Ma vue est brouillée, mes idées sont embrumées. Puis, c’est comme si quelqu’un venait d’allumer une lumière aveuglante. Des formes se révèlent alors devant mes yeux, des formes démoniaques, des formes effrayantes. Une douleur étreint mon bas-ventre, semblable à la lame affutée et crantée d’un poignard enfoncé encore et encore sans aucun ménagement. Instinctivement, je cherche à me rassurer moi-même, en posant mes mains sur la zone si douloureuse… Mais un bruit de chaîne me retient ! Je suis allongée, bras écartés, mains attachées à des poteaux d’aciers. Une musique assourdissante retentit alors, tandis que la vision de mon entourage baignant dans cette trop grande lumière, semble tourner de plus en plus vite. Les douleurs s’accentuent, et des voix se font entendre au cœur de la musique qui se déverse violemment… Et puis une seringue apparaît aux côtés d’un breuvage alcoolisé, sur une table de nuit… Je ne contrôle plus rien, pas même mes propres mains qui – maintenant libérées allez savoir comment – se saisissent de cette seringue préparée à mon intention. Un garrot se pose, heurtant mon bras, et la seringue se fiche dans cette veine qui fut ma favorite… Et puis une rasade d’alcool… Et de nouveau, une hallucination visuelle absolument monstrueuse…

Et enfin, la libération. Ouvrant les yeux, je prends une profonde inspiration bruyante, tel l’apnéiste retrouvant la surface après une plongée trop longue. Instinctivement, je m’étais propulsée, me retrouvant assise, mes yeux mains me servant d’appui, alors que ma respiration se dérobe. Mon cœur bat la chamade, mon front et mon dos suintent de la sueur de la terreur. Mon bras gauche me brûle, mais je n’y vois aucune trace d’aucune sorte. Un cauchemar… Un affreux cauchemar.

Impossible pour moi de me rendormir. Alors, doucement, je me redresse entièrement, et dans un quart de tour, me retrouve assise sur le côté du lit, les pieds bien au sol. Ma tête vient trouver l’écrin de mes mains, dont mes coudes, posés contre ma cuisse, assurent une sorte de stabilité. Un profond soupir m’échappe alors… Je suis rassurée.

Il doit sans doute être encore très tôt. Quelque part, j’en veux à mon subconscient, de me faire vivre de telles angoisses régulièrement, surtout lorsque je suis de repos. Les journées débutent tôt au dispensaire… Je pensais pouvoir profiter d’une matinée de repos. Ce sera sans doute pour demain.

C’était donc partie pour la routine. Me levant avant tout le monde, je file dans la cuisine pour avaler un petit-déjeuner équilibré, grâce au travail impressionnant de celles et ceux qui oeuvrent dans les cultures du fort. Des fruits, du lait, des céréales… Mon estomac rassasié, je peux ensuite me parer de mes plus beaux atours : des vêtements de sport. Rien de tel de bon matin que de faire un jogging quand le monde alentour dors encore. Ainsi seule, je peux réfléchir à ce qui me tourmente en cette période sensée être de fêtes.

Mes foulées rythment mes pensées. Ces cauchemars sont les tristes reliques d’un passé tortueux. Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même… Je n’aurais jamais dû faire tout ceci… Les sororités, les intégrations étudiantes… Les soirées frivoles… L’alcool… Ce jeune homme que je pensais être merveilleux et qui, après m’avoir mise enceinte, s’est enfui comme un lâche, m’obligeant à avorter seule, dans les toutes premières semaines… Et puis, toute cette décente aux enfers, faite d’alcools et de drogues… Sacrifier ma seule chance d’être mère, sur l’autel de ma carrière.

Combien de kilomètres ai-je parcourue ce matin ? En réalité, je n’ai pas compté. Mais il en aura fallu plusieurs pour pouvoir oublier cet affreux cauchemar. Qui laissera la place à un autre, plus tard.

Je rentre enfin, alors que l’atmosphère humide de cet état des Etats-Unis, commence à faire se tortiller tous les cheveux sur mon crâne. Rhaaaa, je déteste l’humidité ! Rentrons donc ! Et une fois fait, je prends une bonne douche !

Le restant de ce début de journée se passe. Après ma douche, bien chaude, je commence un livre dans le canapé, voyant la maisonnée s’animer. Cole qui s’éveille, et sort de sa chambre, peut-être pour la seule fois de sa journée.

Quand soudainement, la porte se mit à se secouer de plusieurs coups frappés avec entrain. Je me lève, étant la seule présente dans le salon, et me dirige vers l’entrée… Pour deviner le sourire angélique de Maya ! Heureuse, souriante – sans doute pour la première fois depuis ce matin – j’ouvre sans plus attendre. Un chocolat chaud ? Bien-sûr que ça me tente toujours ! J’adore ça !

- Bien-sûr ! C’est exactement ce dont j’avais besoin ! Tu arrives à point nommé !

Oh oui, c’est vraiment le parfait timing ! En plus, je n’avais plus que du lait à la maison ! Le cacao n’est pas une denrée facile à trouver, en ces temps troublés. Aussi, je m’empresse à refermer la porte, et à suivre l’invitée surprise jusqu’à la cuisine. Elle me montre son sac… Et je dois dire qu’elle n’avait pas tords ! Alors qu’elle rit en déballant son sac sur le plan de travail, mes yeux s’écarquillent et pétillent de mille-et-unes étincelles gourmandes.

- Holly crap on a cracker ! Tu viens de me refaire ma journée ! Mais comment tu as pu trouver du cacao de cette qualité ?

Sérieusement, il me faut son filon !

L’instant était réellement agréable. C’était comme être dans une espèce de bulle. Une bulle protectrice, douce, presque hors du temps. La jeune femme était débordante d’énergie ! Une vraie petite pile électrique ! Petite, car Maya fait une demi tête de moins que moi ! Et pourtant, je suis petite moi aussi ! C’est sans doute pour ça que j’ai développé cette attitude un peu hautaine. Vous savez, toujours le dos droit, la mine haute, les yeux acérés soulignés d’un trait noir… Pour me donner cet air supérieur, intouchable, impénétrable, afin de ne pas ressembler à une minette faible.

Je détail Maya du regard alors qu’elle sort tous ses trésors de son sac. Je n’ai jamais été attirée par les femmes, mais il y a quelque chose d’hypnotisant chez elle. Ses yeux, sans aucun doute. Et ses pommettes hautes. C’est une belle femme, à n’en point douter. Et je me souviens encore de cette impression qu’elle m’a faite lorsque je l’ai rencontrée pour la première fois au cabinet médical. Elle n’était pas qu’une jolie enveloppe, elle possédait également un esprit fort et un courage impressionnant.

Elle détailla alors le pourquoi du comment de ce trésor ici présent. Du lait déshydraté pour bébé ? Ingénieux ! Mes méninges fonctionnent tellement, et l’astuce me semble à la fois si simple et pourtant si poussée, que je ne peux empêcher une moue admirative. Yeux écarquillés, bouche en rond, joues creusées… Avant de fondre dans un large sourire dévoilant toute ma dentition.

- Du miel ! Juste ici, cheffe !

Toute heureuse d’être enfin dans une maison tout confort en compagnie d’une amie, je sautille légèrement à chaque pas, me rendant alors dans un coin de la cuisine, pour dénicher ce pot de miel à l’odeur enivrante. Et c’est la mine fière, comme un paon, que je le pose devant Maya, qui me montre… Un tourne-disque ?!

- Holy shit ! Mais… Mais… Tu es marraine la bonne fée ?!

Préparant les doses de chocolat, j’écoute d’une oreille attentive les propos de Maya. Des choses m’avaient échappées la concernant. Je ne comprends pas ce qu’elle entend par « Mole » ? Qu’est-ce que c’était que ça ? Et là, elle m’explique. Son ancien campement ! Ainsi, son histoire est similaire à la mienne, avec quelques mois, ou quelques années en avance ! Elle avait un groupe, et elle était arrivée ici. Tout comme moi.

- Et quel pied ! Je ne suis ici que depuis trois mois, mais je ne me suis jamais senti aussi bien ! Avant, j’étais dans la communauté d’Okanogan, tu connais ? Celle que les Remnants ont sauvé en Septembre. J’y étais depuis deux ans… On avait un peu de confort, pas autant qu’ici, mais on avait un toit au-dessus de nos têtes. Et avant ça, j’étais dans un autre groupe qui vivait sur un aéroport, dans des avions de lignes. Et avant ça… Enfin bref, tout ça pour dire que oui, ici, on a du confort ! Et c’est vraiment génial !

Non, Evelyn, non ! Cette journée est sensée être agréable ! Ne l’emmerde pas avec ton passé, elle aussi elle a dû vivre des trucs pas vraiment cool, et pourtant, elle ne te les met pas en pleine figure ! Au contraire, elle t’offre du chocolat chaud ! Et avec de la musique en plus… Mais c’est juste génial !

- Il en reste oui ! Répondis-je avant de réagir. Soudainement, je tourne ma tête vers elle, et lève un sourcil interrogateur, baissant l’autre sourcil dans une moue indiquant toute la réflexion qui est la mienne. Heum… Cole ? Est-ce qu’il-y-a quelque chose entre toi et lui ? Il est mignon comme tout, mais il a l’air… Enfin il est… Très casanier. Hmm ?

Se laisserait-on aller à quelques ragots ?

J’adore cette ambiance. C’est comme si là, en cet instant, grâce à Maya, nous faisions un voyage dans un monde loin de toute apocalypse… Comme si, entre les murs de cette demeure, le monde était redevenu comme avant. En paix, en sécurité… On pourrait presque deviner la musique à la fois si caractéristique et si unique, d’un camion à glace passant dans les rues. On entendrait presque le bruit des enfants fêtant un anniversaire dans les jardins d’une famille accueillante. On pourrait presque deviner le bruit des griffes d’un chien promené par son propriétaire, dans une balade douce et normale. En cet instant… Je suis en paix.

Le tourne-disque laissa d’abord entendre un crissement… Puis une musique. Une musique ancienne, certes, mais une musique tout de même. Ça me rappelle mes moments où, dans mon petit loft de New-York, payé par mes parents durant mes études, je mettais la musique à fond, et je m’éclatais sur du son que mes vieux voisins détestaient. Oui, j’étais une gamine gâtée par des parents toujours absents… Et j’étais un peu – beaucoup – une peste. J’adorais faire chier mes voisins à cette époque, avec cette musique rock et électro… Ils avaient quoi, soixante-dix ans ? Ils étaient riches comme crésus… Et ils détestaient que je profite de l’argent de mes parents. Alors, je me déhanche, et je bouge ma tête un peu dans tous les sens.

- Wow ! Eric doit être vraiment doué. Merci à lui ! Répondis-je, avant d’écouter la prochaine question, à laquelle je réponds, sans arrêter ma bonne humeur dansante. Oui, le groupe avait au moins deux ou trois années, quelque-chose comme ça. Celle qui dirigeait le groupe avait un caractère vraiment… Vraiment bien trempé. Elle et moi, on ne s’est pas entendu, du tout. Mais comme j’étais médecin, elle m’a gardé quand même. Parfois… Parfois je peux avoir un caractère vraiment difficile à encaisser… Et j’ai fait pas mal d’erreurs à cause de ça.

Elle me dit ensuite que si son groupe m’avait trouvé, il m’aurait gardé. Je n’en doute pas une seule seconde, et d’ailleurs, cette pensée me fait très plaisir, et m’arrache un sourire.

Et ensuite, vient le temps de la magie. Alors que Maya fait ce qu’elle sait apparemment faire le mieux, je la regarde avec l’émerveillement d’un enfant. Voir ainsi cette poudre prendre la forme d’un chocolat chaud sucré au miel, était vraiment satisfaisant. Elle sert deux tasses, et laisse une troisième portion pour Cole, quand il daignera sortir de son antre.

Prenant ma tasse, je rejoins Maya dans la partie dédiée au salon, et me pose sur le sofa. Encore un instant digne d’une vie normale… Un chocolat chaud, un sofa confortable, une agréable compagnie, et un toit chauffé au-dessus de nos têtes, pour nous protéger du froid hivernal et de la météo de ces lieux. Et la réponse de Maya à ma question un peu… Personnelle, m’arrache un grand sourire. J’ai visiblement touché un point sensible, même si Maya tente de faire bonne figure.

- D’accord, d’accord. Répondis-je, en lui offrant un clin d’œil entendu, telle la chipie que je peux être. Et puis, tu n’aurais pas mauvais goût, il est carrément mignon.

Je cache mon sourire un peu calculatrice, derrière la tasse de chocolat chaud, avant de faire comme Maya… Goûter, et laisser échapper un petit bruit de contemplation et d’appréciation. Ce breuvage est… Parfait ! Sa dernière réponse, soudainement, me tire de ma contemplation, et me fait me poser plein de questions… La médecin que je suis prend alors le dessus sur notre amitié naissante.

- Oh ? Tu vas bien ? Qu’est-ce qu’il se passe, en ce moment ? Et puis, je ne sais pas si c’est pour éviter de répondre, ou par curiosité, mais elle me demande si je partage ma vie avec un homme, ou non. Eh bien non… Malheureusement. Je ne rajeuni pas, et pourtant, je n’ai ni homme, ni enfant. J’ai essayé d’en trouver un, il y a peu, mais il était déjà pris malheureusement. Et toi, tu as quelqu’un ?

Potins et ragots… Une vrai discussion d’amies !