Je ne sais pas si je suis tout à fait habituée à cet endroit. La maison est tapissé de mes dessins, de l'odeur de Vi - et pourtant. J'imagine que je dois prendre le temps de me familiariser avec la nouveauté. Je n'ai jamais été vraiment douée pour ça, ni pour l'aspect social de la vie en groupe. Même les gens qui étaient avec nous, avant - je ne sais plus qui ils sont. Je ne sais plus qui je suis non plus, au final. C'est peut-être ce sur quoi je devrais travailler en priorité. Me retrouver. Je n'ai plus besoin de me cacher, plus besoin de m'effacer pour éviter la merde, plus besoin de cette colère noire au fond de moi. Alors je suis qui, sous toute la crasse? Est-ce que j'ai vraiment envie d'affronter ces démons là, simplement pour me rebâtir? J'hésite encore.

Je tourne dans mon lit. Je tente de faire une sieste, parce que j'ai l'énergie d'une crevette, avec la pneumonie. Mais je crois que j'ai entendu un bruit, dehors. De toute façon, je dois bien me rendre à l'évidence;  je n'arrive pas à roupiller. Mon lit est presque trop grand, trop douillet. Parfois, je me demande si je devrais recommencer à dormir par terre. Enfin. Vi n'est pas là pour me faire oublier mes rêves les plus déroutants, le pire. Je ne sais même pas quelle heure il est, j'ai simplement cette impression lourde, au creux de mon âme. Comme si ce bruit ne pouvait qu'annoncer de très mauvaises nouvelles. Évidemment, je panique un brin. Alors je sors de mon lit, un peu chancelante. Je n'ai toujours pas de canne, mais je m'aide des meubles autour pour sortir de la piaule. Et une fois dehors, je m'arrête quelques secondes - alerte, immobile.

J'observe autour, avançant lentement. Je réalise qu'il fait jour. C'est marrant, mais je n'entends plus ce bruit strident. Je ramasse le bâton de marche à moitié brisé qui traîne près de la porte - en mon honneur. Mais je m'en empare comme d'une arme, ne sachant pas trop dans quelle direction je devrais aller. Je vois des chevaux, au loin, des gens qui bossent, qui vivent leur quotidien. Je crois que je peux même entendre un gosse pleurer - la catastrophe. Je me sens comme une étrangère, ici, sur le coup.

Je me dis que je devrais peut-être me barrer. Après tout, qu'est-ce qui me fait croire que j'ai encore ma place, dans ce camp? Je suis partagée entre l'idée de rentrer pour m'isoler, et l'envie de poursuivre ce mystérieux bruit. J'ai besoin de me sentir en sécurité, je crois que c'est imprimé sur mes traits. Je tousse un brin, avant de finalement continuer à avancer, prudente. Les gens doivent se demander ce que je glande, mais je m'en balance. J'arrive près d'un petit groupe de gens - ils semblent intrigués autant par ma présence que ma démarche. « Vous avez entendu ce bruit, vous aussi? »

Sauf que je ne reste pas sur place une seconde, ils ne font que me dévisager et m'ignorer. Je leur tourne donc le dos, rapidement - trop rapidement. Ma jambe se bloque un peu, et je me crispe. Jusqu'à ce que je réalise que je suis dorénavant face à nul autre que Ruben, qui se ramène. Merde.

« Je, j'ai entendu un bruit. Je croyais que - » Je baisse les cils. Je ne vais quand même pas lui dire que chaque petite anomalie auditive me fait flipper. Me fait craindre le pire, à chaque fois. Je le regarde à nouveau, lui demandant silencieusement de laisser tomber le morceau. « Ils pensent tous que je suis cinglée, maintenant. » que je lâche ensuite, non sans une bonne dose de mépris dans la voix. Mais je réalise bien qu'il est contrarié. Je ne suis pas certaine de capter exactement pourquoi. Je le dérange, sûrement. Ce que je sais, c'est que je n'ai pas envie d'être ici. Le bruit, les gens qui vont et viennent, sans cesse. C'est trop pour moi, là, tout de suite.

« Mieux à faire? » que je répète en marchant maladroitement. C'est vachement frustrant, honnêtement, d'avoir mal à ce point, tout le temps. J'en ai mon cul. Je me demande parfois si ma jambe sera un jour ne serait-ce que l'ombre de ce qu'elle était avant. Du temps que j'étais encore considérée comme une athlète prometteuse, et que le futur était radieux. Mais je préfère ne pas trop réfléchir à ça, finalement. Je fais de mon mieux pour me débrouiller, du coup, jusqu'à ce qu'il demande si je suis capable de marcher. J'ose rire, l'espace d'une minute.

« Pas besoin de me porter, cette fois, Ruben. » Je le dis avec légèreté, à la blague. C'est peut-être la première fois que ça arrive, depuis mon retour. « Je sais que j'étais à peine consciente, mais je me souviens. » J'hésite. « Merci. » De son aide, ce jour-là. Sans lui, sans Wyatt et Tesa, je crois bien que je serais morte aujourd'hui.

Enfin, je ne vais pas non plus m'éterniser. Ce genre de discussion, c'est pas vraiment mon truc. J'agrippe donc le bras de Ruben, question de pouvoir continuer.

« J'ai plus ma canne, depuis... » que je précise, comme pour me justifier. Je suis encore un peu nerveuse, en réalité. Je regarde derrière nous, toujours à la recherche de ce fameux bruit. Et je commence sincèrement à douter, sourcils froncés. Je suis en train de devenir folle, je ne vois que ça. La faute de ces enfoirés. Je dois avouer que je ne me sens pas très bien, avec tout ça, le pire. J'ai la trouille, et je ne sais pas comment l'expliquer. Je m'entête à faire comme si je n'avais pas mal, mais je ne peux pas m'empêcher de ralentir, mal à l'aise.

« Je peux savoir où on va? »

Je n'ai pas le choix de lui faire un doigt d'honneur, quand il ose dire que je suis cinglée. Je lui tire même la langue, avant de me mettre à rire - parce qu'il a raison, finalement. Je pense qu'on le reconnaît tous les deux. Et on s'en fiche des gens, oui. Je le sais bien, pourtant. Alors pourquoi diable est-ce le genre de chose qui me perturbe, maintenant? Ça n'a jamais été le cas, avant. J'en ai marre d'être aussi bizarre, depuis mon séjour là-bas. Je ne peux qu'hocher de la tête, du coup, avant de l'entendre dire une autre connerie. « Ton humour est toujours aussi à chier, visiblement. » que je lâche en riant encore, le bousculant sans vraiment d'effet puisqu'il ne bouge pas d'un poil, sous mes coups de poing plutôt faibles. Mais je me marre, et ça fait vachement du bien.

C'est peut-être ce dont j'ai besoin, après tout. De me sentir chez moi. De savoir que je ne suis plus toute seule. Je sais, je sais. C'est absolument incroyable que je puisse dire une telle chose. Je suis surprise moi-même. Mais de le savoir là pour moi alors que je galère autant, c'est probablement ce qui m'apaise le plus, là, tout de suite. Même si je dois tolérer ces blagues à la con. Il m'annonce où on va, d'ailleurs, alors que je fronce un peu les sourcils en le regardant. Et je n'ai pas le temps de poser mes questions qu'il m'explique déjà la suite.

Une nouvelle canne? Il est sérieux? J'écoute la suite de ses explications non sans un brin de confusion sur mes traits. Depuis quand je mérite qu'il s'investisse dans un tel projet pour moi? « Je - t'as pas besoin de faire tout ça pour moi, tu sais. Enfin, je veux dire, c'est vraiment gentil, je - c'est Vi qui est derrière cette petite initiative? T'as pas le droit de me mentir. » Sauf qu'il en rajoute, précisant qu'en plus d'une canne toute neuve, le truc pourra aussi me servir d'arme. Le rêve. C'est ce que je tentais de réaliser, avec ma canne d'avant. Sans trop de succès, malheureusement, puisque je n'ai pas le talent qu'il faut.

Mais Ruben semble tellement vouloir s'investir dans ce plan un peu fou que je ne peux m'empêcher de le fixer, me demandant si c'est une autre blague. Oh, je ne m'arrête pas d'avancer, mais je suis encore plus lente qu'à l'habitude. On est déjà tout près de la scierie, de toute façon. « T'es vraiment sérieux, alors? » Il ferait ça pour moi? Pour m'aider à moins regretter ma vie à chaque seconde de chaque minute? J'ai du mal à le croire, sincèrement. Non pas que je le crois incapable de faire preuve d'autant de délicatesse, au contraire. Mais j'ai presque l'impression de voler des ressources - et du temps - à un groupe qui n'est plus le mien. Dans tous les cas, mon regard noisette est toujours planté sur lui, ne lui offrant que le silence - un classique. Je m'arrête finalement quand on arrive à destination, curieuse d'un seul petit détail, dorénavant.

« Parlant de meilleur ami, il est où, Joachim? »

Ruben m'assure que Violet n'a rien à voir avec cette initiative pour m'aider, avant de me bousculer en se foutant de ma gueule à nouveau. Je tente de sourire, même si ses mots me rendent peut-être un peu mal à l'aise. Quelqu'un d'autre qui pense à moi? Je ne sais pas si j'ai même déjà envisagé la chose, depuis mon retour. Et même avant ça. Il faut dire que je suis préoccupée par tout un tas de merde, dernièrement. Un tas de merde bien puant qui ne me quitte plus jamais.

Enfin, il me jure qu'il est sérieux, d'ailleurs, à propos de la canne. Mon copain ne semble pas trop capter pourquoi je doute de la chose, d'ailleurs. Je suis plus méfiante qu'avant, j'imagine. Même si je sais que ça n'a pas lieu d'être, avec lui. Il est probablement la seule personne à qui j'ose vraiment parler, avec qui je tente vraiment d'être moi-même. Parce que c'est Ruben, quoi. Je réalise lentement à quel point ça m'a manqué, de traîner avec lui. Et sa volonté de m'aider à me démerder est la preuve que je ne me trompe pas, à son sujet.

Mais je l'écoute me parler de Joachim et je dois dire que je suis surprise. Je fronce les sourcils, le regard posé sur lui. Il s'est évaporé dans la nature, alors? Personne n'a de nouvelles de lui? Je n'ai soudainement plus très envie de faire des blagues à la con, le pire, quand il ose avouer qu'il se sent largué. « Je suis désolée. Je savais pas. Je pensais le retrouver ici, enfin - » J'ai un petit rire plutôt acide. « Je pensais retrouver bien des trucs, mais au final... » Au final il a raison. Tout change. Je pose les fesses sur un tas de planche de bois, pas trop loin de mon ami, l'air triste.

Je ne suis pas triste de ne pas retrouver Joachim, en vrai. Je suis triste de voir l'effet que ça peut avoir sur Ruben, plutôt. Je le regarde commencer à bosser, ne sachant si je dois m'en mêler, sur le coup. « Tu me dis ce que je dois faire, okay? Parce que j'y connais que dalle. » Et j'hésite quelques secondes, avant de continuer. « C'est pas toi qui n'était pas suffisant pour le retenir, West. C'était pas ta faute. » Je lève mes billes noisette pour le regarder, pensive. « Ce sont ces idées à la con et ces masques ridicules qui nous retenaient trop fort. » Mais qu'est-ce que j'en sais.

« Ça t'arrive parfois de penser à ce qui serait arrivé dans ta vie si tu - si t'avais décidé de faire les choses autrement? Même pour une seule toute petite décision? » Parce que c'est vachement flippant.