Eliza esquisse un sourire alors que la proposition se concrétise, et, une nouvelle fois, elle obtient l’opportunité de recueillir toujours plus de renseignement. Elle n’a pas à attendre bien longtemps d’ailleurs pour étendre cette opportunité dans l’immédiat. Adrienne se dévoile un peu, dénoue en quelques phrases le sinueux chemin de sa vie, visiblement. Un oiseau aux ailes brisés, qui n’a pas abandonné son rêve d’arpenter les cieux. Visiblement, elles partagent des choses ; leur détermination est probablement forgée dans le même acier. Elle lui prête une oreille attentive, alors qu’elle ne tente pas de cacher les émotions qu’exprime son visage au fil de son récit.

Elle acquiesce lentement, silencieusement quelques instants après qu’elle termine son récit. Elle aimerait en savoir plus, sur son ancienne vie, sur ce second compagnon. Mais, le fait qu’elle n’ait pas développé la pousse à maintenir une certaine pudeur et ne pas pousser trop loin. Elle ne peut s’empêcher de commenter, néanmoins :

« Vous êtes bien loin du Nevada » elle se tait un instant, puis, reprend sur un ton plus léger : « Le climat de France vous manquait, et vous êtes venu le retrouver ici ? » elle dit ça, parce que systématiquement, lors de ses courts séjours à Paris, il pleuvait. Elle sait que les climats en France sont extrêmement divers et variés, mais elle espère que sa question engendre des explications qui lui permettraient d’en savoir toujours plus sur elle.

Elle ne peut s’empêcher de tisser sa petite toile d’information, tranquillement, prudemment, s’intéressant sincèrement aux autres ; un trait de caractère qui a probablement fait d’elle une espionne aussi efficace. Elle donne l’impression d’être à l’écoute, en plus d’être généralement considérée comme au moins sympathique.

Alors qu’elle attend patiemment sa réponse, elle continue de la dévisager sans crainte ; se demandant si la cicatrice qu’elle porte sur son front est lié à son accident, et à sa perte d’acuité. Elle ne manque pas également de savourer sa boisson, un simple thé ; dont elle ne se lasse pas de la chaleur et de la saveur en cette froide période. Elle est intriguée par ce drôle de personnage ; dont le profil ne colle pas vraiment avec les pilotes, relativement nombreux, qu’elle a connu dans sa vie.

Bien loin du Nevada, oui, bien trop loin de ces cieux toujours cléments et de ces pilotes qui venaient de loin pour se mesurer les uns les autres. Je pourrais me sentir nostalgique à ces jours que je peux qualifier d’heureux et sans soucis… Je laisse planer quelques secondes de silence encore avant de reprendre la parole et de lui dire avec franchise : « En réalité, ça se rapproche plus de ce que j’ai vécu quand j’étais en Russie entre 2009 et 2010. La pluie, l’humidité, le soleil qui ne se montre jamais quand on a besoin de lui. » Mais cette réponse appelle certainement à savoir pourquoi j’étais ici et comment j’étais passé du Nevada à Seattle, ce n’était pas un trajet anodin, même pour une pilote comme moi.

Je lui dis ensuite, qu’elle soit au courant et que nous évitions encore une fois les questions sans intérêt aucun : « J’étais à Vancouver quand c’est arrivé, quand la chute est arrivé, nous participions à une réunion, une sorte de meeting privé. » Un souvenir à la fois chaleureux et douloureux. Je repense à tous ces moments que nous avons partagés, je revois encore mes derniers instants dans ce monde que j’aimais tant et je me rappelle avec douleur de la mort de Daniel.

Je lui explique brièvement en quoi cela est censé consister : « Une semaine de vol, d’acrobaties, les vacances parfaites pour quelqu’un comme moi et normalement, à l’issue de celle-ci des pilotes de l’USAF, des amis de Danny, auraient dû nous rejoindre.» Nous les aurions affrontés dans un combat simulés, civils contre militaires, un amer regret qui me sert parfois le cœur car repenser à ce stage me rappel la perte de Danny et de tous les amis que je pouvais avoir à l’époque.

Mais je me dois de garder à l’esprit que mes amies des Nightwitches sont peut-être encore vivante et qu’elles peuvent continuer à voler. Je les chasses de mes pensées, ce n’est pas leur faire honneur que de penser à elles avec cette pointe de jalousie non méritée. J’observe Elizabeth quelques instants, curieuse de savoir ce qu’elle pouvait bien penser de cette affaire, de cette conclusion, que pouvait-elle penser de moi d’ailleurs ?

Une question anodine, et une réponse intéressante. Elle dévisage son interlocutrice, alors qu’elle lui annonce avoir passé un séjour relativement long en Russie. Elle ne manque pas de réagir avec un petit sourire amusé, acquiesçant simplement, avant de répondre, mais en russe :

« Sauf qu’ici, la vodka est moins bonne » voilà un moment qu’elle n’avait pas pratiqué, mais, elle déroule plutôt bien cette langue si particulière. La parler lui fait donne des frissons, un élan de nostalgie. Elle l’a apprise de manière assez vivante, travaillant occasionnellement avec des mercenaires russes, s’attachant même un peu trop avec l’un d’entre eux. Mais elle n’a jamais eu la chance d’aller en Russie ; ce n’était simplement pas possible pour elle, pour des raisons évidentes. Dans la guerre du renseignement, on n’était jamais trop prudent.

Elle écoute le reste de son récit attentivement, réagissant physiquement de manière à ce qu’elle lui explique en quoi consiste une réunion en aéronautique. Elle hésite à saisir l’occasion pour faire une blague, mais elle doute que de l’humour, surtout de ce genre et face à cette personne, soit la meilleure idée dans cette situation. Elle se contente de se taire, d’acquiescer presque gravement, comprenant la suite.

Le chaos, qu’elle n’a pas vraiment vécu de son côté, est arrivé, et, probablement comme beaucoup ici, elle a beaucoup perdu. Elle tâche de retenir ce nom de Danny, cherche d’un coup d’oeil rapide et discret si elle porte encore une bague de fiançaille, symbole de deuil, d’attachement, qui peut éventuellement en dire beaucoup sur la personne qui lui fait face.

Elle profite des explications pour relancer la pilote, dans un sujet beaucoup plus actuel :

« Vous avez du coup pour ambition de mettre sur pied une flotte ? Est-ce que vous savez piloter des hélicoptères ? » pour en apprendre plus sur ses plans, et les potentielles autres personnes importantes du camp. Être pilote, c’est un véritable atout par les temps qui courent. Ce genre d’aéronef, rien que pour le fait qu’il puisse attirer facilement et détourner des hordes est un atout ridiculement puissant.

Elle continue de boire tranquillement sa boisson en attendant sa réponse.

Russophone. Outre son CV conséquent, je commences à me demander si elle n’a pas arrangée la vérité ma nouvelle amie. Dans quelles circonstances pouvait-elle avoir apprise le russe ? Ce n’est pas un pays en voie de développement, ils ne sont guère prompts à envoyer de l’aide sanitaire… Mais je vais taire ma question, si cela se trouve, elle ne connait que quelques mots, vérifions cela. Je lui dis, en russe donc : « Vous savez comment mon escadrille faisait refroidir la vodka ? Nous la mettions dans un compartiment non pressurisé et non chauffé dans l’avion et nous allions faire un tour vers 5000 mètres. » A cette altitude, il fait entre -10 et -20 degrés, au bas mot. Autant dire que la vodka était bien fraiche quand nous décidions de trinquer pour honorer notre vol. Mes rares cuites se sont souvent accompagnées de chants en russe, de plan de vol et aussi de paris stupides. Jamais personne ne saura que j’ai fait le poirier, nue, sur l’aile d’un de mes avions. Jamais personne ne doit le savoir.

Elle me demande si je veux disposer d’une flotte, la réponse me semble assez évidente quand je regarde les efforts consentis depuis le moins de septembre. Cette piste qui est terminée, dont nous commençons seulement les renforcements, ces réserves que nous constituons. Je ne comptes plus les heures à faire des listes et à réfléchir à des plans. Je réponds simplement à Elizabeth, à ses deux questions : « J’ai cette ambition d’avoir une escadrille en effet. Quant aux hélicoptères… Je sais comment les manœuvrer en effet, je n’ai pas beaucoup d’expérience, moins de 300 heures. Je dois malheureusement avouer que je n’ai guère de plaisir à en piloter un, je les trouve peu vifs et peu intéressant. » Ce commentaire est valable surtout quand on les compare aux sensations brutales et instantanées d’un avion de course et de voltige. Je dois aussi avouer que piloter un simple Cesna à aile haute est d’un ennui mortel.

« Ne serait-ce pas une façon détournée de me demander de vous enseigner le pilotage ? » Car pour le moment nous avons seulement deux réels pilotes, Sucre et moi-même. Stanley a d’autres responsabilités, Misha et Maya, n’en parlons pas. Cette personne en face de moi m’inspire déjà un peu plus confiance, elle semble professionnelle, intéressée posée, elle n’a pas de famille pour se détourner de l’essentiel et elle semble intelligente. Si tel est bien le cas, je pourrais envisager de la prendre avec moi.

La réponse ne tarde pas, et, en russe qui plus un. Parfait, un peu de gymnastique intellectuelle ; puisque, dans un premier temps, elle ne comprend pas tout. Elle n’a pas de notions techniques en russe, mais, elle ne tarde pas trop à comprendre l’intégralité en faisant des associations logiques entre ce qu’elle comprend et ce qu’elle sait. Elle esquisse un sourire, acquiesce un peu amusée par cette anecdote, mais n’y répond pas puisque son interlocutrice s’apprête à développer sur ses ambitions.

Elle l’écoute toujours aussi attentivement, et, silencieusement. Guère de plaisir à piloter un hélicoptère ? Drôle de dame. Elle a côtoyé vraiment pas mal de pilotes ; à vrai dire, sur sa dernière mission, elle passait son temps à être héliportée, elle et son équipe. C’était des chouettes types. Et des braves types. Elle n’a jamais essayé de prendre le manche, mais, pour les avoir écouté bavasser à ce sujet, ce serait un monde différent vis-à-vis de l’aviation conventionnelle. Des contraintes différentes, une maniabilité qui n’a rien à voir ; elle se souvint de ce moment qu’elle avait presque oublié, où, alors que le temps jouaient contre eux, leur pilote s’était posé à moitié sur le flanc de la montagne, manoeuvrant habilement son appareil malgré un air moins dense et un vent capricieux.

Mais l’aviation reste un rêve, et, elle ne peut que l’admettre, voler lui manque un peu ; même en tant que passagère. La sensation des pieds dans le vide, les vibrations de la machine, le silence qu’induisait le casque audio et les paysages qui défilaient. Un souvenir devenu lointain et inaccessible ; ou, peut-être plus tant que ça.

Elle dévisage son interlocutrice, alors qu’elle emet une hypothèse ; et, si Elizabeth questionne toujours avec une arrière pensée, il ne s’agit ici pas de la bonne, et elle ne s’en cache pas :

« Non, non. Je suis simplement curieuse. Me l’apprendre serait probablement un gaspillage de fuel clairement pas nécessaire, par les temps qui courent » elle marque un temps d’arrêt plus poussé, consciente qu’elle en a peut-être précédemment trop dit, et qu’elle doit être prudente dans le choix de ses mots, ou du moins, pour l’instant.  « Non pas que ça ne m’intéresse pas » signale-t-elle, en marquant un petit sourire.

Son regard continue de parcourir l’assemblée, avant qu’elle ne signale en changeant brusquement de sujet, alors que les souvenirs et la situation la pousse dans un malaise qu’elle partage :

« Quelle sensation étrange, que de se retrouver ici à discuter paisiblement, à ressasser un passé qui me semble bien loin. Nous venons de loin, n’est-ce pas ? »

La remarque d’Elisabeth sur l’état de notre société, sur notre situation actuelle, me fait laisse un léger gout de marbre. C’est malheureusement vrai et cela me désolait que nous nous réjouissions d’un simple fait comme celui-ci : « Nous revenons de loin en effet. » Etre heureux d’être dans un bar c’était une misérable régression de notre part et de la part de notre monde. Assez acidement je donne mon point de vue sur la question : « Notre civilisation s’est écroulée comme un château de cartes et nous voilà réduits à une guerre de territoire dérisoire, nous battant dans les ruines d’un monde devenue trop grand pour nous. » Nous avions beaucoup et maintenant nous ne possédons plus rien.

Cette pensée me rend rageuse, la régression de l’espèce humaine me rend malade et voir des gens qui se réjouissent du peu qu’ils ont aussi. Il n’y a plus ou presque d’ambition, surtout chez les gens lambdas. Ils se contentent de ce qu’ils ont, c’est lamentable : « Je crains que je vais devoir vous abandonner malheureusement Elizabeth. » Ce n’est pas qu’il commence à être tard, mais simplement je commence à me lasser de cette conversation et il est important de garder un minimum de mystère.

Cependant, j’ai globalement apprécié de parler avec la jeune femme, je ne peux le nier, si bien que je lui fait par d’une proposition : « Vous êtes la bienvenue si un jour vous désirez passer à l’aérodrome. » Quelqu’un qui s’intéresse à l’aviation est suffisamment digne d’intérêt pour que je lui formule cette invitation. Peut-être que je pourrais obtenir d’elle une seconde apprentie adulte ? May est talentueuse, je n’en doute pas, mais j’ai besoin de nourrir toutes les options possibles avant d’arrêter un choix définitif sur la question.

Je me lève, récupérant mon manteau et me préparant à affronter la froideur de la soirée : « Ce fut une rencontre très agréable. » Je quitte finalement le bar, ma brochure sous le bras. Cette femme était interessante, je serai curieuse de lui parler plus en avant la prochaine fois que nous nous voyons.