Je sens la salive devenir un peu plus importante dans ma bouche, lorsque l’inconnu nous tend le plateau de viennoiseries. Pour autant, je n’y touche pas que ce soit par paranoïa ou par discipline face à ces… gens. Face à mon statut d’esclave. Ce n’est que lorsque Tasya se sert et qu’elle m’invite à le faire que, tout doucement et avec précaution, je me permets de prendre un petit quelque chose. Délicatement, je le porte à mes lèvres et commence à grignoter. Je me fais violence pour ne pas l’avaler tout rond, mais violence est le mot juste ici.

J’ai l’estomac noué, malgré la faim. Je n’aime pas du tout la tournure que prend la situation au fil des secondes. J’ai la nausée, mais je ne peux pas m’arrêter de manger. C’est très bon, un petit paradis pour mes papilles. Je suis trop affamée aussi…

Rosie donc… Se rend-elle seulement compte de la malvenue de son enthousiasme ? De ses gestes ? Elle doit s’en ficher, je présume. À leurs yeux, que sommes-nous après tout…

Je sursaute lorsque le mari de cette Rosie me pointe, avant de demander à l’Évêque si je fais partie de leurs petits arrangements. Je blêmis. Je le sens, ce n’est même pas la peine de le combattre. Je suis tout simplement horrifiée par la discussion qui a lieu comme si je n’étais pas à même de la comprendre, comme si je n’étais pas là… Un cauchemar sans fin. Voilà ce qu’est notre vie. Voilà ce qu’est mon existence désormais.

Mon amie essaie de me protéger, allant même jusqu’à se lever pour s’interposer. Je panique. Ils vont lui faire du mal. Ils vont nous faire du mal.

- Je suis stérile. Que je balbutie en me levant pour être aux côtés de Tasya. J’étais mariée à un soldat, je ne suis jamais tombée enceinte malgré beaucoup d’essais… Vous pouvez demander mon dossier à Walla Walla, nous avions commencé une thérapie et des examens pour voir s’il était possible d’inverser mon état. Bon, ce n’est pas tout à fait la vérité, mais ils verront que oui, on m’a envoyé au Bordel pour que j’apprenne à mieux satisfaire mon mari, pour que j’apprenne à… mieux concevoir, aller savoir le rapport entre fertilité et positions sexuelles. Mon amie voulait simplement protéger ce secret, cette honte pour moi, pardonnez la. Je baisse le regard ce disant pour bien vendre ce petit mensonge.

Tasya se sent soulagée par l'intervention d'Elliot. Effectivement, elle a eu vent de tout ce qu'il s'est passé avec Cooper et c'est forcément consigné dans son dossier. « Elle a raison... » souffle la mexicaine. « Je suis désolée... » Son cœur bat la chamade dans sa poitrine tandis qu'elle fixe l'Eveque, dans l'attente de ses réactions. Il les fusille du regard, l'une et l'autre. « Taisez-vous ! » siffle-t-il. Même Rosie semble surprise et baisse les yeux. « Je vérifierai ce dossier, évidemment. » Il est contrarié visiblement.

L'homme de Dieu se tourne alors vers Sam. « Êtes-vous certain que vous ne voulez pas de ce bébé ? » La mexicaine relève le regard vers le couple. Elle est partagée. Rosie semble douce et aimante, mais elle craint les réactions de l'homme. Son bébé sera-t-il en sécurité chez eux ? Recevra-t-il tout l'amour qu'il mérite ? « Si nous n'avons pas le choix. » soupire alors Sam après quelques secondes de réflexion. Les yeux de sa femme brillent à nouveau et viennent se poser sur le ventre de Tasya. « Connaissez-vous le sexe du bébé ? J'espère que c'est un garçon. » L'Eveque sort alors une enveloppe de sa chemise et la tend à l'homme. « C'est noté à l'intérieur. » Après une demande silencieuse à son mari, Rosie se saisit du papier. « Merci, nous le découvrirons à la maison... » Tasya fixe l'enveloppe. Elle ne saura même pas si son bébé est un garçon ou une fille. Elle a l'impression d'être comme transparente, déjà dépossédée de son enfant alors qu'il grandit encore dans son ventre.

Le couple se lève et prend congé. Une dernière fois, Rosie s'avance, pose ses mains sur le ventre de la mexicaine et lui demande d'être prudente. Elle lui envoie sa bénédiction avant de quitter les lieux avec son mari. L'Eveque les raccompagne et les deux femmes se retrouvent à nouveau seules dans la petite pièce. Tasya fixe la porte, encore sous le choc de ce qu'il vient de se passer. En premier lieu, elle n'a pas de réaction et puis, progressivement, elle se met à trembler. Elle pense à Jacob, à Elio et à Eva. Son ventre se noue, sa respiration devient plus difficile. « Ce n'est pas possible » murmure-t-elle difficilement. « C'est un cauchemar... » Elle tente de refouler les sanglots qui menacent de la submerger mais c'est trop difficile. Au fond d'elle, la mexicaine sait que cette adoption est une bonne chose : son bébé ne doit pas aller à Alec, mais, cela reste insupportable tout de même. C'est trop.

Ils me dégoûtent tous autant qu’ils sont. L’Évêque… le parfait petit mari New Édenien et sa petite cruche de femme qui ne voient Tasya que comme un incubateur sur pattes. Il est préférable que je fixe mes pieds, que je reste aux côtés de mon amie et que je ne les laisse pas voir mes réelles émotions. Je ne veux pas porter préjudice à Tas, je ne veux pas qu’on s’en prenne non plus à moi, mais… comment peut-on trouver cette situation normale ?! Comment peut-on oser se réjouir de prendre l’enfant d’une autre ?! De le lui arracher plutôt…

On ne lui dit même pas si elle attend un fils ou une fille. J’ai envie de vomir mes tripes. Envie de hurler, envie de pleurer.

Je ravale tout ça, comme une boule toxique qui ira fermenter dans mon estomac. Puis, ce qui semble durer une éternité cauchemardesque prend plus ou moins fin. Évêque et couple sans morale quittent finalement le petit salon et nous nous retrouvons à nouveau seule Tasya et moi.

C’est un lourd silence qui nous tient soudainement compagnie. Je ne sais pas comment réagir, mais je remarque finalement les tremblements de mon amie. Instinctivement, je la serre dans mes bras. Elle peut pleurer, elle en a tous les droits ! Un cauchemar, je n’aurais pas dit mieux.

- Je ne sais pas ce qu’on peut faire… mais s’il y a quelque chose à faire… on le fait. Une promesse chuchotée à ses oreilles seulement.

J’aimerais tant avoir une solution ! Si jusqu’ici j’avais abandonné, baisser les bras… d’avoir été témoin de tout ça aujourd’hui n’a fait que raviver la flamme de mes convictions, de mon espoir. Il faut que je trouve une solution. Il le faut ! Je comprends que la vie n’est pas simple, j’ai pu gouter à ses horreurs et ça a certainement brisé quelque chose en moi, cependant… Je préfère me battre ! Mourir debout que de vivre à genoux, comme on dit.

Peut-être que je n’aurai pas de solution pour le bébé de Tasya, peut-être que je ne trouverai pas comment nous faire sortir d’ici, mais je vais essayer. Au moins, je vais essayer.

Lorsqu'Elliot la prend contre elle, Tasya craque. Les larmes coulent et semblent ne plus vouloir s'arrêter. Trop de mois à endurer un calvaire, elle arrive à la limite du supportable. Lorsque son amie lui parle, elle secoue doucement la tête. « On ne peut rien faire... » Mieux vaut ne plus se bercer d'illusions, pas vrai ? Elles vivent en enfer et cet endroit les tuera. Elles n'ont aucun avenir ici. L'horreur semble s'accentuer toujours plus et ne pas avoir de limite.

« C'est une bonne chose » souffle finalement Tasya quand les sanglots se sont calmés. Elle essuie ses yeux. « Je ne veux pas qu'Alec prenne le bébé. Au moins, il aura une famille qui l'aimera et pas... ce monstre. » Un soupçon de détermination pointe dans sa voix. C'est la meilleure chose qu'elle puisse souhaiter à son enfant. C'est dur, injuste, cruel et insupportable à imaginer mais elle sait au fond d'elle, que dans cette situation, c'est la meilleure option possible. « Et son mari ne te touchera pas... » murmure-t-elle. C'est écœurant d'y penser. Les petites magouilles de l'Eveque la dégoute, comme tout dans cet endroit. Quant à elle ? Et bien, la mexicaine se doute de son sort, cette grossesse ne sera probablement pas la dernière.

L'Eveque revient et le silence retombe tandis qu'ils prennent le chemin du retour. Tasya est perdue dans ses pensées, toutes plus négatives les unes que les autres. Sa main se glisse dans celle de son amie. Elle a besoin de son soutien. Elles sont déposées à l'entrée du bidonville. « Tu m'accompagnes jusqu'au dispensaire ? » demande la mexicaine. Avec sa cheville, elle a encore besoin d'Elliot pour ne pas s'effondrer en chemin. Arrivées là-bas, la brune entraine son amie dans une des pièces d'où elle soulève une latte du plancher pour en sortir un peu de nourriture qu'elle a gardé de côté. Elle la lui tend. Elles ont eu la chance de manger un peu plus au niveau du déjeuner mais ça ne durera pas. « Comment tu vas ? » lui demande-t-elle alors. Elles se voient régulièrement mais ne dorment pas ensemble et passent leurs journées séparément. Tasya est ici, au dispensaire quand son amie est aux champs souvent. Elliot tient-elle le coup ?

Mes larmes accompagnent celle de mon amie, sans que je ne puisse trouver les mots pour la réconforter. Je n’ai pas de solutions, je ne sais même pas quelle est notre espérance de vie ici ! C’est un rêve de croire que nous pourrons nous échapper, je crois, un rêve de croire qu’on nous traitera mieux.

Une bonne chose… J’ai du mal à m’y résoudre. Entre la peste et le choléra… Par contre, si on pense à l’enfant avant tout, au fait qu’il ou elle sera hors de portée d’Alec…

- Si ça te permettait de garder ton bébé en sécurité… J’ai une toute petite voix, mais je parle avec sincérité.

Même si ça me terrifie, même si ça me dégoute, si on pouvait au moins sauver un seul innocent juste parce que ce monstre déciderait de… Je déglutis avec peine. Ils me dégoutent. Tous autant qu’ils sont. D’ailleurs, l’Évêque revient nous trouver. Je garde les yeux rivés sur mes chaussures, ayant trop peur qu’il puisse lire dans mon regard toute la haine que j’ai pour lui. Pour eux. Il est temps de rentrer au Bidonville, dans notre enfer.

Ma main serre celle de Tas et nous restons silencieuses sur le chemin du retour. Une fois déposées dans cet enfer sur terre, j’hoche de la tête à la demande de ma sœur de cœur.

- Oui. Que je souffle simplement, alors que nous prenons la direction du dispensaire.

Nous nous soustrayons aux autres dans une pièce à part et je sourirais presque en voyant que Tas a caché de la nourriture sous les lattes du plancher. Presque, si notre situation n’était pas aussi… terrible. Si je n’avais pas ce goût de bile en bouche depuis notre rencontre du jour. Je mange quand même, je n’ai pas le luxe de cracher sur de la nourriture.

- Mal. Les gens… je ne peux pas croire qu’ils soient aussi monstrueux. Et pourtant, chaque fois que je crois que l’on atteint de nouveaux bas, il semble que la profondeur de leur cruauté, de leur perversité… est encore plus importante que je ne le croyais.

J’ai envie d’hurler, de casser des choses même ! Cependant, je reste sagement en place, contenant tout ce mal de vivre qui me ronge les os comme de l’acide.

- Il y a tellement d’innocents au Bidonville… Pas tous, mais presque… Nous ne devrions pas être ici, mais il n’y a pas d’issue. C’est amère que je verbalise tout ça. Je commence à parler aux autres, à m’ouvrir un peu, mais ça me retourne d’apprendre pourquoi ils sont là… Je mange le plus possible, malgré la nausée rageuse qui me prend. Et toi ? Mon expression change du tout au tout, j’aimerais tellement pouvoir faire quelque chose pour Tasya ! Comment tu vas ?

Chaque journée à Colville semble révéler une nouvelle horreur, un nouvel enfer. A chaque fois qu'elle pense toucher le fond, Tasya se rend compte qu'elle peut tomber encore plus bas. Et pourtant, elle se relève, elle réussit à survivre, pour ce bébé et pour ses amis. Elliot semble partager le même avis qu'elle. La brune hoche tristement la tête. « A partir du moment où nous ne sommes pas considérés comme des êtres humains, ils peuvent tout se permettre. » Les maltraiter, les tuer, les violer. Les animaux ont plus de considérations et de droits qu'eux.

Aux nouvelles paroles de son amie, elle se mord la lèvre. « Oui... Il y a peu de vrais criminels... La plupart ont fini... » Elle s'arrête et jette un coup d’œil à Elliot, se demandant si elle est allée aux mines et si elle a vu les champs de crucifiés. « Tu es déjà sortie du bidonville ? Aux mines ? » Autant lui poser directement la question plutôt que de l'apeurer avec ces fameux champs. « Ici, il y a beaucoup de personnes qui sont tombées pour de mauvaises raisons, la religion par exemple ou... » Elle serre la main de son amie. « Comme toi.. » Elliot a seulement voulu construire un monde meilleur, elle ne méritait pas de finir ici.

La jeune femme affirme aller mal et Tasya sent son cœur se serrer. Elle serre doucement son amie contre elle. La mexicaine aimerait faire plus pour elle, pouvoir la soulager un peu plus, bien plus qu'en lui apportant un peu de nourriture de temps en temps. Pourtant, comme tout le monde, elle est prisonnière, les mains et pieds liés, incapable de sortir d'ici ou d'empêcher les miliciens de les maltraiter.

« Et.. physiquement, comment tu vas ? » Tant qu'elles sont ici, au dispensaire, si Elliot a mal quelque part, souffre de gelures ou autres, Tasya peut en profiter pour l'aider. Quand son amie l'interroge à son propos, la mexicaine hausse les épaules. Un sourire triste s'affiche sur son visage. « Il y a des jours plus durs que d'autres... » murmure-t-elle. C'est la vérité. Si la plupart des journées sont compliquées, si les nuits avec Alec sont un supplice, ce n'est pas tous les jours la même intensité. « Comme tout le monde ici... » Ses mains se posent sur son ventre. « Au moins, il ou elle va bien. Il bouge beaucoup, surtout quand il entend ta voix ou celle de Mason. » Elle ne saurait expliquer, mais peut-être est-ce parce qu'en leur compagnie, elle se sent plus détendue. Son corps est plus apaisé et son bébé se sent plus à l'aise pour bouger ? Ou peut-être reconnait-il déjà leurs voix ?

- Oui… nous ne sommes même pas des êtres humains à leurs yeux. Je... je ne sais pas comment on peut arriver à déshumaniser les gens. Je ne comprends simplement pas.

Ça me retourne complètement et entièrement. Même le soldat que j’ai tué l’an dernier… je m’en suis voulu. Je suis allée m’excuser sur sa tombe. Je porte encore son meurtre avec moi. Parce que c’était quelqu’un. Bon ou mauvais, forcé à jouer son rôle ou complaisant dans ce régime monstrueux.

Je me blottis un peu contre Tasya alors qu’on s’étreint. J’ai le cœur gros. Prêt à fendre à cause d’un trop plein d’émotion. Je ne peux même pas m’imaginer ce que mon amie doit ressentir. J’aimerais tellement pouvoir faire quelque chose, pouvoir faire plus !

- Oh… je ne veux pas me plaindre. Je ne suis pas encore allée à la mine. On ne me bat pas, on ne m’agresse pas jusqu’ici… J’ai mal partout, j’ai faim, je suis épuisée, mais… il faut dire les choses telles qu’elles sont.

On ne me maltraite pas plus que d’autres et j’en suis reconnaissante. Tout ça, ça pourrait tellement être pire. Je redoute qu’elles soient pires. Je me fais la plus petite possible, la plus docile possible rien que pour éviter d’aggraver ma situation.

- Si je pouvais trouver une solution… que je murmure la gorge serrée par l’émotion. Pour toi et bébé. Je m’en ficherais de rester derrière, mais si je pouvais faire quelque chose pour vous. Pour vous trois avec Mason. Je le ferais. J’essuie rapidement les larmes qui coulent sur mes joues.

Je me sens tellement désemparée, tellement inutile et révoltée. Définitivement, je n’arrive pas à tuer mon espoir et New Eden n’a toujours pas réussi non plus malgré tout. Ça me touche que le bébé semble reconnaitre ma voix et ça ne me brise que davantage le cœur de me dire qu’on va l’arracher à Tasya… Que je ne le rencontrerai jamais…

- J’ai jamais cru que le monde pourrait être aussi injuste. Aussi laid. Je sais que c’est naïf, mais pour moi c’était tellement impossible en 2015 que l’être humain soit aussi monstrueux, c’était quelque chose du passé, je me disais que l’Homme était devenu meilleur… Quelle blague. Je me sens si idiote. Pourtant, si les choses étaient à refaire, je serais simplement plus prudent, mais je me serais rebellée néanmoins !

Parce que Walla Walla peut être meilleure ! Parce que si l’on débarrasse le dictateur et ses complices et tous les monstres qui sont avec eux, on pourrait avoir une belle vie.