. Mes vêtements sont imprégnés de terre et de tout un mélange d’odeurs immondes, flottent sur ma carcasse osseuse. Je n’ai plus mes bandages, mais la balafre à ma joue est grossière et encore inconfortable, la cicatrisation difficile me démange, ce qui n’y arrange rien.

La tête enfoncée dans les épaules, le regard fuyant, je me mets rapidement à guetter derrière elle, hésitant à entrer, à l'affût du moindre mouvement. J’interroge l’indienne sans la regarder, “Mani…?” Le chiot me mettait déjà mal à l’aise, elle a eu tout le loisir de s'en rendre compte - et peut-être même de s'en amuser. L’idée même de croiser le chien adulte me terrifie à présent, et je ne cherche même plus à cacher cette couardise.

Ray, elle le laisse rentrer sans vraiment attendre, pour l'instant la maison est calme, et même les employés alloués à l'entretien de cette maison trop grande pour elle sont absents. Sun-Hi dort à poings fermés, une aubaine quand on sait le chaos dont elle est capable juste en poussant des cris. Il y a de quoi te changer dans la salle de bain, et tu peux en profiter pour te faire une toilette, ajoute-t-elle en lui désignant la direction. Il y a trop de portes ici, trop de pièces aussi. A dire vrai, elle déteste cet endroit, notamment parce qu'elle n'a pas le droit d'y faire ce qu'elle veut.

Un soupir lui échappe. Et- Pas le temps de réagir. Son chien déboule dans l'entrée, la langue pendue et l'enthousiasme débordant : Mani, non ! Pas le temps, le voilà qui saute sur Ray pour venir chercher ses caresses. Comme un chat avec un phobique, il ne loupe pas ce moment, en cherchant son attention. Neela a tout juste le temps de le saisir par le collier et de le tirer en arrière : Je suis désolée, il n'est pas méchant mais un peu trop entreprenant... s'excuse-t-elle en sifflant sèchement : Au panier !

La salle de bains. Je lève les yeux pour suivre bêtement la direction qu’elle pointe entre les couloirs spacieux et bien entretenus. Les demeures du deuxième district sont si propres comparées au bidonville dans lequel on patauge quotidiennement dans la crasse. Je ne pensais pas pouvoir me laver. Mais peut-être l’odeur lui est-elle insupportable.

Mon regard tombe brusquement sur le chien qui se précipite vers moi alors que je passe la porte. Mon coeur se serre et s’arrête, je recule, heurte un meuble, bruit sourd qui enflamme encore plus la terreur qui me prend tout entier. Neela le rattrape, véritable sauveuse avant que les griffes ne me lacèrent et que les crocs ne m’achèvent.

L’indienne est calme et… je dois probablement etre ridicule. Pourtant, mon souffle a bien du mal à revenir, tout comme le sang qui a brutalement déserté mon teint déjà anémié.

L’animal se retire, déçu, docile face aux ordres dont l’efficacité reste un mystère.

“Désolé.” Presque en apnée. “Ça va…” Ça va, ça va… La salle de bains. Je rase les murs, conservant un maximum de distance avec le chien sans jamais en décrocher mon regard. Maladroitement, j’ouvre une porte, une deuxième, la poigne encore tremblante, avant de trouver la pièce dans laquelle je m’engouffre.

Je disparais un moment, profitant du savon et de l’eau tiède pour tenter de chasser la puanteur qui me colle à la peau. Laver les plaies également, en prenant soin de ne pas les rouvrir. Je ne voudrais pas tâcher la serviette qu’on me prête.

Je ressors de là timidement, voûté, affublé des vêtements qui appartiennent sans doute à Min-Oh, l’odeur de ce foyer déroutante sur moi. Le regard guettant avec inquiétude le chien, j’avance à pas discrets jusque dans le grand salon où je retrouve Neela. “Je… merci.” un soupir sincère, avant de poursuivre, déjà prêt à me mettre au travail, “Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?”

Il prend le temps de passer par la salle d'eau, et Neela, de passer un savon à Mani qui ne semble pas du tout comprendre ce qu'il se passe. A croire qu'on lui parle en chinois. Impossible pour l'indienne de poursuivre son sermon devant cette petite bouille adorable, si bien qu'il finit par recevoir une caresse avant de devoir se restreindre à son panier. Lorsque la porte se rouvre, Ray est à nouveau là et la remercie pour ça. Elle hausse les épaules. Min-Oh ne voudrait pas te voir comme ça, mal, maigre et affaibli.

Elle pince les lèvres. Elle ne connait que peu Ray en définitive, et c'est surtout parce qu'il est un ami de son mari qu'elle fait tous ses efforts. Il a fait des pieds et des mains pour le former, l'élever, le voir retomber a été déchirant pour lui. En fait, je ne sais pas vraiment, admet-elle à sa question. Je n'ai jamais été à cette place non plus, je ne sais pas ce que je peux te demander, elle ne sait pas non plus si elle a envie de lui demander quoi que ce soit. Tu exerces toujours ? Comme kiné ? Demande-t-elle. Sinon... Tu peux cuisiner. Si tu sais le faire. Tu prépares le repas de Min-Oh, de demain. Et tu en fais plus pour repartir avec.

“Je…” Le regard arrondi de surprise à la proposition de Neela. Repartir avec de la nourriture ? De la vraie nourriture, et pas cette soupe infâme des quelques légumes trop abîmés pour les districts et des herbes non identifiables qui poussent ça et là dans le bidonville ? “Vraiment ?” J’ignore ce qu’elle a dans son garde-manger, mais j’imagine une véritable caverne d’Ali Baba. Il se pourrait bien que ça me redonne goût à la nourriture...

“Je peux… cuisiner, oui.” Je déglutis, essaie de paraître un peu plus confiant que je ne le suis. “Je n’exerce plus mais je peux… faire de la kiné, oui. Des massages, aussi. Du ménage, ou… n’importe quoi, à vrai dire. Ce sera toujours mieux que les champs ou le chenil…” Mais je suppose que j’irai où on m’enverra sans qu’on m’en laisse tellement le choix. “Tu… tu veux me montrer la cuisine ?” J’ai un peu peur, c’est vrai, de me retrouver seul en tête à tête avec le chien de la maison…

Ok, va pour ça, souffle-t-elle. Cuisiner. C'est encore une activité qu'elle apprécie faire mais Sun-Hi lui demande beaucoup de temps et... A dire vrai, même si elle aurait besoin de rééducation, Neela n'a pas vraiment envie de se laisser manipuler par un homme. De toute façon, en tant qu'épouse, elle peut exiger ce qu'elle veut, et des femmes peuvent être mises à son profil pour l'aider. Sauf qu'elle se refuse à exploiter un système de ce genre. Des convictions profondes qui pour l'instant ne paralysent qu'elle. Elle sait aussi que Neela ne saura probablement pas tenir ni sa langue, ni sa mauvaise humeur.

Il y a de quoi faire, il faut procéder logiquement : on passe ce qui peut se perdre rapidement, indique-t-elle en l'amenant vers le garde manger et le frigo. Il y a en effet de quoi faire. Quelques caisses de conserves, des bocaux et évidemment, des légumes frais, voire de la viande. Ni Min-Oh, ni elle, n'en sont de grands consommateurs pourtant. Je vais le faire sortir un peu, souffle-t-elle au sujet de Mani, a qui elle fait signe de la suivre avant de l'amener dans le jardin. Le chien n'en est que plus heureux, d'autant plus dans la neige. C'est mieux pour toi ?

“D’accord.” La cuisine. Je suis la maîtresse de maison, voûté, discret, comme une ombre qui glisse le long des murs. Découvrant la nourriture, mille couleurs et autant d’odeurs qui me caressent les narines, je sens la salive redonner vie à mes papilles asséchées.

Le chien. Je détourne le regard, hoche la tête. “Merci.” Et la nervosité descend lorsqu’elle le sort et que je m’affaire à ma tâche. Le regard faisant quelques aller-retours nerveux entre les légumes que je passe sous l’eau et le chien qui court joyeusement dans la neige à travers la fenêtre, je hoche la tête à la positive lorsque Neela revient ; évidemment, je suis bien plus tranquille.

“Je sais que c’est… ridicule. Cette phobie. Mani n’est pas… comme Ashe ou les chiens du chenil, mais…” Je hausse les épaules à défaut de trouver les mots justes, baisse les yeux pour déposer les pommes de terre sur la planche à découper. J’extrais un grand couteau de son rangement, glissement métallique, froid et sonore. Mes cicatrices parlent pour elles-mêmes, j'imagine.

Après un court silence, je lui glisse, “Comment ça se passe pour toi ?” Concentré sur mes gestes, pour lui épargner l’indiscrétion d’un regard trop insistant. “Je sais qu’on ne se connait pas tant que ça. Mais… plus que de la cuisine, je me dis que tu as peut-être besoin… de parler. Mes patients se confiaient beaucoup à moi, avant que je ne me fasse ma réputation.”