Hein ? T’as dit quelque chose ?

J’ai cru l’entendre marmonner un truc, pas forcément très important mais assez pour donner l’impression qu’elle voulait s’affirmer. Pas que ça m’intéresse franchement, on sait juste jamais. Si elle a des trucs intéressants à dire, autant que je puisse l’entendre et que je sache quand c’est. Enfin, j’passe de toute façon rapidement à autre chose quand elle me rattrape pour me proposer un deal. Elle a un regard presque décidé, qui se plante dans le mieux sans que je pige quoi que ce soit, avant de se détourner vaguement l’instant d’après.

Elle me doit la vie, qu’elle dit. C’est bien vrai. Même si, honnêtement, j’ai pas vraiment cherché à la sauver. Je savais même pas qu’elle était là en débarquant, sa découverte a été juste un hasard de plus dans ce monde de pute. Alors pour le coup, l’affirmation qu’elle a une dette envers moi, elle me pose un peu un souci. Mais je pense à Jarod : lui tirerait largement avantage de la situation. Une dette, ça se creuse, ça se travaille, surtout une dette de vie. Qu’est-ce que je pourrais obtenir de Johanna ?

Mon regard la sonde un long moment, de haut en bas, avant de m’ancrer à nouveau dans ses yeux un brin fuyants. Elle danse un peu sur ses appuis, respire pas la confiance mais elle a l’air d’avoir pris sa décision dans tous les cas. Donc… Autant que je respecte ça, non ?

Ta vie vaut un peu plus qu’un paquet de clopes ? T’es marrante toi, que je souris, l’air de lui dire qu’elle me fait une bonne blague. Que ça vaudrait sans doute un poil plus que ce qu’elle propose si elle a envie de s’aventurer sur ce terrain-là. Mais tant pis, hein. C’est pas moi qui suggères : Si tu veux ouais, mais juste…

Juste une œillade vers l’extérieur avant de revenir vers elle, si elle a le courage de se planquer au lieu de se battre, ça risque d’être compliqué si une autre situation comme ça se présente. Je vais pas m’inquiéter pour elle et lui sauver les miches à chaque fois, j’ai passé l’âge de ces conneries :

Sois pas un poids, ok ? Fais juste ce que je dis quand j’le dis. C’est tout ce que je demande, en sortant du magasin. L’air extérieur fait du bien parce qu’il sent moins la poussière. Mes poumons encrassés respirent autre chose. T’es pas d’ici, pas vrai ? Canada ? T’as traversé la frontière ?

Calgary ? C’est où, ça ?

J’ai pas trop voyagé, il a fallu toute cette merde pour que je quitte le Tennessee. Je sais pas ce que ça dit sur moi, probablement que je me suis trop laissé aller du temps où ça avait de l’intérêt de sortir de sa zone de confort. Ça m’a réussi pourtant, vu que je suis encore en vie aujourd’hui. Même si je crois que si je reste comme ça, c’est davantage pour endurer que pour vraiment vivre. Je suis même plus à m’dire que je survis, c’est… C’est plus compliqué, disons. Et tout le monde comprend pas ce que ça veut dire.

Non, non… que j’reponds, un peu sur le pouce. Un peu au milieu de la rue, je fixe autour de moi à la recherche d’autre chose. Je suis né à Memphis, j’y ai grandi. On est partis avec mon frère au début de cette merde, et voilà…

Ça fait une trotte, j’veux bien l’admettre. Mais Bambi, elle vient de loin aussi apparemment. J’imagine que les choses ont été très différentes pour elle. Y’a qu’à la voir comme ça, elle paie sérieusement pas d’mine. Elle cache sans doute des surprises, où à défaut, une utilité quelconque qui implique qu’elle soit encore bien vivante après tout ça. J’ai sans doute pas vraiment idée de ce que c’est.

On voulait aller au Canada, mais… Arrivés à Chicago, on nous a dit qu’ça valait pas le coup. J’ai un petit rire amusé en y pensant. Ça nous a fait bifurquer vers l’Ouest à ce moment-là, nous tirer en prenant ce qu’on avait à prendre à ce moment-là. Jarod a été notre locomotive, pour m’amener jusqu’à elle. Du coup, ça fait… Quoi ? Un an, p’t’être un peu plus, qu’on traîne dans le coin. J’commence à bien connaître ouais. Contrairement à elle, j’ai l’impression. T’es arrivée y’a peu, c’est ça ? Donc Seattle, c’est pas trop comme ta poche…

On marche encore un peu, pas vraiment en silence. La discussion se fait un peu hésitante, elle me laisse parler et lui expliquer tout un tas de trucs à la con. J’hésite jamais à rallumer une clope, à la coincer entre mes lèvres. J’ai le temps d’en fumer deux avant qu’on se retrouve dans une vieille boutique, un marché où y’a plus rien de consommable mais on essaie quand même de voir si la chance nous suit. Pas vraiment.

Entre deux étagères, je l’avise d’un regard en coin, avant de m’accouder à l’étale et la fixer pour de bon. Clope au bec, l’air de réfléchir :

Y’a un hangar pas très loin, où y’a beaucoup de… Voyageurs, comme nous, qui se rassemblent. Si jamais, tu pourras y faire ton marché, et si t’as des trucs à vendre, ça sera l’occasion.

C’est pas une communauté. Je rectifie ça vite fait pour pas qu’elle se fasse de fausse idée, sinon ça va aussi m’donner l’impression qu’elle écoute pas quand je parle. Et j’aime pas trop quand je parle dans le vide. Je veux dire les choses qu’une fois, et laisser les autres les prendre en compte – ou pas. Le reste, ça me concerne pas vraiment, à croire que c’est comme ça que je fais ma B.A. C’est un hangar.

Oui, bon, là, je le répète. Mais Bambi est gentille, et p’t’être qu’elle est plus vive que moi alors que j’ai cinquante balais bientôt. Ce que j’veux dire, c’est qu’elle a l’air trop timide de toute façon pour vraiment s’imposer, la manière dont elle parle en dit déjà long sur sa confiance en elle, et sur combien elle doit compter à ses yeux. J’mettrais pas plus d’un billet sur sa survie ici toute seule, même si elle être mieux comme ça, j’ai du mal à croire que ça soit aussi vrai qu’elle l’affirme.

Ou alors, que jusqu’ici, elle a eu qu’une chance insolente en la matière. C’est sûrement ça, en vérité.

Fais d’gens qui se disent comme toi, qu’ils sont mieux tous seuls, mais tu vois, ils savent qu’ils ont parfois besoin des compétences des autres pour s’en sortir. Et je tapote ma tempe sur le coup. Parce que le savoir, c’est le pouvoir, et mon frangin me le répète assez depuis qu’on est ici. S’il glane autant d’infos à droite à gauche, s’il se fait une toile de savoir, c’est pas pour rien. D’aucun dirait qu’il a une obsession pour le pouvoir, qu’il a peur d’en manquer, moi j’sais pas. C’est un truc de gens intelligents, ça, non ? Alors j’peux pas le comprendre. Ouais. Il s’appelle Jarod, il a…. Quinze ans d’moins que moi.

A peu près. Ça fait un putain d’écart d’âge, mais j’ai vraiment de l’admiration pour ce gosse. C’est à sa réussite que je définis ce qui est bien avec lui. C’est un gamin compétent, plus que ça même. Il a été là ou j’aurais jamais pu aller. Moi, j’ai pas eu de chance, et je suis trop bête de toute façon pour savoir quand saisir les bonnes opportunités. Mais eh, j’ai bien vécu, et une fois, une femme m’a aimé au point d’avoir un enfant avec moi. Une autre était prête à en faire autant. C’est que même si je suis pas le meilleur parti, j’en suis un finalement.

Dans la famille, c’est lui le plus intelligent. Que je précise par principe. Et toi, t’as pas d’sœur ou d’frère ? T’es fille unique ?