Un visiteur extérieur aurait bien ri face à la scène dont nous étions, sans le vouloir, les acteurs. Perdre du temps à ramasser les grenouilles qui bondissaient et se camouflaient comme elles pouvaient. Les pauvres petites créatures sentaient venir le danger, inquiètes, elles essayaient simplement de se protéger pour ne pas se faire croquer. Mais malheureusement, la loi du plus fort était entrée en vigueur dans cette cuisine.

Les grenouilles qui avaient fui étaient dorénavant dans la marmite. Je souriais face au ridicule de la situation. Toutefois, le sourire se transforma légèrement lorsque Neil m’indiqua qu’il restait encore cinq grenouilles à transvaser. Plus les grenouilles à aller attraper à la mare, on en avait pour la journée.

- Tu ne voudrais pas qu’on aille directement au supermarché ? Dis-je en tentant l’humour.

Nous étions ridicules, mais nous le savions, nous nous en rendions compte. A peine la petite bataille gagnée qu’il fallait repartir à la guerre pour transvaser les grenouilles restantes. Il faudrait trouver une autre technique peut-être. J’indiquais mon idée à Neil.

- On pourrait peut-être mettre la main dans le sac pour attraper une grenouille et la mettre ensuite dans la marmite ?

La main sur le sac, j’eus soudain une question, tout aussi ridicule.

- En fait, ça peut mordre une grenouille ? Demandais-je, soucieuse de me faire mordre le doigt par un batracien.

Ça n’avait pas de dents, les « morsures » ne devaient donc pas faire incroyablement mal, mais je ne savais même pas si les grenouilles utilisaient ce moyen de défense pour se protéger des attaques. Je savais que les grenouilles venimeuses transmettaient leur venin par le toucher, il me semble, pas par une morsure comme d’autres créatures venimeuses. La question était peut-être ridicule, mais mettre la main dedans, sans vraiment savoir ce que je touchais (des grenouilles, certes), où je les touchais, etc. tout cela pouvait paraitre assez « inquiétant ».

Je me demandais ce qu’en penserait Josh s’il passait la tête dans la cuisine, en nous voyant nous battre littéralement avec des grenouilles. Il rigolerait sûrement, nous étions tellement risibles, à nous deux. Je n’imaginais même pas ce que cela allait devenir quand on serait dehors, sur la rivière, à essayer d’attraper deux grenouilles de plus pour le repas. Je sentais également que cela serait un autre combat à mener pour avoir au moins deux ou trois grenouilles par personne, ce qui, bien entendu, ne nous sustenterait que durant quelques heures. Le repas ne serait pas suffisamment dense pour remplir convenablement nos estomacs, surtout ceux de Robert et de Josh.

Allez au supermarché hein ? « Si seulement. »
Jamais il n’aurait imaginé regretter les grandes surfaces à ce point, ni que le monde s’écroulerait d’ailleurs, encore moins la famine qui les poussait à galérer pour trois pauvres grenouilles. Il tentait de sourire vaguement malgré tout. Ils n’avaient pas le choix, puis il avait été dans un presque pire état dans la forêt quand il avançait seul et sans but. Au moins ici il n’avait pas à flipper chaque jour des morts ou de quand et comment il pourrait se permettre de pioncer.
« Ça se tente. » Neil lui laissait le sac avec plaisir, au moins la prochaine échappée des batraciens ne serait pas de son fait. Ce serait déjà ça. L’autre question le rendait tout coi.

« Je crois pas… ‘fin ça doit pas faire mal… je suppose. » Les grenouilles n’étaient pas vraiment connues pour leur dentition, ni pour leur bec, ni quoique ce soit du genre. Il jetait un œil à la jeune femme. S’il avait toujours été un citadin flippé des insectes, quoique ça commençait à se calmer depuis sa vie forestière, elle n’avait pas l’air mieux lotie. Ils avaient l’air con putain. Deux enfants des villes qui découvraient des grenouilles pour la première fois. En tous cas Neil n’en avait jamais vu qu’une seule de près, une fois, et certainement pas touché.
Il récupérait la marmite pour la poser sur la table, à côté de Charlie. Ils devaient être synchro, à mesure qu’il y en aurait dans le contenant, ça allait devenir de plus en plus complexe d’en rajouter. Et c’est qu’elles ne désiraient que ça les petites, fuir et s’éparpiller.

Préparation, regard complice pour s’affirmer qu’ils étaient prêts et… ils recommençaient, avec une nouvelle technique. Le métis avait la vague impression d’avoir besoin de plus de concentration pour cette mission que pour gérer des morts. Probablement parce que l’ennemi du jour lui était inconnu, presque totalement. Les cadavres eux, il commençait à sérieusement s’y faire, même à en apprécier quelques aspects. Comme cette ferme en fait, doucement, surement, il parvenait à y trouver sa place. Faire le con avec les habitants aidait grandement aussi, fallait l’avouer.

Neil semblait d’accord avec moi, quant à l’idée du supermarché. J’esquissais un sourire. En effet, cela serait tellement mieux si nous pouvions nous rendre tout simplement au supermarché. Ce serait tellement plus facile. Pourtant, ce n’était plus dans ce genre de monde dans lequel nous vivions, il nous fallait vivre ainsi, à présent. Quant à mon plan, Neil semblait « emballer ». De toute façon, nous n’avions pas vraiment d’autres alternatives – enfin, si, ce serait peut-être plus simple de chercher ailleurs, de partir en ravitaillement. Ce serait plus long, mais moins « périlleux » que se battre avec cinq pauvres grenouilles.

Quant aux prétendues morsures de grenouille, j’en fus reconnaissante à Neil de ne pas se moquer ouvertement de moi. Il avait l’air d’en connaitre autant au sujet des grenouilles que moi, cela me rassurait. Toutefois, son ridicule lui donnait juste envie de rire d’elle-même, d’eux-mêmes. Ils étaient si ridicules. Heureusement que le dicton concernant le ridicule était vrai : le ridicule ne tuait pas. Ne pas manger, en revanche, si. Donc, ils étaient obligés d’être ridicule s’ils voulaient pouvoir se nourrir convenablement pour le déjeuner. Deux malheureuses grenouilles par personne. Robert allait avoir encore faim, ne parlons même pas de Josh. On allait devoir finir par prendre les invités pour la viande, pensais-je ironiquement.

Neil se prépara, je me préparais psychologiquement également. Fin prête, je soufflais un bon coup, prête à plonger ma main dans le sac pour en ressortir une grenouille. Je forçais l’ouverture pendant que Neil veillait à ne pas laisser des grenouilles sortir. La sensation dans le sac était déroutante, visqueuse, assez désagréable. Je ne savais pas ce que je touchais, cela ne rajoutait pas au charme. Avec une mine de dégout, je serais la main sur ce que je pensais être le corps d’une grenouille et ressortit vivement. Puis, j’ouvrais la marmite et mis la grenouille (que je tenais bien par le corps) dans cette dernière. Ma mine de soulagement dut faire rire Neil, j’étais vraiment et complétement ridicule.

- Et bien… C’est pas aussi rigolo que je le pensais, avouais-je en ricanant bêtement.

Je répétais l’exercice, prenant le coup de main plus ou moins rapidement. La périlleuse mission avait dû prendre plus de temps que nécessaire, mais au moins maintenant, toutes les grenouilles étaient dans la marmite. Je n’avais connu qu’un seul accident de parcours : une grenouille s’était à nouveau échappée et nous étions repartis, Neil et moi, à la quête de la grenouille disparue.

- Ce sera peut-être plus facile d’aller les prendre à la rivière. Pourvu que Josh n’ouvre pas la marmite en se demandant ce qui pourrait se trouver. On devrait laisser un mot, proposais-je en imaginant la tête de Josh lorsqu’une grenouille lui sauterait au visage.

Finalement, j’hésitais à laisser un mot. Ce serait follement tordant d’assister à cette scène. Pourtant, je n’hésitais pas longtemps de un, parce que je n’étais pas sûre d’y assister puisque je serais sûrement encore dehors à la recherche d’autres grenouilles et de deux, je ne voulais pas revivre la même scène (ni même vivre le risque d’en perdre quelques-unes).