Si la vie était tout aussi difficile que d'ordinaire, elle semblait depuis quelques temps plus clémente avec un Jeff pour le moins transformé. Ses allées et venues entre le port et le motel où habitaient les filles rythmaient sa vie, il s'absentait de plus en plus, ayant l'impression d'être un chien fou qu'on laisse gambadé après être resté bien trop longtemps enfermé à la maison. Ce bateau, il ne s'y faisait pas et le comportement conservateur et vieux jeu du chef pirate ne faisait qu'aiguiser un peu plus sa patience et ses nerfs. Si Jeff cherchait avant tout à avoir la paix, cela l'obligeait de quitter le bateau sur lequel il avait élu domicile, pour ne pas risquer d'envenimer les choses avec Liam. Lucia avait été gentille avec lui, très patiente, mais Jeff commençait à être agacé de son caractère si soumis à son mari. Ils s'aimaient, cela se voyait bel et bien, mais c'était aussi ce que le tatoué ne supportait pas.

Alors il avait laissé un mot, sur ce tableau du No Man's Land. Il avait envie de revoir Jamaal, qui s'était avéré être un compagnon de route plutôt sûr et agréable. Ce qui avait frappé surtout notre ancien surveillant, c'était la transparence de Jamaal. Ce dernier disait les choses qu'il voulait, sans se soucier de quoi que ce soit, mais paraissait tout de même être conscilliant. Et surtout, il n'émettait aucun jugement : c'est ce qui avait plus à Jeff. Ce dernier avait l'habitude d'être en permanence jugé par les autres, depuis toujours : la société, le monde du travail, les familles, les administrations et par la suite les autres survivants.

Arrivant près de l'aiguille de Seattle, l'ancienne soucoupe volante significative aux yeux de Jeff, celui-ci se rappela qu'elle avait subie la même chose que de nombreux édifices de la région, probablement du monde : le temps, l'érosion et le manque d'entretien humain avait eu raison des bâtisses modernes, des infrastructures loufoques, pensées par l'Homme. La nature reprenait ses droits depuis toutes ces années, ce qui faisait rire Jeff. Il faisait parti de ce peuple de singe qui n'étaient définitivement pas les bienvenus sur cette Terre désormais.

En apercevant la silhouette du brun au loin, au pied de l'édifice, Jeff esquissa un sourire en coin, son éternel sac à dos d'adolescent sur le dos. Ses cheveux étaient en bataille, ils commençaient à repousser de manière anarchique après qu'il les ai coupé à la hâte pour ne pas subir l'attaque des poux qui sévissaient ces derniers temps dans la région. Il fit un signe de main à Jamaal et répondit à son exclamation : « Le plus indien des caribous ! »

Jeff se pencha alors sur lui et lui tendit le bras pour l'aider à se relever et lui faire une accolade chaleureuse. Jamaal sentait la cigarette et très légèrement l'alcool, une odeur que Jeff connaissait bien et reconnaîtrait entre mille. Il lui rendit son sourire et sorti de sa poche son petit pochon dans lequel il gardait quelques vieilles cigarettes qui avaient connu des jours meilleurs. « Ecoute depuis notre dernière petite ballade ça va ! J'm'ennuyais des p'tits mousses alors me voilà ! » S'exclama Jeff en allumant sa cigarette, légèrement tordue, à l'aide d'un vieux briquet coupe-vent qu'il avait trouvé il y avait de ça longtemps sur un cadavre.

« Pas loin d'ici, y a un musée scientifique et même un musée pour enfant, y aurait moyen de trouver pas mal de trucs qui pourraient intéresser les gens du troc ! » Jeff pensait de plus en plus à proposer ses services pour le troc qui était assez répandu dans la région du No Man's Land. À ce propos, il se confia à son compagnon d'infortune : « J'me suis dit que ça pourrait être intéressant. C'que j'sais faire de mieux, c'est fouiller les environs et dégoter des trucs super ! J'm'en fiche de ces merdes, alors j'me suis dit "pourquoi ne pas faire un business", qu'est-c'que t'en dit ? » Jeff n'était pas particulièrement matériel tout simplement parce qu'il n'avait jamais rien eu dans sa vie. Seulement, après mûre réflexion, il pensait que la cupidité des survivants pourraient lui permettre de vivre un peu plus tranquille et d'obtenir des faveurs diverses et variées.

Jeff savait parfaitement qu'il trouverait en Jamaal un compagnon de route idéal : il était indépendant, de bonne compagnie, plutôt fiable, débrouillard, mais aussi assez transparent avec lui pour ne pas qu'il se sente mal à l'aise, envieux ou colérique. Il fallait qu'ils apprennent encore à se connaître, mais pour le moment, Jeff était bien content de lui avoir parlé de son projet. Il savait qu'il avait à faire à un homme qui lui serait un partenaire précieux pour ne pas dire essentiel. Il lui rendit une tape dans le dos, un grand sourire aux lèvres avant de hocher la tête d'un air entendu.

« J'étais sûr que ça t'plairait ! » Lâcha-t-il avec un enthousiasme peu modéré à l'adresse de l'ex-hockeyeur. Ils se mirent alors en route vers le musée de science. Sur la route, Jeff donna un peu plus de précisions sur ce qu'il avait en tête : « Tu vois justement, tout le monde cherche toujours les mêmes trucs : de la bouffe, des médoc's, de l'alcool, des clopes et toutes ces merdes dont on a besoin. Des fringues à la limite, j'en ai déjà vu passer dans les affaires de troc. Mais j'voulais viser encore plus... Prenium. » Le tatoué haussa un sourcil, ravi de la formulation de sa phrase et esquissa un sourire lorsqu'ils arrivèrent à l'entrée du musée.

Le ton faussement choqué de Jamaal fit rire Jeff qui l'imita et sauta par dessus le tourniquet. Il haussa les épaules, facile. Puis, impressionné par le vestige de l'architecture moderne que constituait le musée, il donna un coup de coude à Jamaal pour qu'il observe le tout avec lui. « Bordel... J'suis jamais rentré dans un machin comme ça ! » Effectivement, bien que Jeff soit quelqu'un de plutôt cultivé, assez à l'aise avec la littérature notamment, il n'avait jamais été un bon élève à proprement parlé ni quelqu'un de très érudit. Cela était en parti dû à son contexte social et économique : on avait fait de lui un enfant du système, devenu par la suite un adulte du système qu'il fallait réinsérer malgré tout dans la société, ce qui n'était pas une mince affaire, pour ne pas dire un échec courru d'avance. Il jeta un petit regard à Jamaal pour voir si celui-ci n'émettrait pas de commentaires à ce propos puis détourna la tête pour avancer dans la cabine de sécurité à l'entrée du musée. Pas de trace de cadavre, pas de trace d'un garde décomposé quelque part. « Ca m'étonne pas, j'pense pas que les gens aient insisté pour continuer d'aller visiter c'machin quand ça a commencé à être la merde. » Commenta le tatoué en sortant la tête de la fenêtre de service par laquelle il observait la petite cabine.

« On check si y a pas de mordeurs et on s'fait une visite ? » Proposa alors le tatoué avec un soupçon d'enthousiasme dans la voix.

La réponse de Jamaal fit faire volte-face à Jeff, qui tourna rapidement son regard vers lui. Cependant, le hockeyeur ne se vantait pas. Et surtout, le plus important : il ne jugeait pas Jeff. Son regard transpirait l'innocence, cela avait quelque chose de touchant et de profondément humain. Jeff ricana à la remarque du jeune homme et hocha la tête en détournant son attention sur le guichet d'entrée. « Ouais... J'ai toujours été un peu avant-gardiste tu vois... » Répondit-il en faisant semblant de se passer une main dans les cheveux lorsqu'il sortit la tête de là. Il haussa les épaules et poursuivit sa route, suivi de près par Jamaal.

Ils firent le tour de la cour. Jeff levait le nez sur ce qui les entourait. Auparavant, cela devait être magnifique, mais le spectacle ici était également saisissant. Il y avait quelque chose de profondément triste dans l'atmosphère. Ce lieu avait sûrement été gorgé de monde auparavant. Et Jeff le savait, il ne s'agissait pas de pauvres âmes comme lui, mise à part ceux qui bénéficiaient des avantages des associations carritatives, ce genre de choses. On parlait là du beau monde, des écoles des beaux quartiers en sorties scolaires, des rires discrets et distingués. Jeff n'appartenaient pas à ce monde, du moins à ce monde qu'il imaginait dans son esprit fou.

Il rit cependant lorsque Jamaal se dirigea vers la porte qui à leur grand étonnement était restée ouverte. Jeff entra comme un comte à l'intérieur de la batisse et découvrit un endroit impressionnant, vaste. Les scultures et maquettes de démonstration avaient l'air presque hantées. Un frisson parcouru la nuque du tatoué qui secoua la tête pour chasser cette pensée enfantine de son esprit. « Y doit y avoir des trucs vraiment super par ici !! » S'exclama-t-il alors en commençant à tripoter une sorte de roulette qui servait à provoquer une réaction d'électricité statique sur les cheveux d'un buste factice. Il jeta un oeil à la perruque : il s'agissait d'une perruque blonde, raide, avec une frange nette. Jeff l'enleva de son crâne de plastique et ouvrit son sac à dos pour la fourrer à l'intérieur.

« J'veux parler de ce genre de trucs justement ! » Dit-il alors que Jamaal l'observait ranger la perruque dans son sac. « Tu vois, j'ai fait pas mal de tour au motel, j'sais pas si tu vois où c'est ? Y a plein de nanas là d'dans. Des chics filles ! » Jeff roula des yeux et ne put s'empêcher de sourire et de lâcher un ricanement semblable à un aboiement de chien. « Bref. J'commençais à avoir l'idée d'un business, mais dans l'coin, tout le monde gère déjà le troc de bouffe et de truc pour s'défoncer la gueule. Alors j'ai pensé à ce genre de connerie. » Jeff s'approcha de Jamaal et d'une autre maquette et l'observa pour voir s'il n'y avait pas une bricole à récupérer dessus. « Y a un tas d'gens ici qui veulent encore obtenir certaines choses : des fringues, du maquillage, des objets plus ou moins utiles, des merdes sentimentales tu vois l'genre ? » Jeff arqua un sourcil avant de tourner la tête : il n'y avait aucun bruit depuis qu'ils étaient entré, mise à part la voix de Jeff et de Jamaal qui semblait presque se répandre dans l'enceinte du bâtiment.

Jeff baissa alors légèrement le ton, comme si quelqu'un pourrait surprendre leur conversation. « Moi j'm'en carre complètement de ces conneries. Mais pour eux, c'est important, et ils sont prêts à payer un tas d'trucs pour ces merdes ! » Jeff hocha la tête avec insistance et approcha son visage de Jamaal pour le convaincre davantage du profit qu'ils pouvaient se faire. « Les nanas du motel m'ont déjà fait par de plein de trucs qu'elles voudraient se dégoter, pour faire de leur piaule un truc plus classe, moins crado. Des trucs que beaucoup de troqueurs refuseraient d'aller chercher pour ne pas prendre de risque débiles selon eux. Moi j'suis prêt à les prendre ces risques ! »