L’espace d’un instant, je me retrouve dans une bulle. Cette assiette se retrouve sur une table vernie, sur laquelle trônent plusieurs dessous de plats stylisés sur lesquels les assiettes viennent se poser. A droite, dans ma main, une fourchette, et à gauche, un couteau. Mon visage se lève, et je revois alors les vitres embuées du restaurant auquel nous nous rendions tous ensemble, les gars et moi, durant nos temps au pays. On s’y rendait au moins une fois toutes les deux semaines, et je m’étais habitué à voir leurs vitrines embuées, leurs lettrages floqués indiquant le nom du restaurant, disparaissant à moitié sous l’assaut de l’humidité.

L’hiver Californien était plutôt doux, mais l’air venant de l’océan charriait avec lui cette humidité ambiante qui, au plus sombre de la nuit, devenait parfois glaciale. Nous, on était au chaud, nos assiettes dégoulinant de viandes, de sauces et de fromages. Il y avait face de pet, Gunner et tous les autres. Ah, ces mecs étaient des types géniaux. Ils me manquent.

La dernière question de Lisa me sort de ma rêverie cependant. Mes yeux qui, jusqu’ici, regardaient dans le vague, regardent à nouveau l’intérieur de mon assiette vidée de tous ses condiments. Passant un bout de pain pour saucer, je l’avale goulument, avant de tout faire passer par une dernière gorgée de whisky.

Que vais-je faire cette après-midi ? M’entraîner ? Nettoyer les armes ? Bricoler des véhicules ? Retaper deux ou trois choses dans la maison ? Cela me peinait de l’avouer, mais je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire. Il faut dire que demain, je devais partir en expédition. Et cette expédition devait permettre de rapporter des médicaments et des ustensiles et du matériel médical pour le groupe. Il était prévu que nous partions entre deux et quatre jours. Après trois années à errer dehors, je savais pertinemment à quoi ressemblait la vie dehors. Dormir n’était pas évident, se reposer non plus. Trouver un endroit où se poser pour se répartir les lieux de fouille, n’allait pas être évident, loin de là. Peut-être que cette après-midi devait être dédiée au repos finalement ?

- Un peu d’repos, pour une fois. J’pensais m’poser sur l’porche, dans un hamac, ou sur un transat, avec une bonne bouteille, un de mes derniers cigares, et juste… Profiter. Demain, à c’t’heure, j’serais dehors. Alors avant, ce s’rait judicieux d’prendre un peu d’repos. Et toi ? T’as prévue quoi ? T’occuper d’la librairie ?

C’est vrai, Lisa n’était pas soldat, mais j’avais remarqué que son emploi du temps était tout de même très pris, la plupart du temps.

Ainsi, nous étions sur la même longueur d’onde. La chose était plutôt drôle et intéressante. Nous, qui étions si différents, qui n’avions aucun centre d’intérêt en commun, qui n’avions pas la même vie, voulions, en cet instant, la même chose : un peu de repos. Peut-être qu’en réfléchissant, cet objectif commun à court terme n’était peut-être pas totalement dû au hasard. C’est vrai. Qui, en été, durant une belle journée, ne voudrait pas profiter d’un transat, ou d’une chaise longue, ou d’un rocking-chair, sur un patio à l’ombre, avec un vent agréable, un verre d’une liqueur adorée, et un bon cigare ? Pas moi ! Et visiblement, pas Lisa non plus ! Et puis j’commence à l’apprécier la p’tiote.

- Ca m’va.

Une réponse sobre, mais pas moins sincère. Sa présence ne me dérange pas, et ne m’ennuie pas. Au contraire, je trouve qu’elle possède quelque chose d’apaisante, quelque chose de simple. Comme si toutes les barrières de ma vie, tous les moments difficiles, tous les comportements machos adoptés pour survivre à la troupe, à l’armée, à la guerre, n’étaient plus que choses inutiles ici, qui n’avaient plus leur place. C’était comme une pause dans une vie difficile.

Après cela, nous partons. Je me lève en premier, remercie Casey et l’ensemble des gens présents ici pour le moment agréable, et pars. Je ne vois rien des affres de ce second verre qui secouent Lisa. M’attendant à l’avoir derrière moi, je ne m’attendais pas à autant de distance, et je ralentis en regardant discrètement derrière moi. Son pouffe de rire ne m’échappe pas, et m’arrache un rictus de ma lèvre inférieur, en un sourire à moitié caché. Elle tente de rester à ma hauteur, lorsque soudain… Woooooooooooh !

Elle chute, et s’agrippe sans crier gare à mon bras qui n’en demandait pas tant. Heureusement pour moi, la différence de poids m’aide à rester bien ancré au sol, et surtout, son petit cri m’aura averti de la situation visiblement peu confortable pour elle. Elle s’accroche et pend à mon bras comme le fait le bébé chimpanzé à sa mère… Ou à son père, vu la situation. Ou… Ouais non, oublions.

Encore une fois, Lisa tombe, et ne se retiens qu’à moi pour éviter une cuisante déculottée. Comment allait-elle faire dans les prochains jours ? Très bonne question… Pour sûr, ce ne sont pas nos colocataires qui l’aideront dans ses chutes… Une idée me vint…

- J’sais pas… Mais là, j’ai une idée.

Je prononçais ces derniers mots d’une voix typique de celui qui fait un effort. En effet, alors que je terminais ma phrase, je décidais d’agripper Lisa par son bras droit, celui qui me tenait encore à elle. Mon bras droit, lui, vint chercher sa taille, et sans autre forme de procès, je la soulevais d’un trait pour la placer sur mes épaules, tel un sac de patates.

- V’la. Là, t’pourras plus tomber !

Et je repris la direction de la maison…

Sa croupe sur les épaules, une main sur l’arrière de sa jambe gauche pour la maintenir, je ne pus m’empêcher d’entrevoir les courbes et le galbe d’un fessier somme toute marqué et dessiné par des us sportifs et des habitudes travaillées. Cette vue m’accompagna ainsi jusqu’à l’entrée de notre demeure, où je la déposais enfin. Son regard faussement emprunt de colère, et son coup sur ma poitrine, m’arrachèrent un rictus de sympathie, et lorsqu’elle m’annonça qu’elle aurait de toute façon été capable de marcher… Je ne fis qu’une moue désappointée, et un haussement d’épaule.

Elle propose que nous nous posions ensemble dans jardin, afin de prendre un peu le soleil, le temps de changer d’habits.

- Allons-y !

Elle monte les escaliers la première, et je lui emboite le pas. Encore une fois, je possède une vue agréable sur son fessier, mais cette vue-ci, je l’aurais déjà admirée à plusieurs reprises étant donné que nous vivions ensemble, mais cette fois-ci, c’était quelque peu plus agréable. Elle rejoint sa chambre, et moi, la mienne. Je n’y reste pas longtemps : j’enlève ma chemise de combat, et ne garde qu’un t-shirt militaire, et mon treillis, sans les protections de genoux dans les poches adaptées. Et, bien-sûr, je gardais mes chaussures tactiques.

Je pris également une de mes propres bouteilles de whisky, une de celles que j’avais eu la chance de trouver il y a quelques semaines, lors d’une expédition tout à fait basique. Dans une vieille cave, fermée à clé en plus d’être renforcée par une barre de métal cadenacée, je les avais trouvées, ces bouteilles aux liqueures ambrées. Un délice pour les yeux, et un exceptionnel nectar pour les papilles. Je n’avais pu en embarquer qu’une dizaine dans un carton déjà scellé. Aussi, avec ceci, je pris un de mes derniers cigars.

Et je descendis dans le jardin. Bien-sûr, j’avais été bien plus rapide que Lisa, aussi avais-je eu le temps de choisir la meilleure place : une magnifique rocking-chair, que j’affectionne tout à fait. A côté, une petite table basse, sur laquelle je posais la bouteille et un verre, et un cendrier. J’étais préparé à passer quelques heures agréables. Je les avais sans doute bien mérités, ces heures agréables.

Un rocking-chair, un cigare, une bouteille, un verre, je crois qu’il ne me manque qu’un peu de saucisson, de la charcuterie et une viande grillée sur un barbecue, et l’instant serait parfait. Mais honnêtement, je ne peux pas me plaindre. L’instant est réellement agréable, et la compagnie de Lisa l’est tout autant. Ces deux verres d’alcool semblent l’avoir déridée, elle parait bien plus détendue, et moins stressée.

J’allume donc mon cigare, en coupant une extrémité d’abord avec un petit appareil d’acier. Prenant deux allumettes, je les craque en même temps, et porte le cigare à ma bouche. J’approche les flammes, et prend plusieurs bouffées afin d’aider les feuilles de tabac à s’allumer. Et la magie opère ! De belles volutes s’échappent, et je sens mes poumons qui s’emplissent de cette fumée aux fragrances légèrement noisette. Mon verre est rempli, et j’en vide la moitié. Ce whisky est tout simplement délicieux.

Lisa revient, et s’installe sur un fauteuil à côté de moi. Elle semble intéressée par ma bouteille, et la prend de ses mains. Je redresse ma tête, et regarde avec attention cette bouteille qui m’aura demandé tant d’effort pour la ramener ici, passer entre ses doigts frêles. Une pulsion intérieure me secoue, alors que je m’apprêtais à lui sauter dessus pour garder ma bouteille ! Ma bouteille à moi ! Mais je me ravise. Elle a juste l’air curieuse, et demande même à goûter.

- Hum… D’accord.

Je mets le cigare à ma bouche, le temps de resservir un peu ce verre bien vidé. Prenant une bouffée, je repose le cigare et expire la fumée loin de Lisa, pour ne pas l’incommoder. Je lève ensuite le verre, l’incline d’un angle d’environs 45 degrés, et le montre à Lisa, en lui faisant faire une rotation.

- Mais avant d’gouter c’whisky, t’vas apprendre à l’apprécier. D’jà, r’garde sa couleur face au soleil. C’te couleur ambrée, ça montre qu’le whisky est d’qualité et qu’il s’ra sans doute assez amère. Ensuite, en tournant l’verre comme ça, t’verras des p’tites trainées transparentes, c’l’alcool. Plus y’en a, plus ça signifie qu’le whisky est fort, et qu’il aura d’l’arome en bouche. Ensuite, faut l’sentir. Et après, faut l’gouter. Vas-y maint’nant.

C’est vrai après tout, je n’allais quand même pas laisser une novice boire un tel whisky sans lui apprendre les rudiments de la dégustation d’une telle liqueur ! Par le passé, une telle bouteille devait bien coûter dans les cent ou deux-cent dollars ! Au moins !