Au fur et à mesure que les mots sortent de la bouche de Maya, je me rends compte d’à quel point j’avais eu raison lorsque je l’ai rencontrée, la première fois, au dispensaire. Je la voyais comme une femme forte, indépendante, fière, mais aussi sensible. Et de ce que j’entends, et de ce que je vois, je ne me suis pas trompé, pas une seule fois. « J’aurais dû faire psychiatre ! » me dis-je à moi-même, riant intérieurement.

- Oh ! M’exclamais-je, bouche en « o », yeux écarquillés et sourcils relevés, jouant des mimiques comme si je cherchais à la séduire, ou à la manipuler, bien que cela ne marche qu’avec les hommes. Alors, ta famille et toi, vous dirigiez un groupe ! Les Moles, c’est ça ? Ma bouche se transforme en un grand sourire, tandis que le reste de mon visage prend des tournures interrogatives fortement intéressées. Eh bien ! Je suis certaine que tu es très douée e médiation. Peut-être que tu pourrais m’apprendre ? J’ai toujours été douée pour… Disons… Jouer de mes charmes afin que les choses aillent dans mon sens, mais pour ce qui est du caractère… ça a toujours été mon point faible. Par exemple, je ne suis là que depuis deux ou trois mois, et pourtant, je sens déjà qu’entre Maeve et moi, c’est déjà tendu. Et pourtant, elle est la cheffe du dispensaire ! Mais je crois qu’on ne peut pas se piffrer.

Wow, voilà que je me confie à elle ! Alors ça, je ne l’avais pas vraiment vu venir ! D’ordinaire, je garde tout pour moi, tâte le terrain, calcule, manipule même un peu, mais je reste en position de force. Mais là, je viens de faire part d’une chose qui trotte dans ma tête depuis longtemps… Elle est réellement douée oui, et pas qu’en médiation ! En relation de confiance également.

Assise dans ce canapé confortable, le chocolat chaud en main, je profite de l’instant. Les volutes s’échappant de ce breuvage, me rappellent mon enfance, les moments de jeunesse, durant mes études par exemple. J’adorais me poser devant la télé, un chocolat chaud en main. Bon, nous n’avons pas de télévision, mais la compagnie – et les discussions – sont tout à fait agréables et intéressantes. Et puis, entre fille, cela revêt une toute autre saveur encore ! D’ailleurs, selon elle, il ne manque plus que des marshmallows !

- Eurk ! Tu aimes ça les marshmallows ? J’ai toujours trouvé ça… Dégueulasse ! Premier gros mot ! Que la journée entre fille commence !

Et puis, elle reprend sur la suite de notre discussion, à propos des hommes. L’espace d’un instant, je souris devant ce que nous faisons : qu’importe le temps, qu’importe l’époque, qu’importe l’apocalypse, les filles parleront toujours des hommes, et les hommes parleront toujours des filles. Certaines choses ne changent pas !

- Han, je vois. Désolé Maya, je ne voulais pas te faire penser à quoi que ce soit de désagréable… Tu sais, si tu as besoin de parler, je ne suis pas qu’un médecin. Je suis aussi une femme, je peux t’écouter. Promis, juré, craché ! Dis-je, en levant la main droite, prête à prêter serment, un large sourire illuminant mon visage. J’ai 35 ans… Répondis-je ensuite, le visage soudainement un peu plus fermé que tout à l’heure, le sujet étant… Douloureux. Je suis tombée enceinte durant mes études… J’ai eu une période pas très… Orthodoxe, ni très intelligente. Et je suis tombée enceinte d’un jeune homme dont j’étais très amoureuse, mais qui n’a pas assumé… Et moi, je devais faire un choix. J’ai privilégié ma carrière, et j’ai avorté dans les toutes premières semaines. Mais ça n’a pas eu l’effet escompté…

Mes pensées se brouillent, autant que ne l’est cette période, dans mon esprit. Un tel sacrifice, sur l’autel de ma carrière… Alors que les mois suivants manquèrent de me coûter ladite carrière… Tant de choses gâchées.

Ah, je reconnais bien là le discours, la patte, la psyché, le mode de pensées des individus nés pour être des meneurs, des négociateurs. Ces gens là sont souvent très réfléchis, très posés, capables de tempérer toutes les tempêtes et de calmer tous les feux, toutes les colères. Généralement, ces individus portent un regard bien à part sur le monde, et montrent une attitude à la fois bienveillante et décalée. Je ressens ça, chez Maya. J’ai l’impression qu’elle est à la fois aussi douce qu’elle est bienveillante, aussi réfléchie qu’elle a du caractère… Aussi entière, qu’elle est une belle personne.

- Maeve a un caractère fort, et une attitude difficile à cerner… Et moi, eh bien… J’ai du mal avec l’autorité, et en même temps, je suis un peu carriériste sur les bords… J’aime les responsabilités, être respectée, avoir une certaine forme de reconnaissance, tu vois ? Mais ici, tout transit par Maeve, et tout dépend de June. Alors forcément, quand deux personnes telles que nous, entrons en collision… ça créer des étincelles. Enfin, je suis désolée, ne parlons pas de ça.

Le temps était à la fête, au partage, à l’entraide, point à la complainte. Et je n’ai pas envie qu’elle se sente en mauvaise compagnie. A vrai dire… Elle m’apaise. En cet instant, je ne suis plus le médecin et elle n’est plus la patiente. C’est… C’est mon amie. Et je dois dire qu’avoir une amie, dans ce groupe, c’est comme posséder une bouteille d’oxygène au beau milieu d’un océan abyssale. Je veux dire, Fort Ward est génial, les responsables font un travail formidable, les gens sont intéressants, pour ne pas dire géniaux… Mais j’ai du mal à en faire mon chez moi. Sans doute à cause de tous ces groupes rencontrés durant ces cinq années à fuir, groupe après groupe.

Toutefois, la suite de la discussion invite au partage, et à des évènements difficiles. Trahisons, moments difficiles… Il faut croire que la vie dans ce monde apocalyptique apporte des lots de souffrances, qui se juxtaposent aux souffrances déjà vécues par le passé. Les trahisons, les coucheries… Les tentatives de meurtres aussi – surtout ici aux Etats-Unis – mais peut-être moins qu’aujourd’hui. Il me semble avoir entendu une rumeur attestant de la mort d’un homme, un traître, ayant tenté une chose impensable, mais venant tout juste d’arriver, je n’avais pas vraiment pris le temps d’y penser…

- J’ai entendu parler d’une tentative de meurtre ici, quand je suis arrivée. C’est… C’est lié à tout ça ?

Et… Et viennent les souvenirs. J’ai été très idiote de commencer à parler de tout ça, de mon passé. L’avortement, les conséquences, mes erreurs… Rhaaaa ! Même après toutes ces années, même dans un monde apocalyptique, ces souvenirs ne m’abandonneront jamais… Et la honte, les regrets, les remords ne me quitteront jamais non plus…

- Heum… Je… Je veux bien t’expliquer mais… Tu me promet de ne pas me juger ?

Visage baissé, doigts triturant la tasse de chocolat chaud, jambe tressautant de stress, yeux clignant de plus en plus vite… Le stress me gagne, l’anxiété me submerge… S’il te plait, Maya, ne me juge pas trop sévèrement…

Les propos de Maya me firent comprendre que, effectivement, la jeune femme aux cheveux bruns et aux yeux doux, était une excellente négociatrice, et médiatrice. Non pas que les quelques mots tenus par mon vis-à-vis soient exceptionnels, ni des mots que je n’ai pas déjà entendu dans ma vie – mon défaut étant depuis longtemps ancré en moi – mais elle avait réussie à y apporter une toute nouvelle touche. Quelle était-elle ? Sans doute l’amitié naissante, ou cette bulle « cosy » dans laquelle nous nous trouvons. Mais alors qu’elle parlait de cela, de conflit, de contre-productivité, mon regard se mit à descendre, fixant un point quelconque dans les environs de Maya, alors que je me surprenais à acquiescer sans réellement contrôler ce mouvement. Une écoute passive, donc, mais une écoute tout de même. Lorsqu’elle eut terminé, toutefois, et sans la regarder – il faut croire que fixer ce point inintéressant semblait incroyablement satisfaisant – je lui répond :

- Oui, tu as raison… Tu as raison… Dis-je donc, mon regard toujours perdu vers le sol, les yeux qui ne clignent plus depuis plusieurs secondes déjà, et ma tête faisant toujours des mouvements de bas en haut, comme si j’étais plongée dans une intense réflexion… Alors qu’il s’agit seulement de mon cerveau qui semble… Être en pause. Je reviens à moi soudainement, clignant rapidement des yeux, secouant très légèrement la tête, avant de plonger mon regard dans les yeux de Maya. Tu as raison. Lui dis-je finalement, avec un léger sourire.

Son petit rire, à la fois charmeur, à la fois jovial, me donne envie de la suivre. Je souris, et ris même un petit peu, alors que nous ressemblons à deux adolescentes amies pour la vie, parlant de tout et de rien en sortant d’une journée ennuyante au lycée. Cette époque n’était pas toujours drôle pour moi, mais j’appréciais quand même le fait d’être populaire, d’être appréciée, d’avoir mes groupes de copines… Cette journée avec Maya me rappelle un peu cette période, et ça me fait du bien.

Enfin, ça, c’était jusqu’à la question que je n’aurais sans doute pas dû poser. Car Maya perd son rire mille fois plus rapidement qu’elle ne l’avait trouvé tout à l’heure. Son attitude se fait plus ombrageuse, son regard à la fois plus sombre et plus évasif… Le court silence, pourtant si gênant, me fait me dire que je venais de faire une erreur… J’allais essayer de la réparer, quand Maya prit la parole. Et enfin, je pu comprendre le pourquoi de ce changement d’attitude. Clyde, donc, était celui qui avait essayé de tuer June… Et elle avait eu une relation avec lui. Pauvre, pauvre Maya. Quelle horreur…

- Mon dieu… Je… Je suis désolée Maya, je ne voulais pas te replonger dans de mauvais souvenirs… Mais, tu sais, ce n’est pas ta faute. Jusqu’à preuve du contraire, on n’a jamais réussi à créer une puce, un composant électronique qu’on puisse implanter dans un cerveau, afin de lire les pensées. Et… Il n’y a que dans les films que certains super-héros arrivaient à lire l’esprit des gens, alors… Tu n’as pas à t’infliger ce fardeau. Lui dis-je, avant de lui offrir mon sourire le plus beau, et le plus sincère, quand enfin elle lève les yeux vers moi. Et, maintenant, c’est à moi de parler. Je me réinstalle, visiblement très gênée. Posant ma tasse, je réajuste mon pull, mon jean, triture un peu mes doigts, et reprend finalement mon chocolat chaud, histoire d’avoir quelque chose dans les mains. Bon… D’accord… Je me lance… Rajoutais-je, soufflant longuement, expirant profondément, ne pouvant contrôler un soubresaut de ma lèvre inférieure. J’ai… J’ai toujours été populaire au collègue, au lycée, à l’université. J’avais toujours tout un tas de copines, tout un tas de copains… Je faisais la fête, mais j’excellais dans les études, alors je pouvais me le permettre… Ma gorge se noue soudainement, m’obligeant à un raclement un peu bruyant. Mais j’ai toujours été seule chez moi. Mon père est mort quand j’étais jeune, et ma mère travaillait énormément… Et j’avais deux frères, un grand, et un plus petit. Ils étaient gentils, mais… J’ai dû apprendre à être une femme, toute seule. Enfin bref… Encore un raclement de gorge. Donc, tout ça pour dire que j’ai fais beaucoup d’erreurs… Et que je me suis retrouvée enceinte, à force de soirées, durant mes études de médecine… Et… Mon petit-copain m’a quitté, je me suis retrouvée seule. J’ai privilégiée ma carrière, et j’ai rapidement avortée… Mais je n’ai pas supporté. J’ai… Je suis tombé dans un sacré cercle vicieux… Pour oublier, je faisais de plus en plus de soirées… Je buvais beaucoup et même en-dehors des soirées étudiantes… Et puis j’ai commencé à me droguer… Jusqu’au jour où… Un puissant choc électrique m’oblige à m’arrêter. Partant de mon nez, redescendant dans ma gorge, ma poitrine, mes entrailles, je sens très bien mes lèvres qui commencent à trembler, et mes yeux qui s’humidifient légèrement. Jusqu’au jour où j’ai fais un coma éthylique. J’ai été hospitalisée en réanimation… Et forcément, les médecins étaient mes professeurs alors… Alors ils m’ont obligé à suivre une cure de désintoxication, et un suivi psychologique, sans quoi, j’étais radiée de l’école… J’ai dû redoubler une année, et je me suis donnée corps et âme à mon travail et… Voilà. Je suis toute seule depuis.

Ne pas pleurer, surtout… Ne pas pleurer.

N’était-elle pas adorable ? N’était-elle tout simplement bienveillante ? Gentille ? Compatissante ?

Plutôt que de me juger, elle ne décortique de mon monologue que les points négatifs directs et indirects. La force qui fut la mienne, pour sortir la tête de l’eau et marcher, un pas après l’autre, hors de cette immense marre collante qu’était celle de l’addiction. La force, et l’abnégation qui furent miens, pour poursuivre des études parmi les plus difficiles de se monde, avec une obligation de soins, et toutes les autres obligations et pressions qui vinrent s’apposer sur mes épaules. Ma détermination, à m’en sortir et ne point abandonner, contrairement à tant de gens qui lâchent prise et qui s’en remettent à une force supérieure – réelle ou non – et justifient tous leurs malheurs par une volonté divine qu’ils ne contrôlent point. Et la survie qui est la mienne, depuis cinq ans, dans ce monde apocalyptique qui, pourtant, heurte toutes mes convictions scientifiques !

Ses propos me font légèrement sourire… Et Lorsqu’elle fait l’inventaire de choses dont je peux être fière – ou dont je dois être fière allez savoir – c’est un vrai sourire, franc, et sincère, qui illumine mon visage. Mais je réagie un peu comme une gamine, dans le sens où je baisse les yeux en souriant, comme une enfant gênée.

- Tu sais, j’étais à New York à la base, et je voulais retourner là-bas en tant que médecin… Mais malgré mes résultats, ce truc m’a suivi durant toutes mes études, et on m’a obligé à aller exercer dans des hôpitaux plus petits… Je me suis retrouvée à Spokane quelques mois avant que tout le monde perde la tête… Que je lui avoue, à demi-mots, encore gênée d’avoir , entendue cet espèce de résumé hyper positif et mélioratif de la part d’une personne aussi forte et impressionnante, que l’est Maya. Et, après, quand j’ai fuis, je suis tombée dans un groupe de suprémacistes qui voulaient suivre des préceptes moyenâgeux… Ces fous ont essayé de me marier de force à un type, qui avait déjà une première femme ! T’y crois toi !

Dois-je lui dire qu’un soir, alors que l’homme tentait pour la énième fois de me mettre le grapin dessus, et où, frustré, et perdant patience, il décida simplement de me prendre, de me violer, j’étais parvenue à l’assassiner en état de légitime défense ? Ou dois-je garder ça pour moi ?

- Et un soir, le type auquel ils voulaient me marier de force… En a une marre d’attendre. Et il a essayé de me violer… Je l’ai tué, en me défendant. Je l’ai égorgé, je ne sais plus avec quelle arme, avant de fuir, à nouveau.

Here we go again… dans le dramatique et les pensées ombrageuses… Mais que dire de plus ? J’ai tué un homme, moi, la médecin qui avait prêté serment, qui avait récité le serment d’Hippocrate. Mais c’était ça maintenant, le monde. Mais la jeune femme parvient encore à me faire sourire, alors qu’elle parle tour à tour de son chocolat chaud, et d’un potentiel homme dans ma vie.

- Oui, tu as raison ! Ce chocolat est délicieux, comme cet instant avec toi ! Et puis… On peut se permettre de rêver, un petit peu ! Non ?