Difficile de ne pas avoir l’impression d’atterrir dans un tout autre monde, en franchissant les limites du district deux: ici, les conditions de vie de la haute classe sociale ne paraissent pas être tant impactées par le manque d’électricité, ou les prix affolants des denrées alimentaires. Presque coupé des autres districts, et tout particulièrement des trois derniers. L’attention d’Elijah se pose un temps sur les environs, avant de finalement reprendre son chemin: s’il est là c’est pour une bonne raison, et non pas pour constater une fois de plus le fossé qui se creuse entre les différentes populations de la ville… Loin de là, à vrai dire.

Six mois se sont écoulés depuis qu’il est allé poser quelques questions à Neela concernant Crawley, rouvrant ainsi un dossier qui prenait inévitablement la poussière: après tout ce temps, ce dernier avait eu l’occasion de s’épaissir quelque peu, même si ce n’était clairement pas suffisant. Un résultat auquel le milicien s’attendait un peu, surtout au vu des profils des victimes, et de leurs conditions de vie pour certaines… Mais décevant, malgré tout. Parcourant une énième rue, se rapprochant de plus en plus de sa destination, Elijah passe non loin de l’habitation de son frère et d’Ela: son regard se pose un instant dessus, sans plus s’y attarder.

A vrai dire, depuis l’échange pour le moins tendu qu’il a eu avec sa belle-sœur, le milicien prend soin de venir chez eux qu’en cas de nécessité: pour maintenir certaines apparences notamment, et puis, être le parrain de son neveu Micah implique quelques responsabilités supplémentaires. Inévitablement. Mais aujourd’hui il n’a pas à faire cet effort là, alors s’il peut les éviter, il le fera sans la moindre hésitation. Il se dirige ainsi vers l'entrée du district un: montrer patte blanche n'est pas une option, et le prétexte de son travail est plutôt à son avantage. De ce fait, il n'est pas retenu plus longtemps pour les soldats, le laissant franchir la délimitation entre le commun des mortels... et ceux se pensant au-dessus d'eux.

Et si le district deux donnait déjà l'impression d'atterrir dans un autre monde, ce n'est assurément rien comparé à la zone blanche. Un tel confort de vie est de l'indécence pure: qu'importe si certaines choses semblent avoir changées, depuis que la marche pacifique y a fait interruption en début d'année. Du point de vue d'Elijah, ces gens-là sont trop déconnectés de la réalité pour se préoccuper de quoique ce soit d'autre, hormis de leur propre sort. Qui ne le ferait pas, à leur place ? Finalement, ses pas le mènent jusqu'à la demeure des Yeo-Jeong, sans avoir nullement besoin d'y être guidé. La grandeur de la bâtisse en est presque indécente, ne se démarquant cependant pas de ses voisines: cependant, le cinquantenaire ne s’attarde cependant pas sur ces futilités, et vient toquer à la porte d’entrée.

Il attend pendant un temps, avant que la porte ne s’ouvre: il se retrouve ainsi face à Neela, qui porte dans ses bras… eh bien, un bébé. Décidément, il  a de la voix celui-là… Ce dernier semble être particulièrement agité, bien décidé à se faire entendre. Bonjour Neela. Politesse encore et toujours, tandis que son attention se pose de nouveau sur elle. Veuillez m’excuser d’arriver à un moment… inopportun. Soit quand un bébé a décidé d’accaparer l’attention de sa mère, notamment. Mais c’est important. Chose qu'elle sait sûrement déjà, avec le dossier qu'il a entre ses mains…

Elle n'y tient plus. Sun-Hi lui fait la vie depuis quatre heures du matin, et ni Min-Oh, ni elle, ne sait pourquoi les cris de leur fille donnent l'impression qu'ils sont en train de l'assassiner. Elle pleure à ne plus s'arrêter. Manger ne sert à rien, boire non plus, elle est propre, a eu droit à un bain, le médecin assure qu'elle n'a visiblement rien, pas de douleur, pas de symptômes, ses constantes sont bonnes, mais penchés au-dessus de son berceau, aucun des deux n'est capable d'établir ce qu'il se passe. Cette enfant est un mystère assommant, qui va bientôt avoir raison de sa patience. Les oreilles vrillées par ces hurlements intempestifs, Neela a un soupir. Elle aimerait pouvoir faire comme son mari et s'enfuir à l'autre bout de la ville pour avoir enfin la paix mais visiblement, c'est exclu pour elle.

Elle prie. Soeur Mary entendra ses prières et débarquera sans doute dans la foulée. A peine le pense-t-elle qu'on frappe à la porte, et la petite dans les bras, Neela avale la distance en remerciant le ciel de l'avoir écouté. Mais en ouvrant, le soulagement est de courte durée et une vive déception la saisie malgré elle. Bonjour Elijah, répond-t-elle en essayant de retrouver un sourire de façade qui ne gagne pas ses yeux. S'il pouvait porter une toge de nonne et lui faire un sermon, elle le bénirait pour de bon. Il faut croire cependant que sa malchance n'a pas vraiment de limite. Je suis désolée, vous ne tombez pas exactement au bon moment, répond-t-elle alors en désignant sa fille.

Sun-Hi ne fait aucun effort de son côté non plus, des fois qu'il faille une bonne réponse pour tout ça. Entrez, lui indique-t-elle en lui faisant place pour qu'il puisse pénétrer chez elle. Installez-vous, laissez-moi quelques instants, demande-t-elle en s'esquivant. L'occasion pour elle de s'esquiver dans la cuisine, tenter un nouveau biberon, peut-être de retrouver son jouet préféré. Elle ne sait même plus. Mani dans son fauteuil ne manque pas d'aller trouver la compagnie de l'homme pour obtenir des faveurs. Désolée, elle ne veut pas se calmer, et je ne sais pas ce qu'elle a... admet-elle alors en revenant. Vous pouvez faire avec ?

Nul doute, en constatant la mine fatiguée de Neela tout comme l’agitation de son enfant, qu’Elijah débarque au mauvais moment: néanmoins, il serait impensable de reporter cette venue, de part son importance. Après tout n’avait-il pas promis, d’une certaine manière, de respecter de délais proposé par la jeune femme face à lui ? Une parole est une parole, et le milicien  s’applique à les respecter à la lettre: d’où sa présence devant son domicile. S’il s’agissait d’autre chose, il serait sûrement déjà parti, pour ne pas lui rajouter des préoccupations supplémentaires. Elle s’efface néanmoins pour le laisser rentrer, ce qu’il fait sans tarder. Prenez le temps qu’il vous faut.

Car il peut bien attendre un peu, alors qu’elle semble avoir quelques difficultés à calmer son enfant. Avisant le salon non loin il s’y rend, son regard attentif se posant sur ce nouvel environnement: nul doute, tout ici transpire l’aisance, donnant une vive impression… de se trouver à mille lieux de Walla Walla, d’une certaine manière. Loin des quartiers populaires, où se trouve une bonne partie de la population, lentement rongés par la pauvreté. S’asseyant à un fauteuil, il ne faut pas beaucoup de temps pour que le chien non loin vienne lui dire bonjour, réclamant son attention avec intérêt. Ce qu’Elijah lui donne aussitôt, malgré l'enthousiasme de plus en plus débordant de l’animal. Sans doute a-t-il senti l’odeur de Clover sur ses vêtements.

Finalement, Neela revient: l'attention d’Elijah se pose sur elle, alors que cette dernière semble pour le moins désemparée par la situation. Nul doute que le bébé s’époumone depuis un long moment maintenant, ainsi, sa réaction est des plus compréhensibles. Ce n’est rien, tente-t-il de la rassurer, alors qu’elle s’excuse une nouvelle fois. Je peux… vous aider, si vous le souhaitez. A elle de voir si elle accepte ou non: néanmoins, il est certain qu’elle se sentirait déjà un peu mieux une fois son enfant calmé. Pas forcément reposée certes, mais avec un poids en moins sur les épaules. Il quitte le fauteuil précédemment rejoint, et s’approche, son regard se portant sur le bébé.

Eh bien, tu as de bons poumons toi. Il l’observe, tentant de trouver des signes d’un inconfort ou de gêne. J’imagine qu’elle n’a pas faim et qu’il n'y a pas le moindre signe de maladie ? demande-t-il ensuite à Neela. Sans doute que Min-Oh l’aurait déjà remarqué. Quand à sa propreté ou sa couche, nul besoin de demander, sinon cela se sentirait déjà…

Parce que vous avez le mode d'emploi ? Demande-t-elle à Elijah quand il propose de l'aider, à la place. Elle n'a pas envie de refuser, c'est une occasion trop belle de peut-être distraire Sun-Hi de son chagrin insurmontable. Mais en même temps, n'est-ce pas sa place à elle de savoir à l'avance pourquoi sa fille est montée à l'envers ? Elle est tout simplement incompétente avec les enfants, voilà tout. Et elle n'arrive pas à se retirer cette évidence de la tête, alors qu'elle soupire et esquisse un sourire.

Rien du tout, je pense qu'elle essaie seulement de battre le record du hurlement le plus long, ou de tester ma capacité à ne pas la balancer le plus loin possible de moi, franchement, Neela sait qu'elle peut être capable de la lancer très loin. Elle s'est entrainée avec des chaussures, des œufs, des escarpins, il y a moyen de faire un véritable Home Run, avec un petit effort. Je plaisante évidemment : j'adore les enfants, et surtout la mienne, précise-t-elle très vite, alors qu'Elijah est proche...

Et qu'elle saisit l'occasion pour lui coller la gamine dans les bras : Mais prenez-la quand même, parce que je vais peut-être vraiment finir par la poser quelque part et l'oublier, exprès évidemment. Elle va se forcer à oublier l'existence de cette gamine, l'accouchement infernale qu'elle a vécu pour elle, ou cette grossesse interminable. Très honnêtement, ça serait un plaisir. Mais l'indienne se confronte finalement à un problème de taille alors que le bambin ravale finalement ses larmes en étant contre Elijah.

C'est une blague ? Marmonne-t-elle en lançant un regard dur sur la petite. Maintenant que tu es avec lui, tu ne cris plus à t'en décrocher les poumons ? Elle appelle ça du culot, pour sa part. Ou un appel au meurtre. De la provocation pure et dure. Cette enfant est l'engeance du chaos. Je veux le mode d'emploi, sérieusement, souffle-t-elle à Elijah en relevant les yeux vers lui. Le calme revenu, Neela a l'impression d'un miracle. Son crâne lui semble terriblement tranquille dès lors. Vous passiez pour quoi ?

Si tant est qu’il en existe un, commente-t-il avec un sourire. Malheureusement pour Neela, une telle chose n’existe pas, hormis les conseils pour répondre aux besoins primaires d’un bébé. Quant au reste… ce n’est qu’une histoire d’apprivoisement, tout simplement. Elle et son mari n’auront pas d’autres choix que d’apprendre à décrypter les demandes de leur enfant, de toute façon: ce qui viendra avec le temps, sûrement. Enfin normalement. Dans ce cas, elle est plutôt bien partie pour battre ce record, celui d’hurler le plus longtemps possible, bien évidemment. Si les propos de l’indienne sont avant tout une plaisanterie, il n’en est pas moins que la situation use très certainement sa patience. Et ses nerfs.

Le milicien ne s’attend néanmoins pas à ce que cette dernière profite de sa proximité, pour lui mettre l’enfant dans ses bras. Étonnement éphémère, tandis qu’il a un sourire amusé à ses propos. Très bien. Il ne proteste pas, tout comme il n’essaie pas de lui rendre son bébé: au contraire, il reporte son attention sur ce dernier, le berçant doucement tout en le gardant contre lui. Il en profite pour faire quelques pas, un simple aller-retour dans la pièce, constatant que l’enfant se calme bien assez rapidement. Les larmes et les cris cessent, tandis que sa paire de yeux se posent sur lui, peut-être avec curiosité.

C’était un gros chagrin ça, dis-moi, dit-il au bébé, une fois revenu auprès de sa mère. Cette dernière ne tarde pas à réagir à son tour, faisant une nouvelle fois sourire vaguement le milicien, avant qu’il ne la regarde de nouveau. Parfois, ils ont uniquement besoin de notre présence. Et de chaleur humaine. D’une présence réconfortante en somme, de préférence celle des parents. Au-delà de leurs besoins vitaux, précise-t-il ensuite. Tout ne peut décemment pas être comblé par ce biais, surtout lorsqu’un bébé réclame du réconfort et de l’attention.

Finalement, le calme semble s’installer, tandis qu’Elijah ne cesse pour autant de bercer doucement la fille de Neela. Pour le dossier Crawley, lui répond-t-il, désignant le dossier posé sur la table basse non loin d’eux. Nous avions convenu que je vous informerai des avancées de l’enquête.

Le changement d'attitude de la petite en un rien de temps est là pour la tétaniser. C'est devenu personnel en quelques instants à peine. Sun-Hi la hait et fait tout pour la contrarier au quotidien. Neela fixe sur la petite un regard outré par son attitude. Dans la catégorie des emmerdeuses, aucun doute : elle remporte la palme. La raison est désormais de savoir pourquoi elle s'échine autant à lui faire payer sa naissance. Qu'y peut-elle, elle, si Christian a trouvé de bon ton de l'agresser et de virer obsédée sur elle ? Elle n'a rien demandé ! Elle s'en serait bien passée, vu sa convalescence difficile...

Mais ceux sont des mots qu'elles auront sans doute plus tard, quand elles seront en tête à tête. Sun-Hi continuera à baragouiner dans son langage de bébé, et Neela n'hésitera pas à lui parler dans un indien très clair et très carré pour lui expliquer qu'elles doivent convenir d'un accord. Ok, elle peut subvenir à ses besoins, tous ses besoins, et même l'aimer. La protéger de tout, et même des monstres sous son lit. Mais en échange : elle doit la laisser dormir plus de deux heures d'affiler et cesser de préférer absolument tout le monde à elle ! C'est quand même la base, non ? Elle ne peut pas être une mère aussi horrible que ça, tout de même...

Message reçu, souffle-t-elle en réponse à Elijah cependant, esquissant un sourire. Elle est contrariée, très honnêtement, mais essaie de ne rien en montrer. Sa propre fille ne l'aime pas. Elle est même à deux doigts de penser qu'il y a de la haine en elle. Peut-être que Christian l'a contaminé avec quelque chose. Ou pire ! Il s'est réincarné. Bon sang... Elle espère que non. Effectivement, relève-t-elle finalement en fronçant les sourcils lorsqu'il est question de Crawley. Depuis le temps, elle trépigne de savoir s'ils vont enfin pouvoir faire quelque chose contre cet idiot du village : Et du coup, où est-ce que ça en est ?

Nul doute qu’une telle situation, celle où on propre enfant n’est jamais calme sauf dans les bras d'inconnus, ne doit pas être simple à gérer: et si Elijah s’en doute à minima, il se garde bien d’en parler à la jeune mère non loin de lui. Cette dernière lui esquisse un sourire, qu’il rend par politesse, avant de finalement en venir au coeur du sujet: soit la raison de sa venue, qui est l’enquête sur Crawley. Le dossier qu’il a ramené est déjà plus conséquent qu’il y a quelques mois, mais… toujours pas suffisamment pour avoir un énorme poids. Pour faire la différence. Mais ça, le milicien s’en doutait déjà en reprenant le dossier, que les preuves et témoignages ne seraient pas tant nombreux que ça.

Tout en ayant toujours le bébé dans ses bras, ce dernier semble bien décidé à ne pas fermer l’oeil malgré son calme total, l’ex agent du FBI tend la pochette cartonnée à Neela. Comme nous nous en doutions déjà… les avancées n’ont pas été conséquentes. Il fallait bien l’avouer, il ne partait déjà pas avec des avantages à la reprise du dossier. Le nombre de victimes avérées s’élève à une vingtaine de femmes, et parmi elles, onze disgraciées. Quelques unes sont mortes durant la grippe de 2021, d’autres dans l’incendie du bidonville, ce qui réduit leur nombre à dix. J’ai pu obtenir sept témoignages, dont seulement quatre qui… pourraient être pris en compte. Malheureusement.

Un bilan pour le moins mitigé, sans le moindre doute: mais y fallait s’y attendre, surtout avec ce type d’affaires en particulier. Toutes accusent clairement Crawley d’agressions sexuelles, voir de viols, pour certaines. Mais hormis les témoignages détaillés, rien d’autre ne vient étoffer le dossier: les preuves matérielles ne sont plus utilisables depuis le temps, à l’avantage conséquent de l’agresseur. En obtenant les trois témoignages restants, cela pourrait donner d’autant plus de poids au dossier… mais elles ont refusé de parler. Trop effrayées des conséquences si elles s’aventurent à le faire. Il a un temps d’arrêt. Bien évidemment, Crawley a des contacts dans la milice. Qui exactement, difficile de le savoir, mais suffisamment pour savoir si elles sont allées en parler à qui que ce soit.